Céline Spector
Sommaire
Grandeur et décadence des RomainsLa corruption des principes
Les lois et les mœurs
Les remèdes contre la corruption : institutions et morphologie du territoire
1D’un point de vue politique, la corruption se définit comme l’altération progressive d’un régime qui finit par se transformer en un autre. Cette corruption n’est pas toujours nocive : à propos du gouvernement gothique, Montesquieu soutient qu’« il est admirable que la corruption du gouvernement d’un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer » (EL, XI, 8). Seule la corruption qui mène au despotisme, régime en lui-même corrompu, constitue un véritable danger. La question est dès lors d’en déterminer les causes et de cerner les moyens d’en différer, sinon d’en empêcher, l’avènement.
Grandeur et décadence des Romains
2La réflexion sur la corruption est d’abord au cœur de l’analyse du déclin de Rome. Dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu prend ses distances à la fois avec Machiavel et Bossuet : la corruption de la république n’est pas due aux divisions entre patriciens et plébéiens, mais à l’agrandissement de l’État. Ayant conquis d’importants territoires, Rome ne fut plus unie par un même amour pour la liberté ni par une même haine contre la tyrannie : « Les peuples d’Italie étant devenus ses citoyens, chaque ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et sa dépendance de quelque grand protecteur, la ville déchirée ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus » (ix ; OC, t. II, p. 155-156). À cela s’ajoutent des causes de décadence proprement morales. L’introduction de la « secte d’Épicure » à la fin de la République contribua beaucoup, selon Montesquieu, « à gâter le cœur et l’esprit des Romains » : les serments ne furent plus sacrés ; la religion civile qui soutenait l’amour de la patrie fut atteinte (ibid., x). La corruption, à cet égard, atteint les mœurs avant de susciter les transformations institutionnelles correspondantes – passage de la république à l’empire. Sylla mit Rome dans l’impossibilité de conserver sa liberté : il corrompit les soldats en leur donnant les terres des citoyens ; il inventa les proscriptions pour ceux qui n’étaient pas de son parti, ce qui empêcha les hommes de s’attacher à la république (xi). Dès lors, le destin de la république était scellé, et Pompée et César ne furent que les instruments de sa fin. Pompée « corrompit le peuple à force d’argent et mit dans les élections un prix aux suffrages de chaque citoyen » ; puis César s’éleva : « Enfin la République fut opprimée ; et il n’en faut pas accuser l’ambition de quelques particuliers, il en faut accuser l’homme toujours plus avide du pouvoir à mesure qu’il en a davantage, et qui ne désire tout que parce qu’il possède beaucoup » (xii, p. 172).
3Que les causes de corruption soient liées au désir naturel de domination n’interdit pas pour autant d’en interroger le mécanisme politique. Non seulement la corruption des mœurs prépare le changement de régime, mais les détenteurs du pouvoir peuvent accroître la corruption en ôtant les obstacles qui s’opposent à son extension (xiii, p. 186-187). À Rome, la corruption affecta ainsi les lois autant que les sénateurs, devenus sous l’Empire de serviles courtisans (xiv), puis se modifia en atteignant de nouveau les mœurs : « un nouveau genre de corruption » apparut lorsque les vices, le luxe, l’oisiveté et les jugements iniques des dirigeants se substituèrent à leurs violences (xvii, p. 224). Enfin, Montesquieu associe la corruption de l’Empire d’Orient au pouvoir temporel des moines, qui conduisit les empereurs à la faiblesse et à l’impuissance (xxi).
La corruption des principes
4Des Considérations à L’Esprit des lois, l’analyse de la corruption s’enrichit de l’introduction du concept de « principe », associé à la « nature » des gouvernements : « La corruption de chaque gouvernement commence presque toujours par celle des principes » (EL, VIII, 1). La définition même des principes se conçoit dans l’horizon de leur corruption, corruption politique et non nécessairement morale. Sans doute Montesquieu dénonce-t-il parfois l’immoralité des mœurs contemporaines, stigmatisant, dans la lignée des Lettres persanes, « la lie et la corruption de nos temps modernes » (IV, 6 ; voir III, 5 ; Pensées, no 737). Mais la crainte de la corruption qui animait la satire des années de Régence est désormais pourvue d’un sens différent, comme en témoigne l’analyse du système de Law. Dans les Lettres persanes, Rica dénonçait la corruption politique, morale et sociale engendrée par la folie spéculative et la déstabilisation des hiérarchies : « Quel plus grand crime que celui que commet un ministre lorsqu’il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l’éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel ? » (LP, [‣] ; voir LP, [‣]). Or dans L’Esprit des lois, seule la corruption politique est envisagée : Law, en affaiblissant les pouvoirs intermédiaires, menait la monarchie sur la voie du despotisme (II, 4).
5Sans jamais séparer la typologie et l’histoire, L’Esprit des lois s’attache par conséquent à définir une corruption distincte pour chaque forme de gouvernement. Contrairement à Hobbes, Montesquieu exclut certes la découverte de principes rationnels propres à faire que toute constitution (mis à part le cas d’une violence d’origine externe) « dure à jamais » (Léviathan, chap. xxx). Mais il ne reprend pas simplement la pensée classique, platonicienne ou aristotélicienne, de la corruption des régimes : les intentions et les fins des détenteurs du pouvoirs (intérêt particulier ou bien commun) passent au second plan. L’erreur d’Aristote, concernant les monarchies, tient à ce qu’il « ne les distingue pas par la forme de la constitution, mais par des choses d’accident, comme les vertus ou les vices du prince » (EL, XI, 9). Corrélativement, L’Esprit des lois n’envisage plus de cycle de corruption qui permettrait, comme dans La République, de concevoir l’engendrement d’une forme par une autre, à mesure que l’État s’éloigne de la perfection. Le danger n’est plus l’écart par rapport à une norme absolue de justice ni l’éloignement du régime idéal, mais la chute dans le pire régime qui peut affecter toutes les formes de gouvernement : « La monarchie dégénère ordinairement dans le despotisme d’un seul ; l’aristocratie, dans le despotisme de plusieurs ; la démocratie, dans le despotisme du peuple » (Pensées, no 1893). À cet égard, ce qui importe est la conservation des gouvernements modérés. Le livre VIII de L’Esprit des lois met en rapport nature et principe : lorsque la nature d’un gouvernement se modifie, son principe s’altère, et inversement, une fois le principe corrompu, la constitution se trouve dénaturée.
6La démocratie offre un premier exemple de dysfonctionnement possible de la totalité nature/principe. Le risque de corruption est double, car la vertu peut se perdre par excès ou par défaut : l’esprit d’égalité et d’inégalité extrêmes forme les deux vices symétriques qui produisent également la dégénérescence du corps politique. La vertu se perd d’abord par défaut d’égalité, lorsque le luxe s’introduit et que la frugalité n’est plus jugée possible ni souhaitable : « À mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d’autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent » (VII, 2). La corruption intervient lorsque l’éducation ne suffit plus à contrer les tendances égoïstes de l’homme, et à réorienter ses passions (cupidité, ambition) de l’intérêt particulier vers l’intérêt public : les valeurs communes perdent leur sens au regard de nouveaux critères, individualistes, du jugement moral (III, 3). À l’inverse, la vertu se perd par excès d’égalité ou « esprit d’égalité extrême » lorsque les hommes en viennent à refuser toute hiérarchie et toute subordination : « chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander » (VIII, 2). Or l’esprit d’égalité ne consiste pas à faire que tout le monde commande mais « à obéir et à commander à ses égaux ». La démocratie se dérègle donc au sens fort lorsque les hommes ne veulent plus seulement être égaux en tant que citoyens, mais aussi « comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître » (VIII, 3). Avec l’abolition de la hiérarchie s’introduit la corruption des mœurs : « Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’ordre, enfin plus de vertu » (VIII, 2). Montesquieu renoue ici avec les critiques antiques de la démocratie. Pour Aristote, la recherche passionnée de l’égalité est la cause majeure de révolution dans les démocraties : la liberté se transforme alors en licence (Politique, V, 9). De la même façon, Platon décrit le processus de corruption des mœurs au moment où il envisage le passage de la démocratie à la tyrannie. Ce passage est dû à l’amour excessif de la liberté, qui pénètre jusqu’à l’intérieur des familles et conduit à l’anarchie : l’excès de liberté conduit dès lors à la tyrannie (République, VIII, 566e). La santé du régime exige donc d’éviter les excès conduisant aux extrémités de l’anarchie ou de la tyrannie (la première menant à la seconde) : de même que l’esprit d’inégalité conduit la démocratie à l’aristocratie ou à la monarchie, l’esprit d’égalité extrême la conduit au despotisme d’un seul.
7Le risque d’abus de pouvoir, toutefois, est plus sensible encore dans le cas de l’aristocratie et de la monarchie. La corruption de l’aristocratie tient à celle de sa caste gouvernante, qui se referme, durcit sa domination et tend à gouverner au-dessus des lois, jusqu’à devenir despotique. La modération, principe de l’aristocratie et forme atténuée de la vertu, disparaît alors : « L’aristocratie se corrompt lorsque le pouvoir des nobles devient arbitraire : il ne peut plus y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent, ni dans ceux qui sont gouvernés » (VIII, 5). Sans doute faut-il prendre en compte les degrés de corruption, car l’altération du principe est un processus graduel. L’« extrême corruption » n’intervient que lorsque les nobles deviennent héréditaires, d’autant plus que leur nombre est réduit et leur pouvoir plus grand ; c’est alors que la sûreté des gouvernants et la conservation du régime ne sont plus assurées. Il y a là un véritable leitmotiv de Montesquieu : augmenter son pouvoir revient à le rendre moins sûr. La corruption de la monarchie intervient lorsque le détenteur du pouvoir ôte les prérogatives des corps ou les privilèges des villes, conduisant plus sûrement encore au despotisme (VIII, 6 ; voir II, 4). Cette corruption tient donc à une dénaturation de l’exercice du pouvoir avant d’atteindre le principe : désireux de gouverner par eux-mêmes et de manifester leur puissance, les princes modifient l’ordre des choses et décident arbitrairement de l’attribution des charges publiques ; sans la régulation introduite par les pouvoirs intermédiaires (parlements, corps provinciaux et municipaux), la volonté du prince devient pur caprice. Cette analyse témoigne de l’inquiétude de Montesquieu face au processus historique de concentration des pouvoirs et de divergence croissante entre l’honneur, passion dominante de la monarchie, et les honneurs attribués à la Cour par le souverain (voir LP, Lettre [‣], et Lettres [‣]-[‣]). Cependant, dans L’Esprit des lois, les chapitres consacrés à la corruption de la monarchie ne déplorent jamais une perte de vertu, fût-ce celle du monarque. La corruption de l’honneur est liée à la corruption de la nature de la monarchie, lorsque les grands obéissent servilement au lieu de résister aux abus de pouvoir : « Le principe de la monarchie se corrompt lorsque les premières dignités sont les marques de la première servitude, lorsqu’on ôte aux grands le respect des peuples, et qu’on les rend de vils instruments du pouvoir arbitraire. ¶Il se corrompt encore plus lorsque l’honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l’on peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités » (VIII, 7). Chaque gouvernement risque une altération propre : la corruption de l’honneur, qui conduit au despotisme, n’est pas celle de la vertu.
8Or le régime despotique – Montesquieu n’a de cesse de le montrer – est intrinsèquement corrompu. Du point de vue de sa nature, l’impuissance de ce régime est triple : primo, le despote tend à s’adonner aux plaisirs sensuels, ce qui le distrait du gouvernement. Telle est la loi structurelle du despotisme, qui le conduit à l’autodestruction : plus l’empire s’étend, plus le prince se consacre à son sérail, qui s’agrandit de même, si bien que « plus les affaires y sont grandes, et moins on y délibère sur les affaires » (II, 5). Secundo, la force est dans l’armée, qui risque toujours de détrôner le prince ; la sûreté de l’État et celle du despote peuvent être inconciliables. Tertio, le régime souffre de la misère économique, surtout là où le prince se déclare propriétaire des terres et héritier des biens de ses sujets : dans ces États, « tout est en friche, tout est désert » (V, 14 ; voir LP, [‣]). À cette corruption de la nature s’ajoute celle du principe, la crainte : « Le principe du gouvernement despotique se corrompt sans cesse, parce qu’il est corrompu par sa nature » (VIII, 10). Certes, la crainte est bien ce qui permet au détenteur du pouvoir de le conserver face au risque constant d’usurpation et de révolution : « tout est perdu » à l’instant où le despote ne peut plus anéantir les grands ni arrêter les désordres du peuple (III, 9 ; V, 11). Mais la crainte n’est qu’un principe inhibiteur et non une passion motrice susceptible d’animer les hommes et de les conduire, intentionnellement ou non, à conserver le gouvernement. Paradoxalement, le despotisme ne se conserve qu’en vertu de causes « accidentelles » : ce sont les circonstances tirées du climat, de la religion, de la situation ou du génie du peuple qui permettent d’atténuer les effets de son « vice intérieur » – ainsi en Chine (VIII, 21 ; XVIII, 6). La question n’est donc plus de savoir comment ce régime se détruit, mais comment il se préserve en vertu d’un équilibre extrinsèque. Alors que les gouvernements modérés se conservent grâce à leur principe et ne périssent qu’en vertu d’accidents particuliers, le despotisme n’est viable qu’à condition de modérer sa nature et son principe ; il ne peut se maintenir qu’en apprivoisant momentanément sa férocité, et en respectant certaines règles, notamment fixées par la religion, à défaut de véritables lois (VIII, 10 ; XXVI, 2).
9Il reste à s’interroger, cependant, sur la pertinence de cette opposition : les régimes modérés eux-mêmes ne se corrompent-ils pas en raison de causes structurelles (Krause, 2002) ? La tendance naturelle à abuser du pouvoir ne relève-t-elle pas d’une « expérience éternelle » (XI, 4) conduisant la république et la monarchie à leur perte ? « Les fleuves courent se mêler dans la mer : les monarchies vont se perdre dans le despotisme » (VIII, 17) : L’Esprit des lois est orienté par cette leçon de l’histoire. Bien que la corruption soit une altération graduelle et d’abord insensible, menant progressivement au changement de gouvernement, elle finit par susciter une corruption extrême : « L’inconvénient n’est pas lorsque l’État passe d’un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la monarchie, ou de la monarchie à la république ; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme » (VIII, 8 ; voir Courtois, 2002). Aux peuples d’Europe « encore gouvernés par les mœurs », Montesquieu donne un clair avertissement : que ce soit par une cause endogène (long abus du pouvoir) ou exogène (grande conquête), tout régime est menacé par le despotisme, les « insultes » et les « maux infinis » qu’il fait subir à la nature humaine.
Les lois et les mœurs
10La question de la corruption est donc originaire, et non dérivée ; elle permet de penser les rapports entre nature et principe, toujours définis au regard de leur possible corruption. Dans L’Esprit des lois, le terme apparaît pour la première fois à propos de la passion dominante des démocraties, attestant de l’importance de l’état des mœurs afin de soutenir les lois : « […] lorsque, dans un gouvernement populaire, les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu » (III, 3). Par là, Montesquieu établit le primat du principe dans l’histoire : « Lorsque les principes du gouvernement sont une fois corrompus, les meilleures lois deviennent mauvaises, et se tournent contre l’État ; lorsque les principes en sont sains, les mauvaises ont l’effet des bonnes ; la force du principe entraîne tout […] Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lorsque l’État n’a point perdu ses principes » (VIII, 11 ; souligné par nous). Non seulement la réforme législative est inefficace lorsque le peuple est déjà corrompu (VIII, 14 ; XXIII, 21), mais le droit peut contribuer à corrompre les mœurs au lieu de les rétablir : « Il y a deux genres de corruption : l’un, lorsque le peuple n’observe point les lois ; l’autre, lorsqu’il est corrompu par les lois ; mal incurable, parce qu’il est dans le remède même » (VI, 12). La corruption la plus dangereuse tient sans doute davantage « à l’abus des mœurs qu’à l’abus des lois » (XXXI, 2) ; mais le second peut être une suite du premier. L’Esprit des lois en conclut à la nécessité de ramener périodiquement la république à ses principes (VIII, 12). Si la corruption est inhérente au devenir historique (« Dans le cours d’un long gouvernement, on va au mal par une pente insensible, et on ne remonte au bien que par un effort »), la vertu ne peut être conservée contre les forces corruptrices de l’histoire qu’à condition de rappeler souvent les coutumes anciennes (V, 7).
11Montesquieu rejoint ainsi une thématique explorée par Machiavel (Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 18 ; III, 1) et ses disciples anglais (Sydney, Davenant, Fletcher, Bolingbroke…). Mais cette proximité ne doit pas occulter les divergences profondes qui les séparent : pour Machiavel, la sévérité est utile à une république dès lors qu’elle la ramène aux principes de son institutions et à son antique vertu (Discours, III, 22). Or dans un contexte différent, ce sont précisément ces « grands coups » d’autorité que Montesquieu se réjouit de voir disparaître (XXI, 20). Corrélativement, la nécessité du retour aux principes de la vertu est désormais cantonnée à la république, et non aux monarchies. L’apparition du commerce dans les grands États européens, dont les sociétés sont marquées par l’inégalité et l’impureté des mœurs, paraît vouer la république à la corruption (III, 3). Parce qu’il « corrompt les mœurs pures » (XX, 1-2), l’essor économique peut être incompatible avec la conservation des vertus. Même si L’Esprit des lois envisage le cas des républiques commerçantes où la corruption des mœurs est évitée grâce à la frugalité active des négociants (V, 6), l’ouvrage n’entend pas généraliser l’appel à un « retour aux principes » qui permettrait, selon le mot d’ordre machiavélien, de ranimer la vertu corrompue.
Les remèdes contre la corruption : institutions et morphologie du territoire
12Face au risque tendanciel de corruption, qui relève d’une dynamique du politique, Montesquieu énumère dès lors les conditions matérielles et institutionnelles qui doivent permettre la conservation du principe de chaque gouvernement. L’optique conservatrice tient à ce que le remède aux abus est parfois pire que l’abus lui-même : « Telle est la nature des choses que l’abus est très souvent préférable à la correction, ou, du moins, que le bien qui est établi est toujours préférable au mieux qui ne l’est pas » (Pensées, no 1436). C’est pourquoi il faut prévenir plutôt que guérir : une fois la corruption introduite, tout nouveau bouleversement risque d’être inutile ou pernicieux (VIII, 12). Les républiques, en premier lieu, ne parviennent à différer leur corruption que grâce à un arsenal législatif (lois agraires, lois somptuaires, lois de succession) lié à certaines institutions contraignantes (censure, accusation publique...). Associées au luxe et à la luxure, les femmes jouent un rôle déterminant dans le déclin des démocraties : l’« incontinence publique » due à leurs vices provoque nécessairement « un changement dans la constitution ». Telle est la raison pour laquelle elles doivent être « captivées par les mœurs » et surveillées par un tribunal domestique, qui juge de la « violation des mœurs » (VII, 8-10). En revanche, dans les monarchies, le luxe contribue à la croissance économique et à la puissance de l’État, et le commerce des femmes à la civilisation des mœurs : certains vices privés (comme la vanité ou la galanterie) se convertissent en vertus publiques (XIX, 5-11). Le passage de la république à la monarchie accompagne généralement la dépravation des mœurs (VII, 13). Il est donc vain d’appliquer aux monarchies les remèdes utiles aux républiques : la conservation de leur principe ne peut passer que par le maintien des pouvoirs intermédiaires – droit de remontrance du Parlement, juridictions seigneuriales ou ecclésiastiques, préservation des privilèges et d’une législation favorable à la noblesse (II, 4 ; V, 9).
13Il reste que si seuls les États fondés sur la vertu sont tenus de lutter contre la corruption morale, tous doivent respecter certaines conditions morphologiques afin de préserver leur principe. L’intérieur, ici, ne se pense pas sans rapport à l’extérieur : « Que si la propriété naturelle des petits États est d’être gouvernés en république, celle des médiocres, d’être soumis à un monarque, celle des grands empires, d’être dominés par un despote, il suit que, pour conserver les principes du gouvernement établi, il faut maintenir l’État dans la grandeur qu’il avait déjà ; et que cet État changera d’esprit, à mesure qu’on rétrécira ou qu’on étendra ses limites » (VIII, 20). Le changement d’esprit du gouvernement tient au changement de forme du corps politique, et à l’altération de ses « propriétés distinctives ». Ainsi la république ne peut subsister que dans un petit territoire, où le bien public demeure proche des préoccupations de chacun, où les esprits ne se détournent pas de la patrie pour se vouer à la satisfaction de leurs intérêts particuliers (VIII, 16). La monarchie, pour sa part, se conserve dans un territoire d’une grandeur médiocre : toute extension impose soit la concentration accrue du pouvoir, soit le partage de l’empire (VIII, 17). Enfin, le despotisme convient aux vastes territoires où la « promptitude des résolutions » doit suppléer à la distance des lieux où elles sont envoyées, où la crainte seule oblige à l’obéissance les officiers éloignés du centre du pouvoir, où la loi doit pouvoir varier « comme les accidents, qui se multiplient toujours dans l’État à proportion de sa grandeur » (VIII, 19). La leçon des Réflexions sur la monarchie universelle se trouve ici réitérée : le projet de monarchie universelle, récemment nourri par Louis XIV, ne peut que conduire à la servitude.
Bibliographie
Bertrand Binoche, Introduction à « De l’esprit des lois » de Montesquieu, Paris, PUF, 1998, p. 203-208.
Jean-Patrice Courtois, « Temps, corruption et histoire dans L’Esprit des lois », Le Temps de Montesquieu, Michel Porret et Catherine Volpilhac-Auger dir., Genève, Droz, 2002, p. 301-312.
Sharon Krause, « The Uncertain Inevitability of Decline in Montesquieu », Political Theory 30, no 5, octobre 2002, p. 702-727.