Aristote

Céline Spector

1D’un point de vue philosophique, Montesquieu juge Aristote « très obscur » et presque inaccessible, comme la plupart des anciens (Pensées, nos 291, 211). La confusion des qualités positives et des qualités relatives l’a conduit à élaborer une mauvaise métaphysique, une mauvaise morale et une mauvaise physique (« Aristote s’est trompé avec son sec, son humide, son chaud, son froid », nos 799, 410). La scolastique n’est pas épargnée : « c’est gratuitement que nous avons pris le jargon d’Aristote, et je ne sache pas que nous y ayons jamais rien gagné » (no 21, et sur l’usure, no 2154 ; EL, XXI, 20). Il dispose à La Brède d’une traduction latine des œuvres d’Aristote (traduction de Denys Lambin, dans Opera, par Guillaume Du Val, Catalogue, no 1400 [‣] : c’est de celle-ci qu’il se sert dans L’Esprit des lois) ; il possède aussi deux éditions séparées en français de La Politique (trad. Oresme, Paris, 1489, Catalogue, no 2364 [‣] ; trad. Louis Le Roy dit Regius, Paris, 1576, no 2365 [‣]).

2En revanche, la politique aristotélicienne a exercé une influence profonde sur Montesquieu, même s’il en infléchit les principes, sans sacraliser un philosophe qui demeure soumis aux préjugés et aux passions : « Aristote voulait satisfaire, tantôt sa jalousie contre Platon, tantôt sa passion pour Alexandre » (EL, XXIX, 19). La Politique est d’abord une source d’informations précieuse sur les lois et les mœurs grecques : « Il faut réfléchir sur La Politique d’Aristote et sur les deux Républiques de Platon, si l’on veut avoir une juste idée des lois et des mœurs des Grecs » (Pensées, no 1378 ; voir en ce sens EL, IV, 8 ; VIII, 14 ; X, 6 ; XII, 2 ; XVIII, 3 ; XX, 2 ; XXI, 11 ; XXIII, 6 ; XXIII, 17 ; XXIV, 15 ; XXVI, 17 ; Pensées, nos 1501, 1547, 1801, 1837, 1919). Mais elle est surtout la source d’une réflexion sur la diversité des constitutions, c’est-à-dire des formes d’organisation et de distribution des pouvoirs qui influent sur l’ensemble de la vie sociale – lois et mœurs. Pour Montesquieu comme pour Aristote, l’art politique se pense en situation. L’analyse de la pluralité des gouvernements existants prévaut sur une démarche universaliste et abstraite, centrée sur la question de la légitimité de l’origine du pouvoir (le contrat) et des attributs de la souveraineté. Loin d’adopter la critique hobbesienne de la théorie aristotélicienne, Montesquieu reprend à son compte une démarche empirique et historique.

3Mais au champ d’investigation aristotélicien, L’Esprit des lois fait subir une double modification, relative à l’objet et à la méthode. Élargissement de l’objet d’abord, puisque le champ s’étend à la totalité du monde désormais connu – de l’Ancien et du Nouveau Monde, de l’Antiquité aux temps modernes. Nouveau traitement ensuite, puisque ce domaine singulier et contingent ne relève plus seulement de la prudence, mais d’une forme de science dont l’objet est la connaissance des causes physiques et morales des institutions, l’identification de lois conçues comme corrélations probables entre les phénomènes politiques, naturels ou sociaux. La « science nouvelle » mise en œuvre par Montesquieu s’interprète de la sorte comme une rationalisation de l’art de gouverner, au-delà de la simple prudence (Binoche).

La classification des gouvernements

4Comme dans La Politique, les différents régimes sont d’abord définis comparativement. L’Esprit des lois commence par analyser leur « nature », ce qui les « fait être », autrement dit leur agencement institutionnel, l’organisation et la répartition des pouvoirs et des magistratures – ce qu’Aristote, précisément, nommait leur constitution. L’enquête consacrée à la diversité des situations appelle une réflexion sur la pluralité des régimes convenables et une prise en compte de l’adéquation de la législation à la nature du peuple auquel elle s’applique : « le gouvernement le plus conforme à la nature est celui dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi », I, 3 ; voir aussi XIX, 21 ; voir Pol., III, 17, 1287b40). De prime abord, Montesquieu semble ainsi partager la conception aristotélicienne du législateur voué à saisir le processus de formation et de corruption des constitutions afin d’assurer leur conservation : la philosophie politique doit penser la meilleure constitution en situation et l’adaptation des lois à chaque régime (Pol., IV, 1). De même qu’Aristote envisage la conservation de la tyrannie, régime pourtant contre-nature (III, 17), qui forme à peine une constitution puisque « là où les lois ne gouvernent pas, il n’y a pas de constitution » (IV, 4), Montesquieu théorise la conservation paradoxale du despotisme. L’Esprit des lois reprend aussi à La Politique l’idée selon laquelle bien que, « par nature », les peuples asiatiques soient destinés à être gouvernés despotiquement (Pol., III, 14), le pouvoir tyrannique est « contre nature » (III, 17, 1287b37-42). La servitude politique comme la servitude civile dissolvent la communauté et contreviennent à toute amitié comme à toute vertu : « Dans les États despotiques, chaque maison est un empire séparé […] Le savoir y sera dangereux, l’émulation funeste ; et, pour les vertus, Aristote ne peut croire qu’il y en ait quelqu’une de propre aux esclaves [en note, référence est faite à La Politique, I, 3] » (IV, 3). Comme Aristote, Montesquieu insiste enfin sur l’aversion du tyran ou du despote à l’égard des grands – d’où le rappel du célèbre conseil de Périandre à Thrasybule, de couper les épis qui dépassent, de niveler les citoyens afin de circonvenir toute tentative de résistance.

5Cependant, cette proximité ne doit pas occulter trois différences essentielles. Primo, Montesquieu bouleverse la typologie en érigeant le despotisme en régime à part entière : celui-ci n’est plus, comme la tyrannie, la perversion d’une forme particulière de gouvernement – la monarchie et en particulier la monarchie absolue, celle où le roi gouverne selon son bon vouloir en l’absence de lois établies (Pol., III, 16). Dans L’Esprit des lois, la tyrannie n’est plus une forme politique correspondant à un usage perverti du pouvoir, en vue du plaisir du tyran et non du bien commun. Associée au regroupement de la démocratie et de l’aristocratie sous la catégorie de « république », l’introduction du despotisme introduit une modification substantielle : la classification des gouvernements ne combine plus les deux critères du nombre des détenteurs du pouvoir et de la fin qu’ils visent (l’intérêt commun, auquel cas le régime est juste et « droit », ou l’intérêt particulier des gouvernants, auquel cas le régime est injuste et perverti). Au critère numérique se conjugue désormais celui de la légalité de l’exercice du pouvoir, qui permet de distinguer la monarchie du despotisme. La dimension normative se trouve ainsi intégrée dans la classification elle-même – ce que traduira mieux encore l’opposition entre « gouvernements modérés » (républicains ou monarchiques) et gouvernements despotiques. Secundo, la réflexion sur le pire régime constitué en repoussoir se substitue dès lors à la recherche du « meilleur régime » et à l’affirmation d’une hiérarchie entre les bons régimes, qui subsistaient malgré tout, à côté de la réflexion sur le meilleur régime en situation, dans la philosophie aristotélicienne. Tertio, Montesquieu ne s’inspire réellement de l’analyse aristotélicienne que lorsqu’il est question de la démocratie. Il donne les raisons pour lesquelles les anciens, ne connaissant pas la distribution moderne des pouvoirs, ne pouvaient se faire une idée juste de la monarchie : « L’embarras d’Aristote paraît visiblement quand il traite de la monarchie [en note : Pol., III, 14]. Il en établit cinq espèces : il ne les distingue pas par la forme de la constitution, mais par des choses d’accident, comme les vertus ou les vices du prince ; ou par des choses étrangères, comme l’usurpation de la tyrannie, ou la succession à la tyrannie. Aristote met au rang des monarchies et l’empire des Perses et le royaume de Lacédémone. Mais qui ne voit que l’un était un État despotique, et l’autre une république ? » (EL, XI, 9 ; voir aussi XI, 11).

6Il faut donc prendre la mesure de la transposition subie par l’analyse entre La Politique et L’Esprit des lois : la réflexion sur le gouvernement constitutionnel (politeia), meilleur régime en ce qu’il réalise au mieux la juste mesure, mélange d’oligarchie et de démocratie (Pol., IV, 11-12), s’investit désormais dans la seule théorie de la démocratie. C’est dans ce régime que prévaut la définition aristotélicienne de l’autorité politique : mû par l’esprit d’égalité, le citoyen « ne cherche pas à n’avoir point de maître, mais à n’avoir que ses égaux pour maîtres » (EL, VIII, 3 ; voir Pol., III, 6). Mais, pas plus qu’Aristote, Montesquieu ne privilégie l’égalité arithmétique : parce que la démocratie qui donnerait tout pouvoir au peuple est corrompue (VIII, 2), il convient d’introduire des procédures de correction aristocratique en combinant notamment le tirage au sort, procédure démocratique, avec l’élection des magistrats, procédure oligarchique selon Aristote, aristocratique selon Montesquieu (II, 2). Au-delà d’une définition de la démocratie par la souveraineté du peuple, L’Esprit des lois fait ainsi intervenir la division sociale entre pauvres et riches, « bas » peuple et grands, afin de justifier la distribution des pouvoirs qui forment la constitution : si le pouvoir délibératif est confié au peuple en corps, les pouvoirs exécutif et judiciaire doivent être attribués à une élite (sur cette tripartition des fonctions de l’État, voir Pol., IV, 14-16). Tout en prenant acte de la restriction de la citoyenneté, qui exclut artisans et négociants (IV, 8 ; XXIII, 17), Montesquieu met également l’accent sur les exigences du gouvernement populaire en matière de justice distributive. Alors qu’Aristote distinguait la démocratie, où le législateur doit ménager les riches en s’abstenant de soumettre au partage leur propriété et leurs revenus et l’oligarchie, où il doit agir en faveur des pauvres en établissant notamment une législation stricte sur les successions (Pol., V, 8), Montesquieu considère que la démocratie doit égaliser les inégalités en utilisant tout un arsenal législatif (EL, V, 3-5). Cependant, tout en stipulant dans un esprit aristotélicien que dans la démocratie, « l’égalité réelle est l’âme de l’État » (V, 5), Montesquieu ne distingue plus les variétés de constitutions démocratiques auxquelles Aristote parvenait a priori, par une méthode combinatoire. Désormais, le peuple est dit incapable de « gérer par lui-même » ses affaires (à comparer à Pol., III, 11-13) et son défaut de prudence comme de rythme opportun dans l’action politique sont ici mis en cause (II, 2). Dans cette analyse, L’Esprit des lois ne se réfère donc plus à un juste partage du pouvoir entre prétendants concurrents : l’ouvrage considère la rationalité de la décision (Larrère) et l’efficacité de l’exécution. De façon plus surprenante encore, l’ouvrage ne place pas le logos ou la délibération au fondement de la pratique démocratique, pas plus que la liberté et la justice qu’Aristote logeait pourtant au cœur de la doxa portant sur la démocratie (VI, 2). La définition de la liberté comme sécurité ou opinion que l’on a de sa sécurité interdit de définir la liberté par la participation du peuple à l’exercice du pouvoir (XI, 2-3).

7La mutation apparaît également dans la réflexion sur le « principe » des gouvernements, qui correspond en quelque sorte à l’ethos des citoyens. D’un côté, Montesquieu reprend à son compte l’idée d’une formation des mœurs adaptée à chaque régime ainsi que la distinction aristotélicienne entre vertu politique et la vertu éthique. Mais la vertu politique qu’il conçoit n’est plus liée à l’excellence de l’homme et à l’exercice de sa raison. Corrélativement, la vertu n’est plus le but essentiel d’une bonne législation : Montesquieu réserve sa nécessité à la démocratie. C’est dans ce régime que la pureté des mœurs soutient l’obéissance aux lois, conformément à l’opinion d’Aristote, en accord ici avec Platon : « Aristote, qui semble n’avoir fait sa Politique que pour opposer ses sentiments à ceux de Platon, est pourtant d’accord avec lui touchant la puissance de la musique sur les mœurs. […] Ce n’est point une opinion jetée sans réflexion ; c’est un des principes de leur politique. C’est ainsi qu’ils donnaient des lois, c’est ainsi qu’ils voulaient qu’on gouvernât les cités » (IV, 8).

8À cet égard, la question de la corruption paraît décisive : le livre VIII de L’Esprit des lois comporte d’importantes références au livre V de la Politique. La corruption de la démocratie intervient en effet au moment du passage de l’esprit d’égalité, qui consiste à vouloir obéir et commander à ses égaux, à l’esprit d’égalité « extrême » ou refus de toute hiérarchie (VIII, 2-3). Or parmi les causes générales de corruption des régimes, Aristote avait invoqué la diversité des conceptions de la justice : si tous les hommes s’accordent à la définir comme égalité proportionnelle, les démocrates, voulant réaliser la justice absolue, exigent parfois l’égalité absolue, ce qui est cause de séditions afin d’abolir toute inégalité entre égaux (V, 1). La recherche passionnée de l’égalité est donc la cause la plus importante de révolution dans les démocraties : la liberté se transforme en licence (V, 9). L’excès de liberté se transforme alors en excès de servitude, et la démocratie en tyrannie (IV, 4 ; V, 5). C’est cette analyse, également inspirée de Platon, que reprend Montesquieu (VIII, 2). L’Esprit des lois suit également l’analyse des causes particulières de corruption : l’accroissement de puissance d’un corps ou d’une fraction de la cité est source de jalousie envers ceux qui gouvernent et d’instabilité constitutionnelle, ce qui peut se produire lors de grands succès militaires (V, 4 ; voir VIII, 4). La réflexion sur la corruption du principe de l’aristocratie (V, 4) peut elle-même se prévaloir d’une certaine parenté avec Aristote : les dissensions peuvent naître dans les oligarchies lorsque le gouvernement devient exclusif et héréditaire et dans les aristocraties « parce que les honneurs ne sont le partage que d’un petit nombre » (V, 6-7). Dans ce cas, mieux vaut pérenniser le pouvoir des gouvernants en faisant en sorte que l’État redoute quelque chose (EL, V, 5 ; voir Pol., V, 8). Certes, dans son analyse de la corruption de la monarchie moderne, Montesquieu paraît s’éloigner d’Aristote, même si celui-ci avait déjà mis au nombre des causes de corruption de la monarchie l’accroissement excessif du pouvoir du monarque et son mépris des lois (V, 10). Il reste cependant une divergence essentielle : là où Aristote, comme Platon, insistait sur l’importance de la vertu ou du vice des gouvernants (les formes corrompues ou injustes étant celles où le pouvoir s’exerce en vue de l’intérêt particulier, et non en vue du bien commun), Montesquieu n’accorde plus de place aux intentions ni aux fins visées par les détenteurs du pouvoir. Le risque est désormais celui de la corruption du « principe » qui anime conjointement gouvernés et gouvernants.

9Dans L’Esprit des lois, cette corruption du principe tient notamment à la modification de la morphologie du territoire – ce qui traduit une nouvelle transposition de l’analyse aristotélicienne de la juste mesure de l’État. Dans La Politique, Aristote posait le principe d’un rapport entre grandeur de la cité (population et territoire) et fin politique (la justice). Il en va de même à propos de l’étendue du territoire : son étendue doit être limitée, contre les politiques de conquête, afin qu’il puisse être défendu et que les hommes soient aptes à y mener une vie libre (VII, 4-5). Or Montesquieu, pour sa part, ne reprend pas à son compte ces raisons associées au concept aristotélicien d’autarcie, qui n’est plus pertinent au regard de la physique moderne. Si la critique de la politique de conquête est réitérée, cela se justifie désormais, sans finalisme, par l’état des rapports de forces entre les corps politiques (VIII, 20 ; IX, 6).

Justice et liberté

10Contre la réduction hobbesienne de l’art politique à la science politique, Montesquieu fait donc retour à la pensée aristotélicienne de la prudence : les États ne sont pas des artefacts mais des produits de la nature et de l’histoire. Face au modèle technique déduisant de la science de la nature humaine les principes rationnels propres à faire que les États durent « à jamais » (Hobbes, Léviathan, trad. Tricaud, Paris, Sirey, 1971, chap. xxix, p. 359), il conserve l’idée d’une génération et d’une corruption des constitutions et redonne droit de cité à la juste mesure et à la modération. Mais ce « retour » à Aristote ne prend sens qu’à condition de mesurer les effets de la substitution d’une théorie de la liberté à une théorie de la justice.

11La mise au premier plan de la modération, vertu cardinale du législateur, constitue certes un point de convergence majeur entre Aristote et Montesquieu. Dans l’Éthique à Nicomaque, la médiétè consiste en une relation d’adéquation toujours nouvelle à la différence ; elle varie en fonction de l’ensemble des circonstances singulières et contingentes dans lesquelles se trouve placé l’agent. La détermination de la droite règle à l’égard des affections et des actions suppose de connaître les extrêmes afin de choisir la juste mesure « par rapport à nous ». Déterminée grâce à l’expérience qui forme l’homme prudent, celle-ci correspond à la meilleure adaptation possible à une situation. La perfection de la vertu est donc celle de la convenance à l’égard des circonstances : l’action s’insère « comme il faut », opportunément, dans le cours du monde – ce qui lui permet de « réussir » en ses effets. Or dans L’Esprit des lois, de même, l’art politique modéré doit préserver une juste mesure entre deux extrêmes, par excès et par défaut : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver, l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites » (XXIX, 1 ; souligné par nous). Le législateur modéré est celui qui examine, entre plusieurs seuils, comment peut varier la législation afin de produire les effets visés. Ainsi pour les formalités de la justice : si leur absence caractérise le despotisme, leur multiplication pourrait mettre en péril la liberté. Il s’agit bien de trouver une juste mesure entre le trop et le trop peu, qui caractérise la modération. Entre les extrêmes par excès et par défaut qui conduiraient à la disparition de la liberté politique, Montesquieu, pas plus qu’Aristote, n’indique la juste mesure, ou le moyen terme qui convient précisément, en situation : la modération relève de la prudence comme adaptation aux circonstances (Manin 2024, p. 135-139) Ainsi de la proportion à établir entre peines corporelles, peines symboliques et peines pécuniaires : « Un bon législateur prend un juste milieu », sans qu’on puisse le préciser plus avant (VI, 18). Ainsi du rapport adéquat entre grandeur et durée des magistratures (II, 3) ou de la fixation du taux d’intérêt, qui relève, entre deux seuils, d’un arbitrage complexe en vue de la prospérité (XXII, 19).

12Toutefois, la problématique aristotélicienne du bien politique – le juste – se trouve transposée dans le champ moderne, au regard du primat de la liberté définie comme opinion que l’on a de sa sûreté : la fin de tout gouvernement n’est plus de réaliser le « bien commun » ou d’accomplir l’excellence propre de l’homme, mais de protéger ses droits face à la violence et aux risques d’abus de pouvoir. Déterminer la justice comme modération ne suffit donc pas à faire de Montesquieu le simple continuateur d’Aristote. Montesquieu propose une théorie nouvelle de la modération appliquée à l’État : pour que le concept soit opératoire, il faut savoir quels sont les extrêmes entre lesquels varie l’exercice de chaque pouvoir de l’État susceptible d’abus (Binoche, p. 245-286 ; Manin 2024, p. 129-139).

13Enfin, la transformation d’une théorie de la justice en théorie de la liberté conduit à une critique de la théorie aristotélicienne de la servitude. Certes, en construisant son « idéal-type », Montesquieu prend acte du fait que la démocratie antique suppose l’existence d’une main d’œuvre servile vouée à l’agriculture et au commerce (IV, 8), et il ajoute en note qu’Aristote, comme Platon, voulait que les esclaves cultivent les terres, renvoyant aux Lois, VII [806 c] ainsi qu’à la Politique, VII, 10 [13] : « Il est vrai que l’agriculture n’était pas partout exercée par des esclaves : au contraire, comme dit Aristote [en note : Pol., VI, 4], les meilleures républiques étaient celles où les citoyens s’y attachaient ; mais cela n’arriva que par la corruption des anciens gouvernements, devenus démocratiques, car dans les premiers temps, les villes de Grèce vivaient dans l’aristocratie ». Mais le livre XV de L’Esprit des lois propose une critique de l’esclavage civil : « Aristote [en note : Pol., I, 1 (=5)] veut prouver qu’il y a des esclaves par nature, et ce qu’il dit ne le prouve guère. Je crois que, s’il y en a de tels, ce sont ceux dont je viens de parler. Mais, comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l’esclavage est contre la nature, quoique dans certains pays il soit fondé sur une raison naturelle ; et il faut bien distinguer ces pays d’avec ceux où les raisons naturelles mêmes le rejettent, comme les pays d’Europe où il a été si heureusement aboli » (XV, 7). S’il existe bien des esclaves « par nature » selon Montesquieu, ce sera donc en un sens très différent de celui qu’invoquait Aristote : l’esclave par nature n’est pas l’homme robuste (propre aux travaux d’exécution), inapte à la délibération et donc impropre au commandement (Pol., I, 2, 4-5, 13), mais le sujet des pays chauds incapable de travailler, en raison de sa paresse, sans crainte de la sanction.

14De la même façon qu’Aristote proposait sa version d’une éthique selon la nature, Montesquieu propose ainsi sa vision d’une politique selon la nature. Mais l’objectif a changé : il s’agit désormais d’éviter le pire (le despotisme) plutôt que de viser le meilleur. La théorie des conditions de la liberté prévaut sur la théorie de la justice. L’influence aristotélicienne s’atténue dès lors à partir du livre XI et surtout du livre XIV de L’Esprit des lois : à la réflexion sur les régimes politiques distingués par l’organisation et la distribution des pouvoirs se substitue une étude de la diversité des sociétés ; à l’analyse politique des types succède, à partir du livre XIV, une étude des causes des phénomènes sociaux (climat, mode de subsistance, mœurs, manières, économie, religion) et de leur contribution possible à la liberté politique.

Bibliographie

Simone Goyard-Fabre, « L’héritage aristotélicien dans la pensée de Montesquieu », Diotima 7 (1979), p. 86-96.

Bernard Manin, « Montesquieu et la politique moderne », Cahiers de philosophie politique, Reims, nos 2-3, OUSIA, 1985, p. 197-229, rééd. dans Lectures de L’Esprit des lois, Thierry Hoquet et Céline Spector dir., Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 171-231 ;

Catherine Larrère, « Montesquieu et le républicanisme », Bulletin de la Société Montesquieu 5 (1993), p. 12-28.

Bertrand Binoche, Introduction à « De l’esprit des lois » de Montesquieu, Paris, PUF, 1998.

Bernard Manin, Montesquieu, Paris, Hermann, « L’Avocat du diable », 2024, chap. ii.

Céline Spector, Servitude et Empire. Montesquieu, des Lettres persanes à L’Esprit des lois, Paris, Vrin, 2024, chap. ii.