Denis Casabianca
1L’importance de cette notion (Todorov, p. 396) viendrait du rôle que Montesquieu lui assigne dans le dispositif qui présente le cadre dans lequel s’inscrit son étude des lois, à la fin du livre premier de L’Esprit des lois. Mettre en avant la convenance plutôt que l’idée de causalité (Goldschmidt, p. 53) conduit à voir le dessein de l’auteur moins comme un projet « scientifique » que comme un questionnement sur les moyens de produire des législations adaptées. On trouve cette idée de convenance dans les études théologiques ou dans l’approche des philosophes du droit naturel, comme Grotius ou Pufendorf, qui utilisent les sources stoïciennes. Il faut examiner comment Montesquieu se situe par rapport à ces traditions pour dégager l’usage propre qu’il en fait.
2On pourrait s’attendre à trouver l’idée de convenance dans les deux premiers chapitres du livre premier de L’Esprit des lois, puisqu’on y trouve des formes de discours (échelle des êtres, état de nature) qui mobilisent traditionnellement cette notion. Or il n’en est rien, signe que Montesquieu s’écarte des voies qu’il rappelle en usant d’un vocabulaire commun. Le cadre cosmologique du premier chapitre et l’appel à une « raison primitive » ne conduisent pas à interroger l’ordre d’ensemble des choses créées. Montesquieu ne fait pas appel à un principe de raison suffisante, comme Leibniz, il ne porte pas attention aux rapports de « perfection », comme Malebranche, alors même qu’il définit les lois comme des rapports. Montesquieu ne reprend pas non plus dans ce chapitre sa définition de la justice comme « rapport de convenance », (LP, [‣]) d’inspiration malebranchiste (Assoun, p. 173-175), qu’il opposait à l’idée de convention pour contrer la philosophie de Hobbes. De même, dans le second chapitre, qui semble s’engager dans la voie des jusnaturalistes, l’hypothèse de l’état de nature s’oppose explicitement à Hobbes, mais elle ne conduit pas à l’exposition systématique d’un droit naturel, où le principe de convenance permettrait de formuler les lois naturelles à partir de la nature raisonnable et sociale de l’homme ; en cela il se distingue de ses prédécesseurs (Grotius, Le Droit de la guerre et de la paix, trad. Barbeyrac, I, 1, § 10 [ Catalogue, no[‣] : De jure belli et pacis, Amsterdam, 1646] ; Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, trad. Barbeyrac [ Catalogue, no[‣]], I, 6, § 18).
3La notion de convenance apparaît au livre I, chapitre 3, pour présenter l’étude des lois positives ; elle explicite la problématique du « gouvernement le plus conforme à la nature » et engage à l’examen de l’esprit des lois entendu comme ensemble des rapports. C’est parce que le gouvernement le plus conforme à la nature est « celui dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi » que les lois positives « doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre » (EL, I, 3 ; souligné par nous, comme dans toutes nos citations). La conformité au peuple pour lequel les lois sont faites est éclairée par la façon dont ces lois se rapportent au physique du pays, au climat, etc. La conformité à la nature ne signifie plus ici l’accord avec les principes du droit naturel, il s’agit d’une adaptation aux mœurs et aux circonstances. Pourtant une approche relativiste des lois positives existe dans la tradition jusnaturaliste (chez Gravina que Montesquieu cite, ou chez Pufendorf, Le Droit de la nature et des gens, VII, 5, § 10), et il ne suffit pas d’opposer une perspective « théorique » (qui poserait la question de la convenance du point de vue du droit naturel ou d’une raison primitive) à une perspective « historique » (qui poserait la question de la convenance en se rapportant à la situation historique des nations). Si Montesquieu n’entend pas articuler l’étude des lois positives dans l’histoire à un fondement jusnaturaliste, il reste à voir comment son attention aux situations porte en elle une exigence normative — sans quoi il tomberait dans un relativisme sceptique, qui ne viserait qu’un pragmatisme juridique ou un souci d’efficacité politique.
4Le relativisme qu’impliquent l’idée de rapport et le principe de convenance ne plonge pas dans l’indistinction toutes les lois et toutes les formes de gouvernement. Montesquieu « examine celles [des lois] qui conviennent le plus à la société, et à chaque société » (Défense de L’Esprit des lois, Seconde partie, « Idée générale », OC , t. VII, p. 87). La convenance locale (« à chaque société »), qui suppose l’esprit des lois, ne remet pas en cause l’existence d’exigences universelles, que devrait remplir toute législation (ce qui convient « à la société »). Néanmoins ces exigences relatives à l’humanité entière ne suffisent pas pour déterminer positivement quelle forme doit avoir le gouvernement, même si elles permettent d’invalider la forme despotique. Et si la sociabilité est ce désir effectif de vivre ensemble, duquel découlent le sentiment d’obligation et le bonheur d’être citoyen (EL, Préface), force est de reconnaître qu’elle ne se donne jamais abstraitement, mais qu’elle s’actualise nécessairement dans une situation particulière où elle fait sens pour les citoyens. Lorsqu’il s’agit de condamner des pratiques ou des lois terribles, les exigences communes à tous les peuples se font sentir, pour peu qu’on ne soit pas aveuglé par les préjugés, et que notre seconde nature, sociale, ne vienne pas faire oublier notre nature d’homme. Une norme universelle qui rappelle l’unité de l’humanité marque une limite à la diversité des institutions, même si l’examen des situations permet d’en rendre raison. Cette norme « négative » (Larrère, p. 28-34) montre bien l’écart qui existe entre une simple cohérence interne des institutions et des pratiques, où la convenance présenterait seulement un point de vue fonctionnel, et une véritable bonté des lois. Par exemple, lorsque Montesquieu considère la torture comme institution politique : « J’allais dire qu’elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement [...] Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi. » (EL, VI, 17). Le cri de la nature se fait sentir et laisse muettes les raisons suffisantes invoquées. C’est dans ces limites que l’intention législatrice doit s’exercer en vue du meilleur, selon le principe de convenance énoncé par Solon (EL, XIX, 21).
5Tout un vocabulaire qui fait écho à la convenance sert à guider la pratique législatrice. L’étude des lois suppose une activité de liaison, de mise en rapport, pour saisir comment « tout est extrêmement lié » (EL, XIX, 15). Le vocabulaire de la « conformité » et du « propre » indique un accord des divers aspects examinés. Cette adaptation peut se comprendre comme le résultat d’un processus long, comme telle pratique religieuse s’accommode de telle forme de gouvernement (EL, XXIV, 5), mais elle peut aussi renvoyer au travail du législateur. L’erreur dans l’élaboration des lois peut alors se comprendre comme une discordance ; Montesquieu parle de contradiction (EL, XXII, 14) ou de contrariété (EL, XIII, 8). De même le verbe choquer, très employé, indique une incompatibilité relative à la cohérence interne qui caractérise l’organisation d’un tout (EL, V, 16). Si elle touche au principe du gouvernement ou à l’esprit général, il peut s’agir d’un choc fatal dans la mesure où l’équilibre d’ensemble est menacé ; alors « tout est perdu ». La capacité des institutions à perdurer malgré des disconvenances partielles ou ponctuelles est le signe d’une adaptation dynamique. Les verbes souffrir, supporter, tolérer sont utilisés pour indiquer une convenance limite, un seuil au-delà duquel les termes des rapports s’inversent. Cette capacité renvoie à une flexibilité caractéristique des régimes modérés, que Montesquieu oppose à la rigide mécanique du despotisme. Dans les gouvernements modérés, l’accord de la nature, du principe du gouvernement et des lois doit mobiliser l’effort du législateur ; cet accord est toujours à renouveler, mais il favorise en retour l’action législatrice en élargissant le champ des possibles. Il est à la fois le résultat de l’action du législateur et la condition de toute bonne législation. Il est visé et règle toute prescription particulière. C’est pourquoi l’on peut dire que l’usage de l’impératif dans L’Esprit des lois relève souvent d’un impératif de convenance (EL, III, 11) qui attire l’attention du législateur sur les moyens de réaliser cet accord en situation (« Comment les lois doivent se rapporter au principe du gouvernement dans l’aristocratie », EL, V, 8). Les inconvénients rencontrés désignent le plus souvent une disconvenance locale qu’il est possible de corriger, ou que l’on peut tolérer ; leur appréciation suppose un savoir des « nuances » (Défense de L’Esprit des lois, Seconde partie, « Idée générale », OC , t. VII, p. 87). Mais le terme sert aussi à qualifier le danger par excellence pour celui qui s’attache à donner les lois qui conviennent : tomber dans le despotisme (EL, VIII, 8).
Bibliographie
Paul-Laurent Assoun, « Les sources philosophiques du concept de loi dans L’Esprit des lois : Montesquieu et le malebranchisme », Montesquieu, De l’Esprit des lois, la nature et la loi (collectif), Paris, Éditions Ellipse-Marketing, 1987, p. 169-179.
Victor Goldschmidt, introduction à Montesquieu, De l’esprit des lois, dans Écrits, t. II, Paris, Vrin, 1984. [introduction à L’Esprit des lois, Flammarion, GF, 1979, p. 11-57]
Catherine Larrère, Actualité de Montesquieu, Paris, Presses de sciences po, 1999.
Tzvetan Todorov, « Montesquieu », dans Histoire de la philosophie politique, Alain Renaut dir., t. II, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 384-408.
Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris, Champion, 2008.