Céline Spector
Sommaire
L’honneur « faux » mais utile au publicHonneur et intérêt : le sens de la « main invisible »
1L’honneur est le « principe » des monarchies, la passion dominante commune aux gouvernés et aux gouvernants. Montesquieu en propose une définition originale : « préjugé de chaque personne et de chaque condition », il s’apparente à l’ambition, au désir de préférences et de distinctions qui incite les hommes à accomplir de grandes actions (EL, III, 6-7). L’honneur se trouve ainsi opposé à la crainte, principe des États despotiques : il est inconnu de ces lieux où les hommes, égaux dans leur commune servitude, ne peuvent être distingués que par la faveur, en récompense d’une inconditionnelle soumission (III, 8). Il se distingue également de la vertu politique, réservée aux citoyens des républiques : dans les monarchies, « l’État subsiste indépendamment de l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler » (III, 5). Plus traditionnellement, les Lettres persanes considéraient l’honneur comme récompense de la vertu, entendue comme dévouement civique (LP, [‣]). Mais L’Esprit des lois, en élaborant la notion de « principe », creuse la différence entre l’amour de la patrie, « renoncement toujours très pénible » requis par les républiques antiques, et l’honneur qui, « favorisé par les passions, les favorise à son tour » (IV, 5). Cette différence induit celle des récompenses qui conviennent aux différents régimes : alors que dans les républiques, la vertu trouve en elle-même sa propre récompense, dans les monarchies, où chacun « tend à la supériorité » (V, 4), « l’honneur règne seul » et doit être récompensé par des préférences et par des distinctions (V, 18). En réalité, l’opposition entre honneur et vertu n’est pas cantonnée à une dimension politique : les principes d’évaluation de l’honneur sont distincts à la fois des critères moraux, considérés comme vulgaires, et des normes du droit. L’honneur, qualifié de préjugé « bizarre », légifère sur les vertus, et décide de la validité de tout ce qui est prescrit. Animé de devoirs envers lui-même plutôt qu’envers autrui, il exerce sa juridiction sur les principes, qu’ils aient leur source dans la religion, dans la politique, ou dans la morale (IV, 2). Cependant, cette irrationalité et cette immoralité ne doivent pas être déplorées : le ressort des monarchies se substitue économiquement à l’amour de la patrie, en conduisant les sujets à contribuer, sans le savoir ni le vouloir, à la réalisation du bien commun ; l’honneur, en inspirant les plus belles actions fût-ce au péril d’une vie, peut « conduire au but du gouvernement comme la vertu même » (III, 6-8). Entre la vertu républicaine, définie par la subordination volontaire de l’intérêt particulier à l’intérêt public, et la crainte despotique, qui suppose l’étouffement autoritaire des intérêts, l’honneur réalise la convergence involontaire des intérêts privés dans l’intérêt public : « L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; et il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers » (III, 7).
2Vices privés, vertus publiques ou vice moral, vertu politique (XIX, 11) : Montesquieu semble ainsi appliquer à la définition de l’honneur le paradoxe mandevillien de la Fable des abeilles – disjonction de la fin envisagée par l’individu et des effets réels qui découlent de son action, des intentions égoïstes et des résultats sociaux. L’indignation suscitée chez les lecteurs philosophes de L’Esprit des lois ne saurait donc surprendre : que ce soit au nom des principes républicains ou au nom d’une défense de la monarchie absolue éclairée, une telle conception de l’honneur ne pouvait que choquer des esprits accoutumés, dans la continuité de la tradition aristotélicienne, à voir l’honneur défini comme « prix de la vertu » (voir Binoche, p. 118-121). En soutenant que l’honneur « prend la place de la vertu et la représente partout » pour conclure que « dans les monarchies bien réglées, tout le monde sera à peu près bon citoyen, et on trouvera rarement quelqu’un qui soit homme de bien ; car pour être homme de bien, il faut avoir l’intention de l’être » (III, 5 et 6), Montesquieu s’exposait plus immédiatement encore aux foudres de ses censeurs : l’« honneur faux », fondé sur l’égoïsme et l’ambition, semble inconciliable avec la vertu chrétienne, et sa définition risque d’apparaître comme un dénigrement de la monarchie française. Mais les ajouts de détail et les précisions formelles suscitées par ces attaques ne doivent pas occulter l’essentiel : Montesquieu n’hésite pas à soutenir que la distinction entre les principes (honneur et vertu) « est d’une fécondité si grande qu’ils forment presque tout mon livre » (Réponses à la faculté de théologie, OC, t. VII, p. 255).
L’honneur « faux » mais utile au public
3Cependant, cette distinction conduit à s’interroger : ne doit-on pas déplorer la dégénérescence de l’honneur en frivole savoir-vivre, la corruption de l’ethos chevaleresque en art de plaire purement mondain (IV, 2) ? Ne faut-il pas considérer les vestiges de cette éthique féodale – le point d’honneur – comme une dangereuse chimère (Pappas, 1982) ? D’un côté, la valorisation de l’honneur ne peut être liée à celle des exploits militaires. Dans la lignée de l’opposition aristocratique à Louis XIV, l’héroïsme subit un discrédit profond : « la gloire, quand elle est toute seule, n’entre que dans les calculs des sots » (Pensées, no 810 ; voir aussi nos 760-761). Après le Dialogue de Sylla et d’Eucrate (vers 1725), le Dialogue de Xantippe et de Xénocrate (vers 1727) récuse ainsi l’« être chimérique » qu’est l’honneur et ses conséquences sanglantes, au nom d’une conception de la vertu comme stricte obéissance aux lois (OC, t. VIII, p. 580, l. 97). Qu’il s’agisse de la recherche de signes certains de la virginité là où il ne peut y avoir que des preuves « chimériques » (LP, [‣]), ou de la volonté de manifester le dépôt de l’honneur par le duel, seul capable de venger l’affront susceptible de rejaillir sur une famille entière, l’irrationalité et l’injustice des lois de l’honneur aristocratique sont patentes (LP, [‣]). Les Considérations n’hésiteront pas à invoquer à propos du suicide héroïque des Romains « une espèce de point d’honneur, peut-être plus raisonnable que celui qui nous porte aujourd’hui à égorger notre ami pour un geste ou une parole » (xii ; OC, t. II, p. 136), et l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères (entre 1735 et 1739) attribuera aux peuples méridionaux, qui fuient la mort pour jouir des « biens réels » (vie, tranquillité, plaisirs) un cerveau de bien meilleure trempe que « les insensés du Nord, qui sacrifient leur vie à une vaine gloire, c’est-à-dire qui aiment mieux vivre après eux qu’avec eux » (OC, t. IX, p. 258, l. 719-720). Sans doute L’Esprit des lois reviendra-t-il sur l’irrationalité apparente du combat judiciaire : le code de l’honneur prend ses sources dans le droit germanique, en parfait accord avec les mœurs des guerriers francs (XXVIII, 17-24). Mais avec l’avènement de la monarchie absolue, c’est l’honneur lui-même qui risque de se dégrader en politesse extérieure et en simple soumission au roi, dont le courtisan attend servilement récompense (LP, [‣] ; EL, III, 5). La fausseté de l’honneur ne tient pas seulement à son caractère de préjugé : si le ressort des monarchies relève du mensonge, c’est surtout qu’il s’oppose aux vérités morales et à celles de la religion ; fondées sur le désir de se distinguer, les vertus sociales auxquelles il donne lieu relèvent du simulacre et des faux-semblants (IV, 2).
4La fausseté de l’honneur, toutefois, n’aboutit nullement à son invalidation en tant que principe politique. À la suite de Montaigne, Bayle, Fontenelle ou Mandeville, Montesquieu met l’accent sur les effets bénéfiques de l’illusion qui permet de contenter la vanité des hommes grâce à la seule monnaie symbolique des honneurs. Il y a là une sorte de ruse de la raison : le désir de réputation et de gloire, quelle que soit la vacuité de son objet, est plus efficace pour la société que la vertu elle-même, car sa force est celle des passions et de l’imagination. Dès les Lettres persanes, la dénonciation de l’honneur comme préjugé barbare s’accompagne ainsi de l’appréciation de son utilité politique dans le cadre d’une opposition entre gouvernements « doux » et gouvernements despotiques, cruels et violents. Le premier point concerne l’usage public qui peut être fait des récompenses symboliques (les honneurs) ou de la crainte de l’infamie. Selon Usbek, l’« heureuse fantaisie » de la gloire fait faire volontiers aux Français ce que les sultans n’obtiennent de leurs sujets qu’en leur mettant sans cesse devant les yeux supplices et récompenses : l’individu monarchique est capable d’accéder aux représentations symboliques et d’intérioriser les normes par « goût » (LP, [‣]). La puissance motrice de l’intérêt inhérent à l’honneur réside précisément dans cette recherche des récompenses symboliques, converties par la vanité en satisfactions réelles. La distribution des marques et insignes du prestige permet de la sorte au monarque, « grand magicien », de susciter de grandes actions en toute économie (LP, [‣]) ; le « trésor de l’honneur » supplée à tous les autres (EL, III, 7 ; V, 18). L’utilité de l’imagination s’entend en outre, dès les Lettres persanes, dans le domaine de la distribution des peines : parce que le calcul des individus intègre la crainte du blâme et de l’infamie, le législateur peut réduire les supplices, ce qui contribue à la douceur du gouvernement (LP, [‣], [‣]). C’est cette même économie qui se trouvera placée au cœur de l’art de gouverner monarchique dans L’Esprit des lois, où la liberté du citoyen, entendue comme opinion de sa sûreté, dérive de cette modération (EL, VI, 9 et 12 ).
5Les effets bénéfiques de l’honneur concernent surtout le maintien de la liberté politique. En tant que « trésor sacré » indépendant de la faveur du monarque (il est « le seul dont le souverain n’est pas le maître, parce qu’il ne peut l’être sans choquer ses intérêts »), l’honneur, fondé sur l’éducation à la liberté, permet la résistance au pouvoir arbitraire des princes : « la gloire n’est jamais compagne de la servitude » (LP, [‣]). En arbitrant l’obéissance, le ressort des monarchies ménage la possibilité d’une opposition au bon vouloir du souverain. Quand on voudrait lui interdire le duel, « l’honneur, qui veut toujours régner, se révolte, et il ne reconnaît point de lois » (LP, [‣]). Au nom d’une certaine idée de sa grandeur, le sujet des monarchies peut toujours refuser les ordres infamants et l’obéissance servile. Même s’il convoite les distinctions distribuées par le monarque, l’honneur reste juge de l’acceptation des honneurs (emplois publics, magistratures) car « telle est la bizarrerie de l’honneur, qu’il se plaît à n’en accepter aucun que quand il veut, et de la manière qu’il veut » (EL, V, 19). La tendance à la soumission face au monarque, source des honneurs, est tempérée par la suprématie du code de l’honneur, qui encourage l’indépendance et peut mener à l’insoumission : « Il n’y a rien dans la monarchie que les lois, la religion et l’honneur prescrivent tant que l’obéissance aux volontés du prince ; mais cet honneur nous dicte que le prince ne doit jamais nous prescrire une action qui nous déshonore, parce qu’elle nous rendrait incapables de le servir […] ¶Il n’y a rien que l’honneur prescrive plus à la noblesse que de servir le prince à la guerre […] Mais en imposant cette loi, l’honneur veut en être l’arbitre ; et s’il se trouve choqué, il exige ou permet qu’on se retire chez soi » (EL, IV, 2 ; voir Pensées, no 1983). Le désir de perpétuer sa propre grandeur ne suscite pas seulement l’envie de s’illustrer par des actions extraordinaires et de s’exposer au service de l’État : il invite à s’affranchir d’une obéissance absolue dont l’effet serait la corruption despotique.
6L’Esprit des lois précise les modalités de cette résistance occasionnelle ou de cette désobéissance réglée en articulant « nature » et « principe » : l’honneur doit surtout animer les pouvoirs intermédiaires, dont la noblesse et le Parlement. Le ressort des monarchies apparaît dès lors comme un mobile de l’action qui, par le biais de son code, prend valeur d’obligation, et entretient avec le droit un rapport ambigu. Rendu possible par la fixité des lois et de la constitution, la légalité extra-juridique de l’honneur, sur le mode des « règles suivies et des caprices soutenus » (III, 8) peut à la fois soutenir le droit et s’opposer à lui. D’un côté, les lois de l’honneur se conçoivent dans le silence des lois civiles, voire en opposition avec elles (IV, 2) ; de l’autre, l’énergie passionnelle de l’honneur est source d’une loyauté que l’obligation rationnelle ne pourrait susciter : « Dans les cas même où les lois ont de la force, elles en ont toujours moins que l’honneur. Le devoir est une chose réfléchie et froide ; mais l’honneur est une passion vive, qui s’anime d’elle-même et tient d’ailleurs à toutes les autres. Dites à des sujets qu’ils doivent obéir à leur prince parce que la religion et les lois l’ordonnent, vous trouverez des gens froids. Dites-leur qu’ils doivent lui être fidèles parce qu’ils le lui ont promis, et vous les verrez s’animer » (Pensées, no 1856). Entre la désobéissance anarchique et l’obéissance passive, l’arbitrage de l’honneur ouvre dès lors à une obéissance conditionnelle. La possibilité de la remontrance, voire du retrait, distingue l’obéissance servile des États despotiques de l’obéissance réfléchie – à défaut d’être rationnelle – des États monarchiques modérés : « Dans les États monarchiques et modérés, la puissance est bornée par ce qui en est le ressort, je veux dire l’honneur, qui règne comme un monarque sur le prince et sur le peuple […]. De là résultent des modifications nécessaires dans l’obéissance ; l’honneur est naturellement sujet à des bizarreries, et l’obéissance les suivra toutes » (EL, III, 10).
7Tel est donc, pour l’essentiel, le sens de l’honneur « faux » mais utile au public : les récompenses conventionnelles offertes à l’ambition noble (titres, préséances…) sont certes peu coûteuses au monarque, mais en contrepartie, son pouvoir se trouve limité par l’orientation de l’allégeance des privilégiés en direction des corps intermédiaires, qui confèrent aux nobles un statut n’émanant pas du monarque. C’est ce contrepoids à l’autorité royale enraciné dans les sujets par le code de l’honneur qui rend possible, face aux tentations constantes de l’abus de pouvoir, la sauvegarde de la liberté de tous. La corruption de la monarchie intervient précisément « lorsque l’honneur a été mis en contradiction avec les honneurs, et que l’on peut être à la fois couvert d’infamie et de dignités » (VIII, 7), au moment où les grands, devenus courtisans, se font les purs instruments de la volonté du prince.
Honneur et intérêt : le sens de la « main invisible »
8Cette lecture, toutefois, ne doit pas occulter la diversité des interprétations de l’honneur. Primo, l’extension du principe est délicate à déterminer : est-il réservé aux nobles qui forment pour l’essentiel la « nature » de la monarchie (ce pourquoi les lois doivent travailler à « soutenir cette noblesse, dont l’honneur est, pour ainsi dire, l’enfant et le père », V, 9) (Althusser, p. 79-81) ou s’étend-il à toutes les conditions, en régnant souverainement « sur le prince et sur le peuple » ? Secundo, les lois de l’honneur sont-elles des normes substantielles de conduite ou des règles procédurales permettant à chacun de se donner de façon autonome ses fins (Oakeshott, Mosher) ? Tertio, peut-on voir dans l’hétérogenèse des fins réalisée par l’honneur (« il se trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers ») une anticipation, d’esprit libéral, de la « main invisible » ? Ces trois points engagent les liens privilégiés entre honneur et noblesse, le rapport entre honneur et intérêt marchand, enfin le rapport entre honneur et sens du bien public. Aux interprètes qui enracinent l’honneur dans l’esprit militaire de la noblesse d’épée et voient dans le tableau brossé par Montesquieu une critique de l’éthique aristocratique (Hulliung, Pangle) s’opposent ceux pour qui le principe de l’honneur est plus pénétré de l’esprit d’intérêt égoïste – caractéristique de la modernité – que du désir héroïque de gloire (Iglesias, p. 266). L’honneur ne se conçoit-il pas précisément dans ce double mouvement d’expansion démocratique et de défense figée des privilèges (Mosher) ? En soutenant que « le point d’honneur est entré dans toutes les conditions, chaque particulier de la nation voulant être honoré des autres » (Essai sur les causes, OC, t. IX, p. 256, l. 663-664), et en définissant l’honneur comme « préjugé de chaque personne et de chaque condition » (EL, III, 6 ; souligné par nous), Montesquieu laisse planer une ambiguïté certaine. Faut-il scinder la locution et envisager différemment l’honneur des personnes et l’honneur des conditions (Binoche, 1998) ? Si la passion dominante qui régit les monarchies consiste essentiellement en un désir de réputation et d’estime, ne pourra-t-on y voir une simple aspiration individuelle ?
9Sans lever l’ambiguïté, persistante dans l’œuvre de Montesquieu (Rétat, 1973), force est de constater que l’honneur reste enraciné dans les corps, et que sa partialité diffère par nature de celle de l’intérêt matériel (Rosso, Kingston, Krause, Spector). Même si l’homme d’honneur doit rechercher la richesse afin de pouvoir soutenir son rang, c’est en Angleterre, où l’honneur a disparu avec les corps intermédiaires, ou encore dans le régime despotique, tout aussi atomisé, que les hommes ne sont incités à agir que par « l’espérance des commodités de la vie » (EL, V, 18). À vouloir se déprendre de la rationalité de l’honneur aristocratique pour faire prévaloir la rationalité économique bourgeoise, la monarchie risque de perdre les ressorts de sa puissance et de sombrer dans le despotisme : « Tout est perdu », avance Montesquieu, « lorsque la profession lucrative des traitants parvient encore par ses richesses à être une profession honorée ». Rien n’est plus contraire à l’esprit de la monarchie : « Il y a un lot pour chaque profession. Le lot de ceux qui lèvent les tributs est les richesses, et les récompenses de ces richesses sont les richesses mêmes. La gloire et l’honneur sont pour cette noblesse qui ne connaît, qui ne voit, qui ne sent de vrai bien que l’honneur et la gloire » (EL, XIII, 20).
10Cette distinction entre honneur et intérêt permet de comprendre en quoi le schème de convergence involontaire des intérêts véhiculé par l’honneur se distingue de la « main invisible » des économistes. Si l’État monarchique peut prospérer sans que nul ne soit prêt à se sacrifier pour lui, c’est que l’éducation, dans ce régime, a forgé les hommes selon le code de l’honneur. Dans L’Esprit des lois, la formation de l’« honnête homme » suppose la définition de principes axiologiques qui déterminent l’attribution de la louange et du blâme. En tant que « maître universel qui doit partout nous conduire », l’honneur prescrit et interdit certaines catégories d’action, et ses critères diffèrent en tous points de ceux de la morale commune : « On n’y juge pas les actions des hommes comme bonnes, mais comme belles ; comme justes, mais comme grandes ; comme raisonnables, mais comme extraordinaires » (IV, 2). Le point de vue de l’éthique aristocratique valorise les processus de distinction qui attestent de la supériorité sur le commun du peuple : par orgueil, l’honneur exige la noblesse des vertus, la franchise des mœurs et la politesse des manières ; il autorise la galanterie, la ruse ou l’adulation, pourvu que ces actions soient liées à des idées de grandeur ; il permet enfin de faire cas de sa fortune mais non de sa vie, et interdit surtout de se dégrader, ce qui peut susciter de courageuses résistances face à l’arbitraire et à l’abus de pouvoir. Il est donc impossible d’assimiler le code de l’honneur à de pures normes procédurales dissociées de toute conception du bien : les règles suprêmes de l’honneur dessinent, à l’égard des biens (vie, pouvoirs, propriétés), un code de conduite relativement strict (IV, 2). Corrélativement, même si les conséquences sociales (la politesse) et économiques (le luxe) du désir de se distinguer inhérent à l’honneur sont essentielles, l’usage du concept de convergence involontaire des intérêts est d’abord politique. Grâce à l’honneur, les sujets ne sont pas réduits au statut d’instruments serviles du pouvoir arbitraire ; la désobéissance civique demeure un horizon possible, et les grandes ambitions de certains, aussi peu soucieuses soient-elles de forger le bien commun, contribuent selon Montesquieu à la liberté de tous.
Bibliographie
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