Pierre Rétat
1Tout le dialogue tourne autour des motifs qui ont déterminé Sylla à usurper le pouvoir suprême, en répandant le sang de ses concitoyens par les proscriptions et les crimes, et à quitter ce même pouvoir au mépris du danger que cette décision audacieuse lui faisait courir.
2Sylla s’explique donc. Or, ce qui se révèle dans tous ses actes, c’est l’« amour pour la gloire », une « grande âme » qui, après avoir épuisé les « grandes choses », ne peut s’accommoder de la marche ordinaire du gouvernement, et aspire encore à se surpasser en abandonnant tout ; c’est aussi le « mépris » pour les hommes, dont Sylla fait le « principe » de sa conduite, l’orgueil infini de soi et de son nom : « J’ai un nom ; et il me suffit pour ma sûreté […] J’ai étonné les hommes ; et c’est beaucoup […] j’ai tout tiré de ce principe […] il a été l’âme de toutes mes actions. »
3La « grandeur » « étonne » par sa sauvagerie même. Certes Sylla se justifie : il a voulu rendre les Romains libres en dépit d’eux-mêmes, il a « rétabli le gouvernement de nos pères ». Mais on sent en lui une violence qui est toute en elle-même, en-deçà ou au-delà de toute justification. Eucrate est là pour dire le péril de la gloire, le prix effrayant dont l’humanité la paye, et pour annoncer les suites funestes de l’exemple ainsi donné. À la fin Sylla, après un moment de silence, cède à l’émotion, et prévoit l’arrivée de César.
4« Quelques scènes de Corneille me donnèrent l’idée de ce dialogue (de Sylla). J’étais jeune, et il fallait être bien jeune pour être excité à écrire par la lecture du grand Corneille ». Cet aveu des Pensées (no 1948) désigne à la fois une inspiration, que le texte rend évidente, et un moment, celui d’une « jeunesse » entendue dans un sens large, puisque des amis de Montesquieu font allusion à l’œuvre en 1724 et 1726 ; un témoignage fait supposer qu’elle a été lue au club de l’Entresol en 1727 ou au début de 1728 ; elle ne sera publiée qu’en 1745 dans le Mercure de France.
5On peut donc y voir une sorte de libre rêverie autour d’un personnage que la tradition historique avait représenté sous des traits uniformément noirs. En 1734, les Romains, sans insister, ne contredisent pas vraiment le Dialogue : « Sylla homme emporté mène violemment les Romains à la liberté » (chap. xiii).
6Devenue presque inséparable des Romains depuis l’édition de 1748, l’œuvre est considérée et proposée au XIXe siècle comme un modèle d’éloquence : elle pouvait en effet passer à bon droit, par sa tension extrême et sa scansion dramatique, pour une expression stylistique parfaite de la force « romaine ». Michelet, dans ses Notes d’histoire religieuse (inédites), y voit un exemple de ce qu’il appelle « le style tyran », illustré selon lui par Thucydide, Tacite, Saint-Just et Napoléon dans les bulletins de l’armée d’Italie. Chez les commentateurs récents, le Sylla ainsi recréé, par sa violence au-delà du bien et du mal, suscite un trouble et une fascination conformes à des philosophies qui furent à la mode. Il manifeste en tout cas, de façon particulièrement évidente, ce qu’il y a de paradoxal, d’impulsif, d’extrême dans l’imagination de Montesquieu.
Bibliographie
Édition
OC, t. VIII, p. 307-322 (éd. Pierre Rétat).
Sur le Sylla de la tradition historique, Patrick Andrivet, « Rome enfin que je hais… » ? Une étude sur les différentes vues de Montesquieu concernant les anciens Romains, Orléans, Paradigme, « Modernités », 2012.
Pour un Sylla « démiurgique », Corrado Rosso, « Demiurgia e parabola delle élites nelle Considérations », Storia e ragione, Naples, Liguori, 1987, p. 181-206 (p. 198-199).
Sur l’écriture de l’ouvrage, Stéphane Pujol, « Montesquieu et la question du dialogue », Du goût à l’esthétique : Montesquieu, Jean Ehrard et C. Volpilhac-Auger dir., Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007, p. 147-174.