Machine, mécanique

Denis Casabianca

1Le paradigme de la machine tel qu’il apparaît chez Montesquieu est celui de la science moderne. Depuis Galilée, la figure du savant est liée à celle de l’ingénieur. Montesquieu non plus ne manque pas de décrire dans le détail « la machine anglaise qui agit par le moyen du feu », de comparer « les machines pour tirer de l’eau » anciennes et modernes (Mémoires sur les mines, OC, t. X, p. 630) ; ses notes de voyage manifestent la même attention (Voyages, OC, t. X, p. 114, p. 217, p. 219, p. 405-408). La physique dont se réclame Montesquieu est mécaniste dans la mesure où le modèle machinal doit permettre d’appréhender la réalité naturelle à étudier. Elle se réclame de Descartes car, depuis ses travaux, les savants « ont débrouillé le chaos et ont expliqué, par une mécanique simple, l’ordre de l’architecture divine » (LP, [‣] ; souligné par nous). Le monde est pensé comme une « machine » dont Dieu serait « l’artisan » (Pensées, nos 1096 et 1946). Il ne s’agit pas tant de renvoyer, comme chez Malebranche, à un projet divin, et de manifester par l’économie de l’ensemble la sagesse de l’Acte créateur, que de permettre au savant de mener effectivement ses recherches. Dans la même lignée cartésienne, le corps vivant est présenté comme une « machine si simple dans son action et si composée dans ses ressorts » (Discours sur l’usage des glandes rénales, OC, t. VIII, p. 166). Il ne faut cependant pas céder à l’admiration de cet ordre : contre les savants-dévots, et en « cartésien rigide », Montesquieu entend maintenir un schéma mécaniste dans l’étude des végétaux malgré les difficultés que rencontre le chercheur (Essai d’observations sur l’histoire naturelle, OC, t. VIII, p. 213).

2Comme en écho à ces recherches physiciennes, on peut constater qu’une « imagination mécanique » (Benrekassa, p. 245) est à l’œuvre dans L’Esprit des lois. Tout un système métaphorique se déploie dans l’ouvrage qui vient soutenir l’examen des régimes politiques. L’image du ressort (Benrekassa, p. 247-248) est celle qui est la plus présente, à la fois en nombre d’occurrences et parce qu’elle vient qualifier le jeu des principes des gouvernements. La nature de chaque gouvernement, présentée comme une « structure » (EL, III, 1), doit être animée par un principe propre. « Dans un État populaire, il faut un ressort de plus, qui est la vertu. » (EL, III, 3). Le ressort est la passion qui fait agir, et chaque gouvernement a un ressort propre ; ainsi du gouvernement monarchique : « s’il manque d’un ressort, il en a un autre. L’honneur […] » (EL, III, 6). Le ressort-principe, qui est propre à chaque forme de gouvernement, s’articule cependant à d’autres ressorts (maximes de la morale, de la religion, établissement des peines, etc.) et Montesquieu distingue nettement les deux expressions. Le ressort-principe est ce qui constitue l’unité dynamique de la structure et qui est nécessaire à sa conservation ; le jeu des ressorts vient s’articuler à cette tension première et compose avec elle. La métaphore permet d’interroger le devenir des régimes à partir des tensions et des relâchements dans la machine qui soulignent le jeu des différents pouvoirs et des forces en présence. Ainsi Montesquieu présente les secousses de l’histoire (EL, III, 3), les crises où « tous les ressorts du gouvernement sont tendus » (EL, XI, 13). Dans ce jeu de forces mécaniques, l’opposition apparaît entre les gouvernements modérés, qui peuvent relâcher leurs ressorts, et un despotisme rigide (EL, III, 9).

3Dans la comparaison de l’ordre monarchique avec le « système de l’univers » (EL, III, 7), la mécanique cosmique renvoie à un idéal d’économie où toutes les parties sont liées ensemble par un simple dispositif dynamique. Il faut pourtant noter qu’une telle image ne vient caractériser que les monarchies bien réglées, et qu’elle s’oppose à l’image de la boule jetée, utilisée pour qualifier le despotisme (EL, III, 10 ; EL, V, 14). On peut remarquer que « la démocratie, ressort mis à part, échappe à l’imagination mécanique » (Benrekassa, p. 249), ce qui laisse à penser que c’est l’opposition entre la monarchie et le despotisme qui structure largement ce champ métaphorique dans L’Esprit des lois (Casabianca 2000, p. 44-50). Le despotisme est présenté comme une mécanique déréglée, brutale, alors que l’ordre monarchique suppose une régulation des puissances qui ne peut se réaliser que dans une machine bien composée. On peut se demander si Montesquieu ne s’oppose pas ainsi à Hobbes, qui utilise aussi l’image de la machine, en montrant comment son Léviathan n’est qu’une mécanique despotique. L’image des fluides sert alors à interroger le passage de la monarchie au despotisme (Casabianca 2000, p. 50-63). L’image d’un système hydraulique attire l’attention sur la bonne régulation du pouvoir dans des « canaux moyens » (EL, II, 4) ainsi que sa bonne diffusion depuis sa source ; elle permet de pointer des dérèglements possibles. On peut penser que Montesquieu retourne ainsi l’imaginaire des penseurs absolutistes qui s’inspirent des machineries construites dans les jardins royaux pour manifester la puissance et la sagesse du prince.

4Cet ensemble métaphorique marque-t-il un « refus de la métaphore organiciste » (Benrekassa, p. 252) ? Il faut pourtant constater que l’image de la machine renvoie également au corps vivant, comme on le voit avec l’étude des mouvements du corps dans ses échanges avec le milieu, la disposition machinale étant l’envers de la sensibilité (EL, XIV, 2). Le passage met en avant les tempéraments organiques et l’équilibre des liqueurs. Le dispositif textuel s’accorde donc parfaitement avec le système métaphorique relevé, et on peut se demander si l’opposition entre le despotisme et la monarchie comme gouvernement modéré ne peut pas aussi se comprendre comme l’opposition entre une simple mécanique aveugle, qui frappe des corps morts, et une machine savamment composée, à l’image du corps vivant. Dans le corps vivant, « tout concourt pour le bien du sujet animé » (Discours sur l’usage des glandes rénales, OC, t. VIII, p. 166), comme dans le « système » monarchique (EL, III, 7). Une telle image fait une place à l’intervention d’un législateur (Casabianca, 2010), qui aurait la figure de l’admirable artisan (le gouvernement modéré est un « chef-d’œuvre de législation », EL, V, 14) ou celle du « génie » artiste qui sait pénétrer « toute la constitution d’un État » et composer les lois pour faire un « tout ensemble » (EL, Préface). La machine apparaît alors comme catégorie poiétique. Et puisque Montesquieu non plus n’a pas « manqué de génie » (EL, Préface), c’est encore à cette image qu’il renvoie pour manifester l’unité de son ouvrage (Pensées, no 2092).

Bibliographie

Georges Benrekassa, « Système métaphorique et pensée politique : Montesquieu et l’imagination mécanique dans L’Esprit des lois », Revue des sciences humaines 186-187 (1982-1983), p. 241-255.

Denis de Casabianca, « Dérèglements mécaniques et dynamique des fluides dans L’Esprit des lois », Revue Montesquieu 4 (2000), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article326.

Denis de Casabianca, « La santé du corps politique : médecine et art de la législation chez Montesquieu », dans Le Corps et ses images dans l'Europe du XVIIIe siècle, Sabine Arnaud et Helge Jordheim dir., Paris, Champion, 2012, p. 243-258.