Pierre Rétat
1L’idée classique d’un choix d’œuvres qui fussent dignes et de l’auteur et de son public dominait la pratique des « Œuvres » ou « Œuvres mêlées » ou « diverses » au sens ancien du mot. Avec les « Œuvres complètes », qui apparaissent et se multiplient dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’idée nouvelle s’impose que tout doit être réuni de ce qui permet de comprendre l’auteur, la formation de son génie, mais aussi l’homme et l’intégralité de sa personnalité et de son histoire : commencent alors la quête et le recueil de tous les documents, des moindres écrits qui subsistent. Telle est l’idéologie littéraire qui commande la constitution et l’enrichissement de la catégorie « œuvres diverses » au sens moderne.
2Depuis 1816 la plupart des Œuvres complètes de Montesquieu comprennent donc une section intitulée « Œuvres diverses ». Cette catégorie éditoriale paraît s’imposer tout naturellement, elle permet de faire leur place, à côté des œuvres majeures, à toutes celles dont les dimensions modestes, voire minimes, rendent nécessaire le regroupement dans un ensemble dont la variété ou même la disparate est la loi.
3Les « œuvres diverses » servant à recueillir tout ce qui n’est pas les « grandes œuvres » c’est-à-dire, dans le cas de Montesquieu, au premier chef L’Esprit des lois, les Lettres persanes et les Romains, leur contenu dépend de divers hasards ou choix, et d’abord de la découverte et de la publication de manuscrits ou de textes oubliés, qui les enrichissent mais peuvent aussi en soustraire des œuvres qui en se gonflant accèdent à l’autonomie.
4L’enrichissement s’est surtout produit à deux moments décisifs : en 1796-1797 l’édition Plassan des Œuvres révèle les discours et mémoires prononcés à l’académie de Bordeaux, donc tout un pan de l’activité de Montesquieu jusque-là ignoré du public ; à partir de 1891 commence la publication par les Bibliophiles de Guyenne des manuscrits conservés à La Brède, qui renouvelle la connaissance de l’œuvre de Montesquieu par un afflux de textes très divers, d’une petite œuvre de jeunesse comme le Discours sur Cicéron à l’Histoire véritable. Mais du même coup les « Pensées diverses », c’est-à-dire quelques-unes des Pensées que nous connaissons, et qui faisaient partie des « œuvres diverses », les quittent par la révélation du manuscrit intégral, et la correspondance, qui en faisait également partie, n’a plus lieu d’y rester après l’édition Gébelin de 1914. La dissociation d’œuvres antérieurement réunies est la cause d’autres modifications dans le contenu des « œuvres diverses » : Le Temple de Gnide, qui accompagnait les Lettres persanes, s’en sépare pour rejoindre rapidement cette section, mais le Dialogue de Sylla et d’Eucrate reste longtemps inséparable des Romains. De toute façon, une marge d’indécision, donc de liberté, détermine le contenu de la collection, quelles que soient les justifications dont l’éditeur se prévaut.
5Plus près de nous, les recherches des éditeurs de l’édition Masson, des acquisitions et la dation des manuscrits de La Brède à la bibliothèque de Bordeaux ont permis d’adjoindre encore à l’ensemble déjà constitué des pièces nouvelles. Par nature les « œuvres diverses » ne sont jamais closes, même s’il vient un moment où les pièces connues à retrouver sont très peu nombreuses et les découvertes improbables.
6Dans l’édition des Œuvres complètes actuellement en cours à Lyon et Paris (après Oxford), les Œuvres et écrits divers de Montesquieu occupent deux volumes, les tomes VIII et IX, parus en 2003 et 2006 à la Voltaire Foundation : en tout soixante et un textes, depuis le résumé d’histoire romaine pris en note par le jeune écolier des Oratoriens en 1700 (Historia romana) jusqu’au Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution qu’il écrivit quelques mois avant sa mort.
7Plusieurs textes y paraissent pour la première fois : un recueil de devises latines pour le château de La Brède, de date incertaine, une épigramme recueillie très certainement à Florence en 1728 ou 1729, un compliment fait au roi à la tête de l’Académie française en 1739, enfin un chansonnier que Montesquieu avait fait compiler par son secrétaire pour le prince de Galles (une note liminaire de ce Recueil d’airs était connue, mais l’inventaire complet du contenu en est donné pour la première fois).
8Les œuvres d’attribution incertaine sont rejetées dans l’appendice du tome IX : le Voyage à Paphos (1728), des poésies, enfin un Essai touchant les lois naturelles et la distinction du juste et de l’injuste (après 1747), révélé par l’édition Masson, mais qu’il semble impossible d’attribuer à Montesquieu.
9Divers aspects de la vie personnelle, de l’activité et des préoccupations du propriétaire apparaissent dans plusieurs écrits : un Mémoire de ma vie (vers 1750), essai de généalogie familiale destiné à son petit-fils ; le Testament de 1750, conservé aux Archives nationales ; des Questions sur la culture de la vigne (vers 1725 ?), sorte de mémento du vigneron ; un État de ses affaires en 1725, faisant le point de ses avoirs et de ses dettes ; enfin un Mémoire contre l’arrêt du conseil du 27 février 1725 où Montesquieu revendique le droit de planter en vignes des landes qu’il a achetées (ces quatre dernières pièces ont paru pour la première fois dans l’édition Masson).
10Une dizaine de poésies ont pour intérêt principal de porter témoignage de divers épisodes de la vie mondaine de Montesquieu d’abord sous la Régence et dans les années suivantes, à Paris, Bélébat et Chantilly, puis à la cour de Stanislas à Lunéville lors d’un séjour en 1747, séjour dont il a laissé des Souvenirs, petit recueil d’anecdotes.
11Le Discours de réception à l’Académie française (1728) et l’Ébauche de l’éloge historique du maréchal de Berwick (vers 1753) peuvent également être rattachés à la carrière sociale de Montesquieu, et à la position éminente, proche de la plus haute noblesse, où le met son amitié avec Berwick et sa famille, même si l’intérêt de ces deux textes (le second surtout) dépasse évidemment ce cadre étroit.
12Le Discours sur l’équité qui doit régler les jugements et l’exécution des lois, prononcé à la rentrée du parlement de Bordeaux en novembre 1725, est la seule trace d’une activité parlementaire qui allait se clore un peu plus tard par la vente de sa charge.
13Le reste, et l’essentiel des Œuvres et écrits divers, se répartit en plusieurs grands massifs. Celui qui s’impose d’abord à l’attention comprend les discours académiques et tout ce qui touche à l’expérience académique de Montesquieu à Bordeaux, si importante dans la formation de sa philosophie et de sa méthode : de 1716, date de sa réception, à 1725 se succèdent les discours et mémoires sur des sujets de physique, d’histoire naturelle, de morale, soit une quinzaine de textes (voir l’article « Discours académiques »). Un Projet d’une histoire de la terre ancienne et moderne, lancé dans le public par voie de presse en 1719, manifeste également l’ambition scientifique qui anime Montesquieu à cette époque. Après ses voyages il donna encore à l’académie de Bordeaux des Réflexions sur les habitants de Rome (1732) et des Mémoires sur les mines (1731-1732 ; ils paraîtront à la suite des Voyages). En 1749 il prouve son attachement à cette institution en rédigeant une Requête au roi contre l’arrêt du 26 juillet 1749, destinée à défendre les intérêts de l’académie menacés par les projets urbanistiques de Tourny.
14On rattachera à l’activité scientifique de Montesquieu un texte qui en manifeste le sérieux et la profondeur, et où l’on trouve déjà, exprimées avec une grande force, quelques idées directrices de L’Esprit des lois : l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères (vers 1734-1738).
15Un autre ensemble relève de l’histoire, de l’analyse ou de la réflexion politique, y compris et de préférence sous des formes allégoriques, héroïques et imaginaires : Discours sur Cicéron (vers 1717 ? Un manuscrit retrouvé récemment, des Notes de lectures qui seront publiées dans le tome XVII, révèle en outre l’intérêt philosophique de ce texte) ; Lettres de Xénocrate à Phérès (1724), qui offre un portrait du duc d’Orléans ; Dialogue de Sylla et d’Eucrate (1724) ; Dialogue de Xantippe et de Xénocrate (vers 1727) ; Réflexions sur le caractère de quelques princes et sur quelques événements de leur vie (vers 1731-1733) ; Lysimaque (1751). On remarque en outre que le premier (nous ne tenons évidemment pas compte de l’histoire romaine de l’écolier) et le dernier texte en date se présentent comme des tentatives d’intervention de Montesquieu dans l’actualité : le Mémoire sur les dettes de l’État (1715) répond à une consultation générale lancée par le Régent pour résoudre la crise financière, et le Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution (1754) prend place dans la crise religieuse et politique provoquée par les refus de sacrements. On trouve enfin, dans une position centrale, jalon posé dans l’attente de la Monarchie universelle et de L’Esprit des lois, les Considérations sur les richesses de l’Espagne (1727).
16Il peut paraître artificiel de citer côte à côte Le Temple de Gnide (1725), l’Histoire véritable (vers 1734-1738) et Arsace et Isménie (vers 1748-1754). Entre une fiction poétique antiquisante à la gloire de Vénus, un recueil de portraits et de réflexions satiriques sous la forme de transmigrations volontiers comiques, et un roman de l’amour parfait et malheureux mêlé à une fable politique, quel rapport établir ? Du moins ces œuvres, surtout les deux dernières qui ne dépendent pas comme la première de circonstances personnelles et mondaines, mettent-elles en lumière chez Montesquieu un goût permanent de l’expression littéraire, du récit, de la fantaisie, du trait, du rêve, très souvent nourri de références antiques et allié à la plus grande liberté d’invention et de ton.
17Les Pensées attestent très tôt chez Montesquieu un intérêt pour ce que nous appelons l’esthétique. Nous en trouvons l’écho dans un texte sans titre sur la « manière gothique » (vers 1734), ébauche d’une théorie de l’évolution des arts, et surtout dans l’article « Goût » paru dans le tome VII de l’Encyclopédie (1757) et publié ensuite sous le titre d’Essai sur le goût.
18On peut tirer plusieurs conclusions de la collecte et de la réunion de ces « œuvres diverses ». Sur cinquante-cinq textes d’attribution sûre, huit seulement ont paru du vivant de Montesquieu, dont trois comptes rendus de mémoires académiques (seuls vestiges qui nous en restent) et une brève annonce dans des journaux savants. On comprend donc que les « œuvres diverses » sont un des lieux les plus importants du legs manuscrit posthume de Montesquieu, legs dispersé et dont la conservation a été soumise à de nombreux hasards et qui depuis deux siècles et demi a été progressivement ouvert au public : à côté des Pensées, bien sûr, et en communication avec elles, car on y trouve de nombreux « rejets », notes connexes et préparatoires de nos textes.
19L’ordre chronologiques des textes a le grand avantage de souligner l’extrême variété et surtout la coïncidence dans le temps d’intérêts et de travaux scientifiques, philosophiques, historiques, politiques, littéraires qui interfèrent entre eux (et avec les œuvres majeures), nous invitant à trouver, non une unité ou la ligne trop simple d’un trajet orienté (comme on a voulu le faire trop souvent), mais le foyer obscur d’une réflexion, d’une invention, d’un imaginaire polymorphes.
20Si les éditeurs de Montesquieu ont souvent succombé à l’obsession finaliste, toute idée d’une certaine unité organique ne doit donc pas être écartée. Il n’est pas exclu que les « œuvres diverses » l’inspirent, mais il semble qu’elles sont aussi par excellence le lieu où l’oublier et l’éviter, où retourner à une possible incertitude et à une irréductible multiplicité. Dans leur étalement, leur contiguïté aléatoire et leur discontinuité, elles sont le principe d’une dissolution au moins marginale de l’« œuvre » et de l’« auteur ». De cette épreuve Montesquieu ne peut sortir qu’enrichi.
Bibliographie
Édition critique
Œuvres et écrits divers, OC, t. VIII-IX (2003, 2006), dir. Pierre Rétat.
Études
La Notion d’œuvres complètes, Jean Sgard et C. Volpilhac-Auger dir., Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 370, 1999.
Jean Sgard, « Des collections aux œuvres complètes, 1756-1798 », La Notion d’œuvres complètes, 1999, p. 1-12.
Jean Ehrard, « Les ‘Œuvres complètes’ de Montesquieu », La Notion d’œuvres complètes, 1999, p. 49-55.
—, OC, t. I, p. ix-xxvi (repris dans Montesquieu. Bibliothèque & éditions [http://montesquieu.huma-num.fr/editions/editions-oeuvres-completes-18e-21e]).
Catherine Volpilhac-Auger, « Montesquieu, l’œuvre à venir », Revue Montesquieu 4 (2000), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article326.
Catherine Volpilhac-Auger, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), ENS Éditions, « Métamorphoses du livre », 2011, avec la collab. de Gabriel Sabbagh et Françoise Weil.