Féodalité

Céline Spector

1Si Montesquieu a entrepris très tôt ses recherches sur l’histoire de la féodalité, ce n’est que dans les quelques mois précédant la publication de L’Esprit des lois qu’il rédige les livres consacrés à l’histoire de France (XXVIII, XXX et XXXI) – au point que ses deux livres finaux sur les lois féodales auraient pu ne pas paraître (lettre à Mgr Cerati du 28 mars 1748, OC, t. XX). Cependant, ces livres ne sont pas un simple appendice historique sans rapport avec le reste de l’œuvre : ils sont centraux à la fois pour la controverse entre « germanistes » et « romanistes » sur les origines de la monarchie franque – polémique dont les échos se feront entendre dans le débat sur le droit français au siècle suivant (Ellis, 1989) – et pour la conception de la monarchie modérée défendue dans L’Esprit des lois. La posture de Montesquieu doit donc être restituée entre celle de ses deux interlocuteurs privilégiés, Dubos et Boulainvilliers : « M. le comte de Boulainvilliers et M. l’abbé Dubos ont fait chacun un système, dont l’un semble être une conjuration contre le tiers état, et l’autre une conjuration contre la noblesse » (XXX, 10). C’est le « beau spectacle » des lois féodales que Montesquieu entend exposer en évitant la partialité de ses prédécesseurs : il faut se tenir « entre les deux ». Il s’agit de relire l’histoire de la féodalité et de ses lois « qui ont fait des biens et des maux infinis » et ont « laissé des droits » qui subsisteront dans la monarchie (XXX, 1). La réflexion sur les origines du droit public fait apparaître les conflits qui sont à l’origine de la distribution des pouvoirs intermédiaires susceptible de préserver la liberté politique.

« Il faut éclairer l’histoire par les lois, et les lois par l’histoire » (XXXI, 2) 

2Afin de déterminer les origines des pouvoirs intermédiaires, Montesquieu remonte donc aux fondements de la « constitution française » (XXX, 21). C’est le gouvernement aristocratique et militaire par les assemblées de la nation qui conduit, par la conservation des coutumes après la conquête des Gaules, au « gouvernement gothique » dont la monarchie française du XVIIIe siècle est la forme corrompue. L’histoire de la féodalité s’intéresse au premier chef au pouvoir du roi, des nobles et du clergé : l’analyse des divisions du pouvoir militaire, du pouvoir judiciaire et du pouvoir fiscal, associés à la police des fiefs, permet de contrer les théories favorables à la monarchie absolue.

3L’Esprit des lois prend ainsi position entre les histoires concurrentes de Boulainvilliers et de Dubos (Carcassonne). Pour le premier, la conquête des Francs est l’événement fondateur de la monarchie, suivi, après un partage des terres, d’un asservissement des Gaulois conquis (nommés Gallo-Romains depuis le XIXe siècle). Selon Boulainvilliers, les conquérants formèrent une aristocratie admise à participer au pouvoir sur un pied d’égalité avec leur chef qui, suivant les coutumes germaniques, n’était qu’un chef de guerre librement choisi. En raison du statut des fiefs, les justices seigneuriales existèrent dès les débuts de la monarchie ; la vassalité, qui apparut à la fin de la seconde race, fut d’emblée féodale. Les fiefs, récompenses données aux vassaux et issues du domaine de l’Etat, étaient « des héritages nobles et successifs, consistant en terres, justices et hommages, propres aux seuls nobles d’ancienne race, par la possession desquels ils étaient engagés de foi et de serment à servir les seigneurs souverains dans les guerres, tant de leurs propres personnes que de celles de leurs sujets » (Dissertation sur la noblesse de France, p. 110). Boulainvilliers associe l’hérédité des fiefs à la protection proposée par les seigneurs dans ces temps d’insécurité ; il est naturel qu’ils aient voulu conserver et transmettre à leurs héritiers les forteresses qu’ils avaient édifiées à leurs dépens (p. 108-109). Dans cette optique, le pouvoir de l’aristocratie féodale est originel et c’est le pouvoir despotique des monarques qui a porté atteinte, par usurpations successives, aux droits et aux libertés primitives.

4À l’inverse, l’histoire évoquée par Dubos dans l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules nie la réalité de la conquête et soutient que l’autorité royale, d’emblée absolue, dérive de l’imperium romain. L’alliance entre Francs et Romains ne fut changée en domination que par la volonté même des Gaulois qui virent en Clovis un « ange tutélaire », et par la cession de Justinien qui conféra à ses descendants la pleine souveraineté. À ce titre, les Francs ne sont pas une caste militaire dominant des populations asservies mais une minorité soumise. C’est cette fois la concentration des pouvoirs entre les mains des rois mérovingiens qui est originelle, et les juridictions seigneuriales ne purent naître, au IXe et au Xe siècles, que par usurpation : « Au commencement du VIIIe siècle, tous les citoyens de notre monarchie ne reconnaissaient d’autre juridiction et d’autre pouvoir que la juridiction et le pouvoir du roi, et celui des officiers qu’il avait choisis personnellement pour être durant un temps les dépositaires de son autorité. Les particuliers n’avaient point encore usurpé alors les droits de l’État […] » (t. III, p. 299). Selon Dubos, le monopole royal de la justice ne fut aboli qu’au moment où, à la fin de la dynastie carolingienne, les vassaux se l’approprièrent comme un droit patrimonial ; les officiers délégués par le souverain s’arrogèrent alors un pouvoir indu en convertissant ce qui était de leur ressort administratif en dignités héréditaires. L’instauration de l’hérédité des fiefs fut une révolution funeste, qui contrevint simultanément aux « droits du prince » et aux « droits du peuple ». C’est à ce moment que les usurpateurs instaurèrent leur justice, imposèrent leurs lois et inventèrent les droits seigneuriaux : « ce fut alors que les Gaules devinrent véritablement un pays de conquête » (t. III, p.  442).

5Or entre la version favorable à la monarchie absolue et celle qui défend les droits bafoués de l’aristocratie d’épée, entre romanisme et germanisme, les livres historiques finaux de L’Esprit des lois proposent une voie médiane. Dubos, plus que Boulainvilliers, est d’abord l’adversaire à combattre. D’un point de vue factuel, l’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules est un colosse aux pieds d’argile puisque son point de départ, la négation de la conquête, fragilise l’édifice entier bâti dans « trois mortels volumes » (XXX, 23 ; voir aussi 24). Surtout, Dubos livre une vision arbitraire et despotique de l’histoire, celle de rois appelés par les peuples pour succéder aux droits des empereurs romains, et dont le recours salutaire à l’Église devait permettre d’asseoir durablement l’autorité contre les exactions des barons pillards. À l’inverse, Montesquieu récuse l’idée d’une continuité des mécanismes admirables de l’administration romaine après que Clovis eut été fait consul, comme celle d’une rupture ultérieure, vers la fin de la dynastie carolingienne : la féodalité, loin d’être issue d’une décomposition interne du pouvoir central par une caste dominatrice, précède largement l’instauration de la monarchie absolue ; l’aristocratie, loin d’être née d’une usurpation des pouvoirs du prince et des droits du peuple, tient aux temps originels de la conquête. Comme le rapporte Tacite, le partage du pouvoir législatif fut d’abord matérialisé chez les Francs sous la forme des assemblées de la nation, composée des leudes qui donnaient leur consentement aux impôts et aux expéditions guerrières, et participaient en armes aux délibérations sur les affaires principales du royaume (XVIII, 30 ; voir LP, [‣]). Or en vertu de l’inertie des usages comprise dans le « génie de la nation », le pouvoir des leudes se perpétua après la conquête. À partir de la Germanie de Tacite, Montesquieu privilégie le rôle des obligations militaires dans le processus féodal. En montrant que seuls les nobles avaient « la dignité de fidèles », L’Esprit des lois fournit le point d’ancrage historique de la fixité de la noblesse comme de sa fonction politique : dans les débuts de la monarchie française, les nobles pouvaient seuls se recommander pour un fief et « les fiefs se donnaient à la naissance, souvent avec l’assentiment de la nation » ; l’amovibilité des fiefs ne signifia pas au départ que l’on pût les donner et les reprendre « d’une manière capricieuse et arbitraire » (XXXI, 1). Corrélativement, le droit de justice étant inhérent au fief, les juridictions seigneuriales dérivèrent de cet enracinement territorial : « Je vois déjà naître la justice des seigneurs. Les fiefs comprenaient de grands territoires, comme il paraît par une infinité de monuments. J’ai déjà prouvé que les rois ne levaient rien sur les terres qui étaient du partage des Francs ; encore moins pouvaient-ils se réserver des droits sur les fiefs. Ceux qui les obtinrent eurent à cet égard la jouissance la plus étendue ; ils en tirèrent tous les fruits et tous les émoluments ; et, comme un des plus considérables […] était les profits judiciaires (freda) que l’on recevait par les usages des Francs, il suivait que celui qui avait le fief avait aussi la justice […] » (XXX, 20). Montesquieu accorde à Boulainvilliers que les chartes qui attestent de l’existence des justices seigneuriales sont « le principal monument de notre liberté » (Pensées, no 1184 ; voir Boulainvilliers, Histoire de l’ancien gouvernement de la France, t. II, p. 92).

6L’usage érudit de l’histoire justifie ainsi l’existence de justices seigneuriales et donc l’attribution du pouvoir judiciaire à des corps indépendants du monarque, de même qu’il justifie l’exemption d’impôt de la noblesse, contre les allégations erronées de Dubos (XXX, 12-15). Mais le système de Boulainvilliers n’est pas sans failles pour autant : si Montesquieu reconnaît l’existence de la conquête de la Gaule, il en atténue les effets inégalitaires. En réalité, les conquérants n’ont pas asservi les vaincus mais leur ont permis de conserver leurs droits politiques, tout en rendant possible une fusion entre les peuples, dès lors que les Romains acceptaient de vivre sous la loi salique (XXVIII, 2-4) – la position de Montesquieu semble avoir évolué sur ce point depuis les Considérations sur les […] Romains où la conquête franque expliquait « cette différence accablante entre une nation noble et une nation roturière » (xviii). Les modalités du partage entre conquérants et peuples conquis se comprend à partir de leur mode de subsistance : alors que les Francs ne dépouillèrent pas les Romains de terres dont ils n’auraient su que faire et ne firent donc pas de partage général (XXX, 8), « le Bourguignon, guerrier, chasseur et pasteur, ne dédaignait pas de prendre des friches » (XXX, 9). Si les Goths et les Bourguignons durent obtenir leur subsistance des empereurs ou des magistrats romains qui leur donnèrent du blé puis des terres selon des conventions précises, « les Francs ne suivirent pas le même plan. On ne trouve dans les lois saliques et ripuaires aucune trace d’un tel partage des terres. Ils avaient conquis, ils prirent ce qu’ils voulurent, et ne firent de règlement qu’entre eux » (XXX, 7). Ce sont donc les « besoins mutuels des deux peuples qui devaient habiter le même pays » qui présidèrent à la répartition du sol et des serfs et qui doivent rendre compte de la diversité des dispositions légales suivant la conquête, contre l’hypothèse de la spoliation et de l’asservissement soutenue par Boulainvilliers (XXX, 9, 11). Surtout, ce dernier a eu tort d’identifier vassalité et féodalité (XXX, 3-11) et d’attribuer le droit des seigneuries à la soumission spontanée du peuple à ses seigneurs, qui auraient rendu leurs fiefs héréditaires. D’abord « bénéfice », ou récompense d’un service militaire, le fief devint ensuite monnaie de la fidélité des barons ou des dignitaires ecclésiastiques, servant aux rois à se ménager des appuis toujours éphémères, avant que leur devenir viager puis héréditaire ne rende impossible la perpétuation de l’échange. Il reste que Boulainvilliers a raison sur l’essentiel : l’établissement de la féodalité tient aux institutions et aux mœurs des Germains, l’histoire justifie l’antiquité des droits de la noblesse et la limitation de la puissance royale. La formation des juridictions seigneuriales, dont Montesquieu fait l’un des points de résistance essentiels contre le basculement despotique (II, 4), est bien issue – fût-ce au cours de l’histoire – d’un droit originel. À cet égard, Montesquieu demeure plus proche de Boulainvilliers que de Dubos qui présentait l’appropriation du pouvoir de juger comme une scandaleuse usurpation : la justice seigneuriale fut d’emblée un droit lucratif inhérent au fief, dérivant du « premier établissement », et non de sa corruption (XXX, 22) (Gautier, 1999).

7La nature du pouvoir souverain s’en trouve éclairée. Pour Montesquieu comme pour Boulainvilliers, le monarque est d’abord un simple suzerain. Envisageant Clovis comme un consul romain, Dubos avait nié toute survivance des assemblées de la nation au début de la monarchie : « on voit bien que lorsque tous les Francs furent devenus sujets de Clovis, et qu’ils eurent été dispersés dans les Gaules, il n’était plus possible de les assembler chaque année, et de délibérer des affaires importantes dans un conseil si nombreux. L’ancien champ de mars fut donc aboli sous les successeurs de ce prince » (t. III, p. 327). À l’inverse, Montesquieu soutient que les maires du palais furent élus, dans les assemblées de la nation, selon les procédés utilisés avant la conquête (XXXI, 4). À l’origine, chez ces peuples qui ne cultivaient pas les terres, tout pouvoir était militaire et la royauté n’existait pas (XVIII, 30) ; l’élection des maires du palais, qui concentraient la puissance, se fit par la suite collégialement (XXXI, 3-4) ; enfin, lorsque l’autorité du maire fut jointe à l’autorité royale – concentrant ainsi les pouvoirs militaires et civils – l’alliance du principe d’élection et du principe d’hérédité donna lieu à une forme de « conciliation » (XXXI, 16). Seule l’instauration de l’hérédité des fiefs généralisa en France le principe d’hérédité et la règle de primogéniture mâle que Dubos considérait comme concomitantes de l’avènement de la monarchie (ibid., p. 260-270). À la suite de Boulainvilliers, Montesquieu historicise donc la première « loi fondamentale » de la monarchie franque : la loi politique – la loi salique, principale loi fondamentale du royaume – fut dérivée de la loi civile (XVIII, 22). L’abaissement de la royauté et la pérennisation du régime des fiefs, dont les biens d’Église finirent par suivre le statut, furent ensuite étroitement associées, sans que la règle de dévolution de la couronne échappât aux luttes de pouvoir entre principe d’élection et principe d’hérédité : le royaume, avec le couronnement d’Hugues Capet, plus grand propriétaire du royaume et primus inter pares, devint ainsi héréditaire, selon Montesquieu, au même titre que les fiefs.

Équilibre des pouvoirs et balance des ordres

8L’histoire justifie ainsi l’affirmation apparemment naturaliste selon laquelle « le pouvoir intermédiaire subordonné le plus naturel est celui de la noblesse. Elle entre en quelque façon dans l’essence de la monarchie, dont la maxime fondamentale est : point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque ; mais on a un despote » (II, 4). Parce que l’usurpation volontaire dénoncée par les deux principaux protagonistes du débat contemporain – usurpation due aux nobles, selon Dubos, usurpation due aux monarques, d’après Boulainvilliers – n’a pas eu lieu, il importe de retracer en détail l’évolution des rapports de force entre le roi et ses officiers d’une part, la noblesse et le clergé (eux-mêmes rivaux) de l’autre. L’histoire de la balance des ordres (XXXI, 24 [25]) est étroitement liée à celle de la balance des pouvoirs. À ce titre, le moment d’harmonie des ordres décrit sous Charlemagne n’est qu’une parenthèse dans l’affrontement des intérêts, qui suscite des alliances précaires et toujours changeantes (XXX, 21). Alors que Louis le Débonnaire, prétendant s’appuyer sur de récents anoblis et priver le clergé comme la noblesse de ses emplois, fut abandonné de ces deux corps, désormais « séparés », Lothaire, Louis et Charles « cherchèrent, chacun de leur côté, à attirer les grands dans leur parti et à se faire des créatures. Ils donnèrent à ceux qui voulurent les suivre des préceptions des biens de l’Église ; et pour gagner la noblesse, ils lui livrèrent le clergé » (XXXI, 22 [23]). À cette période marquée par la fluctuation des biens publics et l’incapacité du roi à arbitrer les conflits des deux ordres succéda ensuite une autre alliance, au moment où le clergé et la noblesse parurent « s’unir d’intérêt ». Mais si l’union se fit contre les Normands, elle n’assura pas la victoire de l’autorité royale qui, en tentant de s’assurer le soutien du clergé, ne réussit qu’à provoquer leur affaiblissement réciproque (ibid.). Loin de manifester l’alliance intangible du trône et de l’autel contre les forces centrifuges des seigneurs – selon la cléricale histoire de Dubos – l’histoire traduit donc les rapports de force entre instances concurrentes : « La puissance civile étant entre les mains d’une infinité de seigneurs, il avait été aisé à la juridiction ecclésiastique de se donner tous les jours plus d’étendue : mais, comme la juridiction ecclésiastique énerva la juridiction des seigneurs et contribua par là à donner des forces à la juridiction royale, la juridiction royale restreignit peu à peu la juridiction ecclésiastique, et celle-ci recula devant la première » (XXVIII, 41).

9Cependant, l’insistance sur la formation des pouvoirs intermédiaires susceptibles de limiter la concentration des pouvoirs de l’État s’accompagne d’une réflexion sur la limitation nécessaire du pouvoir de la noblesse : le livre XXVIII de L’Esprit des lois constitue une critique notable de la « conjuration » de Boulainvilliers contre le tiers état. Loin de toute usurpation volontaire de la part des officiers royaux, baillis et sénéchaux rusés et ambitieux, la séparation de la justice et du fief provient de l’évolution interne du droit, et des nouvelles règles d’appel qui firent suite à la jurisprudence du combat judiciaire – lorsque juger, qui faisait partie des devoirs des vassaux, ne fut plus seulement combattre. Dans un chapitre abandonné, Montesquieu étudie dans Beaumanoir la balance des pouvoirs entre le bailli et le seigneur (Ms 2506/14, f. 1-3 ; L’Atelier de Montesquieu, p. 224-226 ; OC, t. 6, à paraître). De même que la première tentative d’intégration du droit romain ne fut pas faite pour contraindre la noblesse, la seconde renaissance, une fois redécouvert au XIIe siècle le Digeste de Justinien, ne doit pas être mise au compte d’une volonté de nuire : si, comme l’avait remarqué Boulainvilliers, la victoire du droit romain fut celle des lettrés, des praticiens et des jurisconsultes qui se substituèrent aux pairs et aux prud’hommes devenus incapables de juger – signant ainsi le déclin des justices seigneuriales –, les responsabilités sont partagées dès lors que « les jugements, au lieu d’être une action éclatante, agréable à la noblesse, intéressante pour les gens de guerre, n’étaient plus qu’une pratique qu’ils ne savaient ni ne voulaient savoir » (XXVIII, 42 ; souligné par nous). Montesquieu insiste sur l’introduction par saint Louis de l’« appel de défaute de droit », qui fut à l’origine de la reprise de la justice par le roi : celui-ci devint le recours ultime et non plus simplement le juge des causes majeures (intéressant directement l’ordre politique). À ses yeux, cette évolution majeure du droit ne doit pas être imputée à la volonté royale d’usurper un pouvoir qui ne lui appartenait pas mais à la négligence des seigneurs féodaux et à l’évolution cohérente du droit (XXVIII, 28 ; voir XXVIII, 43).

10La position de Montesquieu est donc nuancée : le rejet de la thèse romaniste de Dubos ne signifie pas l’adoption sans réserves du « germanisme » de Boulainvilliers, comme en témoigne l’attitude des différents protagonistes du débat à l’égard de saint Louis. Dubos avait invoqué un choix initial et libre des juges royaux (latinistes) en faveur du droit romain, contre les coutumes barbares grossières « faites par des législateurs encore à demi sauvages » (t. III, p. 339-340). À l’inverse, Boulainvilliers critique le roi qui permit aux légistes de déposséder une noblesse ignorant le latin comme les usages complexes du droit : en retraçant l’origine des parlements, l’Histoire de l'ancien gouvernement de France pourfend ce roi « qui a tant fait de préjudice aux juridictions de ses vassaux, en recevant toutes les appellations de leurs justices, et en abolissant autant qu’il a pu celle des pairs pour leur substituer les prétendues lumières des juristes et des gens d’Église » (t. II, p. 48-49). Or L’Esprit des lois rend un fervent hommage à saint Louis qui, ayant aboli le combat judiciaire dans les tribunaux de ses domaines, parvint en douceur à dégoûter ses sujets de la jurisprudence française. En faisant traduire les livres de droit romain jusqu’à établir une compilation mixte de loi romaine et d’usages barbares, le roi, malgré les contradictions, finit par acclimater ensemble les deux formes de droit (XXVIII, 30-39). Préférant l’incitation à la contrainte, saint Louis fit évoluer la législation en utilisant le droit romain pour régler, limiter et corriger la jurisprudence française. Par là même, il manifestait sa modération, aussi bien dans sa façon de réformer que dans la mise en place d’un « chef-d’œuvre de législation » laissant place au rôle du Parlement qui devint à ce moment un « corps fixe », dont on commença à compiler les arrêts (XXVIII, 39). Ainsi naissait un pouvoir intermédiaire de toute première importance, garant des coutumes et des lois fondamentales du royaume, empêchant que le roi ne se croie absolu (legibus solutus), gardien d’une condition majeure de la liberté politique. Montesquieu admet donc que « l’ignorance » de la noblesse d’épée fut cause de sa perte de pouvoir, et ne manifeste nullement le mépris de Boulainvilliers à l’égard des robins (II, 4). La naissance des parlements, cours souveraines, est rattachée à l’extension de l’appel et à la rédaction des coutumes. À ce titre, l’hypothèse du complot royal doit être écartée. Les conséquences des mutations du droit ne doivent pas être imputées à une volonté politique visant à priver la noblesse de son pouvoir, mais à des effets non anticipés et à une évolution graduelle : les lois que fit saint Louis « eurent des effets qu’on n’aurait pas dû attendre de ce chef-d’œuvre de la législation. Il faut quelquefois bien des siècles pour préparer des changements ; les événements mûrissent, et voilà les révolutions » (XXVIII, 39). Boulainvilliers a tort d’imputer à la corruption des monarques et de leurs sbires ce qui tient en réalité à un trait inhérent à la condition humaine – le plaisir de la domination (XXVIII, 41).

11À ce titre, la critique du despotisme, commune à Boulainvilliers et à Montesquieu, emporte chez le second des conséquences tout autres, qui confortent le sens de sa « modération » (Venturino, 1995). Car la modération politique recherchée ne concerne pas simplement le pouvoir du roi, mais également la prétention à l’indépendance des pouvoirs intermédiaires, qui doivent demeurer « subordonnés », sinon « dépendants » (II, 4). Deux écueils doivent être évités : d’un côté, la centralisation administrative et la concentration des pouvoirs entre les mains du monarque défendue par Dubos ; de l’autre, la fragmentation excessive de l’autorité qui mène à la dissolution de l’État. Entre les deux, les lois féodales ont « produit la règle avec une inclinaison à l’anarchie, et l’anarchie avec une tendance à l’ordre et à l’harmonie » (XXX, 1). La démonstration de l’antériorité des privilèges à la monarchie ainsi que la démystification de la fonction royale n’aboutissent donc nullement à un panégyrique du gouvernement féodal, qui correspond à une figure pathologique de l’État. Sous les Capétiens, les seigneurs ne laissèrent aux rois que le nom et au lieu de faire un « corps de monarchie », comme sous la fin de la première dynastie (ou « race »), ils la mirent en lambeaux, divisant l’autorité dont ils avaient joui en commun sous un maire : « Ainsi on voyait un corps composé de pièces rapportées, sans harmonie et sans liaison ; point d’autorité dans le chef, aucune union dans les membres, chaque seigneur régissant son État particulier avec les mêmes défauts de la monarchie ; de la majesté sans pouvoir, des guerres faites avec courage à la vérité, mais sans but et sans dessein […] Les assemblées de la nation n’étaient que des conjurations et des prétextes continuels de vexation, tantôt pour dépouiller un seigneur, tantôt pour le perdre : tout le monde cherchait à s’opprimer, personne à se secourir » (Pensées, no 1302 ; transcrit avant 1739). Montesquieu décrit la barbarie féodale comme le moment de l’excès du particulier, par opposition au moment de l’excès du pouvoir absolu. L’histoire en fournit l’exemple, lorsque par une troisième révolution des lois féodales, les alleux purent relever des seigneurs tandis que les fiefs, les arrière-fiefs et les comtés s’émancipèrent du pouvoir monarchique en devenant héréditaires. Même si la pensée de Montesquieu semble avoir évolué sur ce point (voir Pensées, no 1730 ; transcrit en 1748-1750), l’hérédité des fiefs n’est pas présentée comme l’aboutissement souhaitable du processus ; elle relève bien plutôt d’une forme de « corruption », cause d’un déséquilibre dans le système des forces qui aboutit par abus successifs à la dissolution de l’autorité centrale, dès lors que « renoncer aux grands offices, c’était perdre la puissance même » (XXXI, 7). D’un côté, l’institution de l’hérédité, qui fait de la rémunération ponctuelle du bénéfice un don patrimonial, légalisant le vasselage, renforce la stabilité de la noblesse en lui conférant une assise territoriale d’où elle pourra se prémunir contre le bon plaisir des princes et donc le servir avec honneur (VI, 1). Si certains comme Dubos ont pu réfuter que le corps des antrustions formait bien dans l’État une noblesse d’origine, c’est parce que « les prérogatives n’étaient point attachées à un fief héréditaire » (XXX, 25). De l’autre, l’autonomie de la noblesse est porteuse d’un risque si elle n’est plus mise au service du prince mais utilisée contre lui. Ainsi, grâce à la puissance nouvelle due à la perpétuité des fiefs, « la plupart des seigneurs qui relevaient immédiatement de la couronne, n’en relevèrent plus que médiatement » ; les comtes se trouvèrent désormais entre le roi et les hommes libres : « et la puissance se trouva encore reculée d’un degré » (XXXI, 27 [28]). La communication du pouvoir s’en trouva altérée, et le monarque, au lieu d’être la source de tout pouvoir politique et civil limité par des « canaux moyens par où coule la puissance » (II, 4), fut presque dépourvu de toute autorité. Cette incapacité à chapeauter le dispositif pyramidal des liens de vassalité, directement causée par l’hérédité des fiefs, entraîna sous Hugues Capet le regrettable passage du gouvernement politique au « gouvernement féodal » – moment où Montesquieu, contrairement à bien d’autres historiens, arrête son enquête : « Un pouvoir qui devait passer par tant d’autre pouvoirs, et par de si grands pouvoirs, s’arrêta ou se perdit avant d’arriver à son terme. De si grands vassaux n’obéirent plus ; et ils se servirent même de leurs arrière-vassaux pour ne plus obéir. Les rois, privés de leurs domaines, réduits aux villes de Reims et de Laon, restèrent à leur merci. L’arbre étendit trop loin ses branches, et la tête se sécha » (XXXI, 31 [32]).

12L’usage de l’histoire du droit et de la balance des pouvoirs apparaît de la sorte : déterminer les conditions du concours des intérêts entre pouvoirs politiques et groupes sociaux ne permet pas tant de faire retour à un ordre passé que de recréer un équilibre propice dans des circonstances nouvelles. Entre Clovis et Hugues Capet (période couverte par les deux livres finaux de L’Esprit des lois), la monarchie modérée atteint un sommet sous Charlemagne, qui présida à une union politique tenant le milieu entre le morcellement factionnel et l’autocratie : « Charlemagne songea à tenir le pouvoir de la noblesse dans ses limites, et à empêcher l’oppression du clergé et des hommes libres. Il mit un tel tempérament dans les ordres de l’État qu’ils furent contrebalancés, et qu’il resta le maître. Tout fut uni par la force de son génie » (XXXI, 18). Lorsque la nation ne put plus s’assembler après la conquête, l’introduction des représentants ne modifia pas l’équilibre favorable à la liberté, et c’est ce gouvernement tempéré qui donna lieu, par mutations successives, à la « meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer » : « Et bientôt la liberté civile du peuple, les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert, que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré que le fut celui de chaque partie de l’Europe dans le temps qu’il y subsista. Et il est admirable que la corruption du gouvernement d’un peuple conquérant ait formé la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer […] » (XI, 8).

13Sans doute pourra-t-on relever le fait que Montesquieu, qui mentionne les chartes d’affranchissement des serfs, encore évoquées au terme de son histoire du droit français (XXVIII, 45), et intègre les pouvoirs municipaux aux pouvoirs intermédiaires (II, 4), ne fasse nullement des libertés communales le point de départ de l’avènement de la liberté en Europe. Malgré sa critique de Boulainvilliers, L’Esprit des lois ne restaure pas la place légitime du tiers état. Si la liberté française et la liberté anglaise ont une source commune, et si c’est bien du terreau aristocratique barbare que les principes de la liberté ont émergé historiquement (« Ce beau système a été trouvé dans les bois », XI, 6), ce n’est qu’en Angleterre, dans une histoire que Montesquieu n’écrira pas, que s’impose d’abord le pouvoir (et non simplement la « liberté ») des bourgeois.

Bibliographie

Henri de Boulainvilliers, Histoire de l’ancien gouvernement de la France, La Haye et Amsterdam, Aux dépens de la Compagnie, 1727 (Catalogue, nohttp://montesquieu.huma-num.fr/bibliotheque/fiche/brede/2912; t. II [http://books.google.fr/books?id=jRBt-N4yejoC]).

Dissertation sur la noblesse de France, dans Essais sur la noblesse de France, Amsterdam, 1732 (Catalogue, nohttp://montesquieu.huma-num.fr/bibliotheque/fiche/brede/2912bis [http://books.google.fr/books?id=0g1qOU6Dv5AC]).

Jean-Baptiste Dubos, Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, Paris, Osmont, 1734, 3 volumes (Catalogue, nohttp://montesquieu.huma-num.fr/bibliotheque/fiche/brede/2930 [http://books.google.fr/books?id=ZfQJAAAAIAAJ]).

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