Matière

Denis Casabianca

1Dans l’Essai d’observations sur l’histoire naturelle, Montesquieu entend étudier en physicien la production des végétaux. Selon lui, parler en « philosophe » des plantes c’est affirmer que « la plante la mieux organisée n’est qu’un effet simple et facile du mouvement général de la matière » (OC, t. VIII, p. 207). Le physicien n’examinerait que les mouvements de la matière pour en comprendre les effets. L’idée d’organisation (Pensées, no 76), qui sera le maître-mot de La Mettrie par exemple, et l’image d’un mouvement perpétuel de toute chose, peuvent faire penser que l’approche scientifique fait place ici à un matérialisme plus philosophique, à une position métaphysique. La question de savoir comment Montesquieu conçoit la réalité matérielle et quels pouvoirs il lui reconnaît conduit à s’interroger sur son rapport à Descartes. En effet, dans l’Essai d’observations, la position qu’il défend est celle d’un « cartésien rigide » par opposition à « ceux qui admettent une providence particulière de Dieu dans la production des plantes » (OC, t. VIII, p. 213). Du cartésianisme rigide au cartésianisme outré (au « spinozisme »), il n’y a qu’un pas qu’il n’est pas prudent de franchir trop ostensiblement. Faut-il penser qu’en ces questions Montesquieu avance masqué ? Les accusations de spinozisme auxquelles il doit répondre après la publication de L’Esprit des lois sont pour une part suscitées par l’évocation d’une « fatalité aveugle » et par la présentation du monde « formé par le mouvement de la matière » (EL, I, 1).

2Il faut d’abord noter que les recherches concernant la matière s’inscrivent dans un cadre cartésien (LP, [‣]). Mais, comme l’attestent le Discours sur la cause de la pesanteur des corps (mai 1720) et le Discours sur la transparence des corps (août 1720), il s’agit toujours d’un « cartésianisme critique » (Postigliola, p. 107). Montesquieu ne reprend pas les thèses physiciennes de Descartes, il s’y oppose même comme l’atteste la Dissertation sur le mouvement relatif de 1723 (voir le résumé qu’en fait Sarrau de Boynet, OC, t. VIII, p. 261-266). Une lettre de Dodart (28 décembre 1723) qui commente cette dissertation perdue permet de préciser la nature de l’opposition. La thèse centrale de Montesquieu est que le mouvement est essentiel à la matière (Bianchi, p. 120). Il n’est plus conçu comme une translation dans l’espace mais comme une activité interne des corps, une propriété essentielle, ce qui s’oppose aux Principes de la philosophie (II, 25). Une conséquence importante de cette thèse est qu’il n’y a pas de repos absolu (voir aussi Pensées, no 136). Ceci ne signifie pas seulement que le mouvement est toujours relatif, ce qui pourrait s’entendre pour Descartes (Principes, II, 24), mais que toute matière tend au mouvement et ne peut rester au repos. En imaginant que Dieu anéantisse le mouvement, celui-ci reprendrait de lui-même. Ceci s’oppose à la création continuée et à l’idée de force chez Descartes (Principes, II, 43 ; Lettre à Morus, août 1649, Charles Adam et Paul Tannery éd., t. V, 1903, p. 402-405). En effet, pour Descartes, aucun corps ne possède une force intérieure, mais la force de chacun n’est que celle de Dieu qui persiste. C’est elle qui fait que le mouvement est continué si aucun autre corps ne vient l’entraver (Principes, II, 39). La physique doit, pour Descartes, déterminer les lois du mouvement et les causes extérieures (les autres corps) des changements ; l’idée de force ou d’une cause première (initiatrice du mouvement) relève de la métaphysique. Admettre comme Montesquieu que le mouvement puisse être « causé » par la matière elle-même, c’est remettre en cause le fondement métaphysique de la physique. C’est la raison pour laquelle les thèses développées dans ces textes de 1723 semblent se rapprocher de positions matérialistes. Sans pouvoir parler d’influence, on rapprochera, par exemple, l’idée d’une matière mouvante de la materia actuosa de Gassendi. Ce dernier considère que l’activité de l’atome, ou son mouvement propre, ne peut pas lui être ôtée, même quand il est arrêté par un autre corps. On retrouve des idées semblables dans la lettre de Dodart sans la référence aux atomes. On relève encore des thèses similaires dans une Lettre sur l’activité de la matière anonyme datée (coïncidence ?) du 30 janvier 1723, sans qu’on puisse établir une filiation avec certitude (Ehrard, p. 102).

3Ces rapprochements n’engagent pourtant pas à conclure que Montesquieu est « matérialiste » au sens que pouvait avoir ce terme au XVIIIe siècle. D’abord pour une raison « physicienne » : Montesquieu n’est pas atomiste. Il est remarquable qu’on ne trouve chez lui aucune attention à la composition de la matière, aucune tentative pour approcher l’élémentaire ni dans un sens atomique, ni dans un sens chimiste : pas de décomposition en particules (approche mécanique des agrégats), pas de composition des éléments (approche chimique des mixtes). La matière semble être pour Montesquieu une structure, un ensemble de rapports. Il s’agit moins d’analyser la matière en elle-même que de percevoir les rapports qui l’ordonnent. S’il pose que le mouvement est essentiel à la matière, c’est qu’il ne s’agit que de comprendre comment ces mouvements jouent en elle. Montesquieu retient de Descartes les tourbillons, pas les éléments. Dans la compréhension du vivant, il adopte un schéma fibrillaire et non atomiste : or la fibre, tuyau contractile, n’est pas un « élémentaire », elle n’est que la forme relationnelle qui permet d’interroger le jeu des mouvements dans le corps vivant (voir ici même l’article « Histoire naturelle »).

4On ne peut faire abstraction du texte difficile où Montesquieu rapporte des « objections que peuvent faire les athées » (Pensées, nos 1096, p. 392-394 ; voir Casabianca). Les « propriétés de la matière » qu’il énumère ne sont pas toutes reprises à son compte (notamment la propriété de « penser »), même s’il est vrai qu’on trouve dans l’Essai d’observations des passages qui y font écho. Les thèmes communs ne doivent pas masquer des divergences radicales. Le fait que Montesquieu fasse la genèse des idées matérialistes (Pensées, no 1946) laisse à penser qu’il cherche à pointer l’erreur dans la formation de cette représentation. Dans le même texte, il rappelle « qu’avant M. Descartes la philosophie n’avait point de preuves de l’immatérialité de l’âme » (ibid). Pour autant il ne souscrit pas à un dualisme métaphysique. Le rejet de la « fatalité » (dans L’Esprit des lois) comme celui de la « providence » (dans l’Essai d’observations) visent à soulager le physicien de toute entrave métaphysique, en renvoyant dos à dos les théologiens et les matérialistes. La désaffection pour la question du statut de l’âme ouvre la possibilité d’une histoire de la sensibilité où les observations physiciennes peuvent prendre place. Libérées du questionnement métaphysique, les études physiologiques permettent d’interroger l’éveil de la sensibilité et la formation du goût (Spector 2002) dans les jeux de la machine sans pour autant les réduire à des mouvements matériels.

Bibliographie

Jean Ehrard, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle (1963), Paris, Albin Michel, 1994.

Lorenzo Bianchi, « Montesquieu naturaliste », dans Montesquieu, Les années de formation (1689-1720), C. Volpilhac-Auger dir., Cahiers Montesquieu 5 (1999), p. 109-124.

Alberto Postigliola, « Montesquieu entre Descartes et Newton », dans Montesquieu, Les années de formation (1689-1720), C. Volpilhac-Auger dir., Cahiers Montesquieu 5 (1999), p. 91-108.

Céline Spector, « Une théorie matérialiste du goût peut-elle produire l’évaluation esthétique ? Montesquieu, de L’Esprit des lois à l’Essai sur le goût », Corpus 40 (2002), p. 167-213 [https://revuecorpus.com/som40.html].

Denis de Casabianca, « Des objections sans réponses ? À propos de la ‘tentation’ matérialiste de Montesquieu dans les Pensées », Revue Montesquieu 7 (2003-2004), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article329.