Platon

Céline Spector

1Platon occupe dans l’œuvre de Montesquieu une place centrale et marginale à la fois. Marginale du point de vue de sa métaphysique, qui demeure mal connue et obscure, comme le reste de la philosophie grecque. Si seuls Aristote et Platon sont accessibles, « Platon ne dit presque rien que des paroles » (Pensées, no 291). La physique, la morale et la métaphysique des anciens sont mauvaises, car ils ignoraient la différence entre qualités positives et relatives : « Platon et Socrate se sont trompés avec leur beau, leur bon, leur fou, leur sage » (no 799). Parce que les anciens regardaient comme des qualités positives toutes les qualités relatives de notre âme, « ces dialogues où Platon fait raisonner Socrate, ces dialogues si admirés des anciens, sont aujourd’hui insoutenables, parce qu’ils sont fondés sur une philosophie fausse » [‣] ; OC, t. IX, p. 487). En raison de ce préjugé qui imprègne la philosophie de Platon, « si on lit les dialogues de ce philosophe, on trouvera qu’ils ne sont qu’un tissu de sophismes faits par l’ignorance de ce principe » (Pensées, no 410).

2Cependant, cette critique sévère ne conduit pas à invalider l’ensemble du platonisme et l’on pourra s’interroger sur le jugement étrange de Montesquieu, venant après une critique de la métaphysique : « Nous n’entendons plus les anciens systèmes. Celui de Platon est si beau que c’est presque le nôtre »… (no 211) Platon fait partie des quatre grands « poètes » aux côtés de Montaigne, Malebranche et Shaftesbury (no 1092), et l’admiration de Montesquieu va à ce qui l’élève au-dessus de son siècle (sa fermeté notamment, no 746). Il reste que, hormis quelques réflexions ponctuelles sur le statut du principe divin et intelligent à l’origine de l’ordre du monde (« La doctrine d’un être intelligent n’a donc été trouvée par Platon que comme un préservatif et une arme défensive contre les calomnies des [païens zélés] », no 853) ou sur la contradiction relative au bannissement des poètes de la cité (nos 1558, 1766), Montesquieu s’intéresse bien à Platon en tant que philosophe politique.

3À cet égard, l’auteur de L’Esprit des lois ne se déclare pas « du nombre de ceux qui regardent la république de Platon comme une chose idéale et purement imaginaire, et dont l’exécution serait impossible », car la cité de Lycurgue, qui a duré plus que toute autre, semble tout aussi difficile à exécuter (no 1208). Simplement, « Lycurgue a fait tout ce qu’il a pu pour rendre ses citoyens plus guerriers ; Platon et Thomas Morus, plus honnêtes gens » (nos 1248 et 1911). Plus encore, Platon, au même titre qu’Aristote, est une source d’information sur les lois et les mœurs des Grecs : « Il faut réfléchir sur La Politique d’Aristote et sur les deux Républiques de Platon, si l’on veut avoir une juste idée des lois et des mœurs des Grecs. Les chercher dans leurs historiens, c’est comme si nous voulions trouver les nôtres en lisant les guerres de Louis XIV » (no 1378). L’allusion aux deux Républiques ne doit pas égarer : il s’agit à l’évidence de La République et des Lois, seuls ouvrages mentionnés dans L’Esprit des lois, sans différence de statut entre la cité idéale et la cité « seconde » qui envisage les hommes tels qu’ils sont. Ainsi Montesquieu affirme que « dans la république de Platon, le luxe aurait pu se calculer au juste » en renvoyant au livre V des Lois (VII, 1). Le philosophe entend de la sorte élaborer, à partir des informations fournies par Platon, sa théorie de la démocratie.

4La cité idéale de Platon paraît en effet reconduite, comme la constitution crétoise ou spartiate, à un modèle de démocratie viable, en raison même de ses « institutions singulières » destinées à soutenir la vertu (« Platon, dont les institutions ne sont que la perfection des lois de Lycurgue », EL, VII, 16 ; « Les lois de Crète étaient l’original de celles de Lacédémone, et celles de Platon en étaient la correction », IV, 6 ; voir XXIX, 9). Montesquieu y insiste dans une lettre à Charles Yorke : « […] Platon n’alla en Sicile que pour faire voir à l’univers qu’il était non seulement capable de donner des lois à une république, mais de la gouverner » (4 juillet 1752, OC, t. XXI). La communauté des biens elle-même ne paraît pas utopique : « Ceux qui voudront faire des institutions pareilles [démocratiques] établiront la communauté de biens de la République de Platon, ce respect qu’il demandait pour les dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce, et non pas les citoyens » (IV, 6). Le contrôle de la famille et des mariages par l’État relève également d’une prétention légitime, là où l’amour du bien public doit surpasser tous les autres (XXIII, 7 ; XXIII, 17). Cependant, comme les lois de Minos ou de Lycurgue, celles de Platon ne peuvent s’inscrire que dans une petite société de face à face où les citoyens se surveillent mutuellement et, en l’absence de monnaie d’or ou d’argent, se vouent à la vertu (IV, 7), où la vie « privée » relève du contrôle de l’État, où existe une homogénéité des désirs et des aspirations – tous louant et blâmant les mêmes choses.

5À ceux qui veulent établir une démocratie bien ordonnée, Montesquieu conseille donc de suivre les recommandations de Platon relatives à l’usage de la propriété. Il se réfère aux livres V et VIII de La République où l’idolâtrie des richesses est placée à l’origine de la corruption, ainsi qu’au livre V des Lois où sont envisagées les mesures concrètes que le législateur doit prendre afin de préserver la philia entre les citoyens contre les risques de séditions et de discordes (partage égal des terres, contrôle des richesses et de la stabilité de la population). Au nombre des lois jugées nécessaires au maintien du partage des terres, il évoque celle qui stipule qu’un père de plusieurs enfants en choisit un pour succéder à sa portion, et donne ses autres enfants en adoption à celui qui n’en aurait pas, afin que le nombre des citoyens soit toujours égal à celui des partages (V, 5-6). D’autres dispositions drastiques vouées à préserver, selon Platon, l’ethos de la communauté et la juste hiérarchie des fins sont également invoquées : restriction des naissances, soumission de peuples conquis et, bien entendu, existence d’une main-d’œuvre servile vouée à l’agriculture et au commerce (IV, 8) ; en note, Montesquieu ajoute même que Platon, comme Aristote, voulait que les esclaves cultivent les terres (voir Lois, VII, 806c). Pour les mêmes raisons – prévenir le risque de corruption des mœurs, conserver la vertu – le commerce, jugé infamant et corrupteur, doit être proscrit dans les républiques militaires (IV, 8 ; XX, 1 ; voir Lois, livre IV). Corrélativement, L’Esprit des lois convoque le livre XII des Lois qui préconisait de limiter strictement les échanges avec les étrangers afin d’éviter que les citoyens ne puissent éprouver la contingence de leurs institutions ou en introduire de nouvelles. La conservation de l’État suppose la pureté des mœurs et la conservation des coutumes anciennes au point qu’un changement dans la musique (dans les arts) conduit à l’indiscipline et, de là, à une modification dans la constitution même de l’État – ce qui constitue selon Montesquieu l’un des « principes » de la politique des anciens. Au livre III des Lois qui reprend en substance le livre IV de La République (424b-d), l’Athénien met en lumière les abus possibles de la liberté dans la démocratie : lorsque les poètes introduisirent des infractions aux règles musicales, ils inculquèrent au peuple l’habitude d’enfreindre les lois et l’audace de se croire capable de juger mieux que les hommes compétents en la matière. La licence musicale conduisit dès lors à la licence domestique et politique, à l’abandon du respect à l’égard des hiérarchies quelles qu’elles soient (enfants/parents, femmes/maris, élèves/maîtres, jeunes/anciens, esclaves/maîtres, citoyens/magistrats). C’est ce mouvement, également présent au livre VIII de La République, que retrace à son tour L’Esprit des lois en qualifiant de corruption de la démocratie ce que Platon envisageait comme inhérent à la nature même de la démocratie (III, 3 ; VIII, 2-3).

6Paradoxalement, Platon, grand critique de la démocratie, est donc cité comme témoin des mœurs que Montesquieu qualifie de démocratiques (« Lorsque les Anciens voulaient parler d’un peuple qui avait le plus grand amour pour la patrie, ils citaient les Crétois. La patrie, disait Platon, nom si tendre aux Crétois », VIII, 11), de même que des institutions ou des lois antiques (V, 5 ; VIII, 11 ; XV, 17 ; XXVI, 3 ; XXIX, 9 ; Pensées, no 1890 ; Spicilège, no 448). Mais il invite surtout à penser l’articulation des lois et des mœurs (religion, moralité) et les conséquences de leur corruption. Ainsi Platon permet d’illustrer la maxime selon laquelle « quand un peuple a de bonnes mœurs, les lois deviennent simples » ; l’usage judiciaire du serment, qui permet d’expédier les procès, ne peut valoir que lorsque la croyance dans les dieux est partagée au sein du peuple (XIX, 22). La réflexion sur le rapport des lois aux genres de vie peut également trouver matière au livre VIII des Lois, que Montesquieu cite ici en note : « Platon dit que dans une ville où il n’y a point de commerce maritime, il faut la moitié moins de lois civiles ; et cela est très vrai. Le commerce introduit dans le même pays différentes sortes de peuples, un grand nombre de conventions, d’espèces de biens et de manières d’acquérir » (XX, 18). Le philosophe fournit enfin des exemples patents de volontarisme législatif : il rend manifeste l’adéquation des institutions des Crétois au but de leur constitution, qui est selon lui la guerre (XXIX, 13). C’est aux Lois (XII, 962d-e) que renvoie encore la réflexion sur « l’objet » des différents États ; mais là où Platon privilégiait la constitution qui a pour objet la vertu, Montesquieu en vient à celle qui a pour objet la liberté politique – l’Angleterre qui, loin d’être un modèle imaginaire, est présente « devant [s]es yeux » (XI, 5-6).

7Dans cet usage des références platoniciennes, Montesquieu préserve par conséquent sa liberté de jugement. D’un côté, il loue certaines dispositions invoquées (« Il ne faut pas que la religion, sous prétexte de dons, exige des peuples ce que les nécessités de l’État leur ont laissé ; et, comme dit Platon […], des hommes chastes et pieux doivent offrir des dons qui leur ressemblent », XXV, 7 ; voir Lois, IV), la sagesse de certaines lois (Pensées, no 1748), et surtout le principe du préambule, qui permet de persuader plutôt que de contraindre : « C’est une pensée admirable de Platon [en note : République, livre IX], que les lois sont faites pour annoncer les ordres de la raison à ceux qui ne peuvent la recevoir immédiatement d’elle », no 1859). Sur la religion, le livre X des Lois ne constitue pas seulement une source : « “Ceux-là sont impies envers les dieux, dit Platon […], qui nient leur existence, ou qui l’accordent, mais soutiennent qu’ils ne se mêlent point des choses d’ici-bas ; ou enfin qui pensent qu’on les apaise aisément par des sacrifices : trois opinions également pernicieuses.” Platon dit là tout ce que la lumière naturelle a jamais dit de plus sensé en matière de religion » (XXV, 7). Cependant, certaines lois prônées par Platon ne sont pas simplement relatives aux circonstances, mais intrinsèquement vicieuses : « La loi de Platon [en note : Livre IX des Lois], comme j’ai dit, voulait qu’on punît celui qui se tuerait, non pas pour éviter l’ignominie, mais par faiblesse. Cette loi était vicieuse, en ce que dans le seul cas où l’on ne pouvait pas tirer du criminel l’aveu du motif qui l’avait fait agir, elle voulait que le juge se déterminât sur ces motifs » (XXIX, 16). À ce titre, l’auteur de la République n’est jamais conçu comme une autorité incontestée : « Platon nous dit que l’opinion des enfers est très propre à amollir le courage. Cela peut en ôter ; cela peut en donner » (Pensées, no 1557). C’est qu’il faut prendre en compte les préjugés du philosophe-législateur qui ne saurait se déprendre du règne des opinions et des passions pour accéder à la sagesse et à l’impartialité : c’est parce que « Platon était indigné contre la tyrannie du peuple d’Athènes » qu’il a forgé son système (XXIX, 19).

8Ce refus du modèle du philosophe-roi ou du nomothète capable d’accéder à la science du Juste en soi induit dès lors une divergence fondamentale entre deux conceptions de l’art politique. D’une part, la cité idéale est désormais cantonnée à ses conditions d’existence, celles de la démocratie (non corrompue) – démocratie que Montesquieu, dans son propre idéal-type, tempère par des procédures aristocratiques afin d’éviter les abus de pouvoir du peuple (II, 2). Le modèle platonicien, pour peu qu’il puisse être unifié, ne peut donc valoir chez les modernes, qu’il s’agisse de l’aristocratie (qui n’est plus gouvernement des meilleurs mais gouvernement des nobles) ou de la monarchie (« Les anciens, qui ne connaissaient pas la distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul, ne pouvaient se faire une idée juste de la monarchie », XI, 9). La vénalité des charges, que Platon jugeait contraire au principe selon lequel les fonctions publiques doivent être exercées par des hommes compétents, est jugée bonne dans les monarchies (V, 19). Or cette relativisation des institutions trahit une divergence profonde : Montesquieu abandonne la perspective du meilleur régime. À l’unité du régime le plus juste se substitue une pluralité de biens politiques, l’esprit de modération qui doit caractériser le législateur devant être déterminé en situation (XXVI, 2 ; XXIX, 1). Pas plus qu’il n’est possible de penser une hiérarchie des fins et des genres de vie susceptible de valoir universellement, il n’est envisageable de concevoir une hiérarchie des régimes en fonction de leur éloignement à l’égard d’un modèle de justice où chacun est à sa place pour le plus grand bien du tout. De ce fait, tout en superposant l’image platonicienne du tyran voluptueux tyrannisé par ses propres désirs à l’image orientale du maître de sérail (II, 5 ; voir République, IX), L’Esprit des lois n’exclut pas seulement la possibilité du « bon tyran », seul capable selon Platon de fonder ou de refonder l’État (le despotisme où un seul gouverne sans lois est intrinsèquement corrompu). Là où Platon, comme Aristote, insistait sur la vertu ou le vice des gouvernants autant que sur leur compétence politique (les formes perverties ou injustes étant celles où le pouvoir s’exerce en vue de l’intérêt particulier, et non en vue du bien commun), Montesquieu n’accorde plus de place centrale aux intentions, aux compétences ou à la psychologie des détenteurs du pouvoir. Dans L’Esprit des lois, l’optique perfectionniste (faire de la vertu comme excellence propre de l’homme la fin même de la vie politique) est abandonnée au profit d’une réflexion sur les conditions de conservation de la liberté définie comme sûreté face aux risques d’arbitraire et d’abus de pouvoir. Il reste que cette substitution d’une politique négative (fuir le mal politique incarné par le despotisme) à une recherche positive de la vie bonne ne traduit pas simplement le clivage des anciens et des modernes. Par sa réflexion sur la multiplicité des situations auxquelles la prudence du politique doit s’adapter, L’Esprit des lois demeure plus proche de la politique aristotélicienne que de la politique platonicienne visant à atteindre l’unité et à approcher du meilleur (Manin).

Bibliographie

Bernard Manin, « Montesquieu et la politique moderne », Cahiers de philosophie politique, Reims, nos 2-3, OUSIA, 1985, p. 197-229, republié dans Lectures de ‘L’Esprit des lois’, Thierry Hoquet et Céline Spector dir., Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2004, p. 171-231.