Défense de L’Esprit des lois

Pierre Rétat

1La Défense de L’Esprit des lois est une réponse aux accusations d’impiété élevées par les Nouvelles ecclésiastiques contre L’Esprit des lois : le long compte rendu qui y parut, dans les livraisons des 9 et 16 octobre 1749, était en lui-même une nouveauté, puisque la gazette janséniste, consacrée depuis son origine aux nouvelles de la résistance à la bulle Unigenitus, des persécutions subies, et aux controverses théologiques, s’occupait pour la première fois d’un ouvrage profane avec un tel intérêt. La condamnation, violente et sans nuances, portait sur les livres I (définition de la loi, lois naturelles), III (la « vertu »), XIV (le suicide en Angleterre, le monachisme), XVI (la polygamie « affaire de calcul », selon le titre originel du chapitre 4), XXII (l’usure), XXIII (le fondement du mariage), XXIV (Bayle déclaré un « grand homme », l’éloge des stoïciens), XXV (l’orgueil comme mobile d’attachement à la religion, la tolérance). Elle était prononcée avec intransigeance, au nom de la « Révélation » et des « livres saints ».

2Montesquieu ne tarda pas à répondre puisque la Défense, publiée tout au début de février 1750, dut être achevée avant la fin de décembre 1749. L’ouvrage présente à plusieurs égards un caractère paradoxal. Il est tout à fait exceptionnel, sinon unique, qu’un auteur reconnu comme Montesquieu réponde à un article de presse, surtout lorsqu’il vient d’une gazette clandestine et inspirée totalement par l’esprit de parti. Aussi Montesquieu ne la désigne-t-il jamais par son nom. En outre le titre « Défense de » appartient essentiellement à la littérature de controverse religieuse, et il est manifeste que dans la première partie Montesquieu a voulu imiter la forme de la dispute scolastique par objections et réponses. Celui qui refuse hautement la qualité de « théologien » se livre donc ironiquement à un exercice de forme théologique.

3Cette première partie contient une réponse générale où Montesquieu affirme son respect et son amour de la religion chrétienne ; il cite tous les textes de L’Esprit des lois qu’il juge propres à en témoigner. Dans la seconde partie il suit le critique dans l’ordre de ses reproches et justifie donc successivement ce qu’il a dit de la polygamie, du climat, de la tolérance, du célibat, du mariage et de l’usure. La troisième partie est en rupture avec les deux précédentes : Montesquieu s’élève au-dessus du débat et se livre à des « réflexions » générales sur la critique, ses mobiles et ses excès, et sur le sens méthodique et philosophique qu’il donne à L’Esprit des lois.

4Autant, dans les deux premières parties, il a dû lutter pied à pied contre son « critique » (il n’appelle jamais autrement le gazetier ecclésiastique), avec une prudence qui n’exclut pas les mouvements vifs de dérision, mais qui le contraint souvent à user de faux-fuyants, autant dans la troisième il se libère des minuties et des lourdeurs de la dispute pour élever le débat à son plus haut niveau.

5Montesquieu a écrit la Défense pour tenter de mettre un point final à la querelle théologique qu’on lui faisait, et prévenir les censures ecclésiastiques qu’il redoutait. La violence et l’extrémisme du gazetier janséniste lui offraient une cible facile : il peut rejeter ainsi sur la déraison de son critique la déraison de la théologie que son désir de rester attaché à sa religion lui interdit de dénoncer directement. La plus grande partie de la Défense porte la marque de cet embarras, jusqu’à ce que, dans la partie finale, la théologie soit elle-même congédiée et l’autonomie des « sciences humaines » proclamée.

6La Défense est suivie de deux « Éclaicissements sur L’Esprit des lois », très brefs, et soigneusement séparés du reste. Montesquieu y répond à l’objection de « quelques personnes » sur la notion de « vertu » et à celle des Mémoires de Trévoux sur un point de critique historique. Il manifeste ainsi clairement le parti qu’il a pris de réserver le débat théologique aux jansénistes. Les jésuites, qui pourtant dans les Mémoires de Trévoux avaient également critiqué L’Esprit des lois du point de vue de la religion, mais sur un ton conciliant (« Lettre au P[ère] B[erthier] J[ésuite] », avril 1749), acceptèrent le pacte implicite qui leur était offert, et ne répliquèrent que sur le même détail historique (15 février 1750).

7Les jansénistes essayèrent de relancer la dispute (Nouvelles ecclésiastiques, 24 avril et 1er mai 1750) ; Montesquieu ne répondit pas, mais laissa La Beaumelle le faire à sa place (Suite de la Défense de L’Esprit des lois, 1751).

Bibliographie

Texte

Édition originale, Paris, Huart et Moreau, 1750, in-12 (« À Genève, chez Barrillot et Fils ») [http://books.google.fr/books?id=QO89AAAAcAAJ] (Bibliothèque de l’université de Gand, BIB.ACC.032769)

OC, t. VII, 2010 (éd. Pierre Rétat ; l’œuvre est accompagnée des textes qui l’ont suscitée).

Critique

Charles J. Beyer, « Montesquieu et la censure religieuse de L’Esprit des lois », Revue des sciences humaines, 1953, p. 105-131.

Mark Waddicor, Montesquieu and the Philosophy of Natural Law, La Haye, Nijhoff, 1970.

Catherine Larrère, « La Défense de L’Esprit des lois et les ‘sciences humaines’ », Montesquieu œuvre ouverte (1748-1755), C. Larrère dir., Cahiers Montesquieu 9 (2005), p. 115-130.