Denis Casabianca
1Buffon et Montesquieu sont deux figures du siècle. 1748 voit paraître L’Esprit des lois, mais aussi, dans le Journal des savants, le projet et le plan d’une Histoire naturelle dont les premiers volumes sont publiés l’année suivante. 1748 est donc à la croisée des recherches : la réception de chacune de ces œuvres et les débats qu’elles suscitent conduisent à rapprocher leurs auteurs. Pourtant il faut bien distinguer le rapport « construit » a posteriori entre ces « philosophes des Lumières », la lecture que Buffon a pu faire de Montesquieu, et les rapports effectifs que les deux hommes ont pu avoir.
2Montesquieu et Buffon se connaissent. Les occasions de se rencontrer n’ont pas manqué mais ce ne sont pas des intimes. Ils ont des amis communs, ce qui laisse présager des rencontres gastronomiques et philosophiques (voir par exemple la lettre de La Condamine du 14 février 1753) ; leur attachement provincial respectif a pu encore les rapprocher. Pourtant Montesquieu et Buffon ne fréquentent pas les mêmes lieux parisiens. Mal à l’aise dans les discussions mondaines (Roger, p. 297), Buffon n’aime pas fréquenter la société savante et brille plutôt par son absence dans les salons à la mode (Roger, p. 59). Au contraire, Montesquieu sait faire bonne figure dans les conversations et est un habitué des salons de Mme Geoffrin et surtout de Mme Du Deffand et de Mme de Tencin ou du cercle des Brancas. Buffon va plutôt chez Mme Dupin de Francueil (Roger, p. 57) ; Montesquieu fréquentait Mme Dupin, belle-mère de celle-ci, mais L’Esprit des lois, peu tendre envers les fermiers généraux et autres « traitants », scella leur rupture, surtout quand Claude Dupin se lança dans une critique de l’ouvrage (lettre à Solar du 23 juillet 1749).
3Même si Buffon n’est pas vraiment du parti des philosophes, la dispute avec la Sorbonne en 1751 semble les rapprocher dans un combat commun. Le fait que les deux œuvres soient confrontées à la censure montre leur caractère novateur et leur point de vue critique sur le discours religieux, en politique ou dans les sciences. Pourtant les tractations secrètes que Buffon mène avec la Sorbonne (Roger, p. 252) manifestent une prudence que n’a pas Montesquieu, plus vif, qui œuvre véritablement dans sa Défense de L’Esprit des lois (voir l’introduction de Pierre Rétat à la la Défense de L’Esprit des lois, OC , t. VII, notamment p. xviii-xx). L’anecdote mise dans la bouche de Buffon, d’un dialogue avec Montesquieu sur ce conflit, est à la fois plausible et révélatrice de la construction ultérieure d’un rapport entre les deux auteurs : « Mes premiers volumes parurent, ajoutait-il, en même temps que L’Esprit des lois : nous fûmes tourmentés par la Sorbonne, M. de Montesquieu et moi ; de plus, nous nous vîmes en butte au déchaînement de la critique. Le président était furieux. Qu’allez-vous répondre, me disait-il ? Rien du tout, président ; et il ne pouvait concevoir mon sang-froid. » (Hérault de Séchelles, Voyage à Montbard, dans Buffon, p. 294). Il faut rappeler enfin les circonstances confuses de l’élection de Buffon à l’Académie française le 25 août 1753 (Roger, p. 282-283). Même s’il existe des notes pour un discours de réception (Pensées, no 2165), il reste que Montesquieu soutenait Piron et non Buffon (lettre à madame de Pompadour de juin 1753).
4Lorsque Montesquieu évoque la publication des trois premiers volumes de l’Histoire naturelle (lettre à Mgr Cerati du 11 novembre 1749), le jugement est favorable mais réservé ; il manifeste plus les échos et les débats qu’ont pu susciter cette publication qu’une lecture attentive de l’ouvrage (on retrouve les œuvres de Buffon dans la bibliothèque de son domicile parisien : Catalogue, Appendice 5, no [‣]). Toujours selon Hérault de Séchelles, Buffon aurait déclaré qu’il n’y avait que cinq grands hommes : Newton, Bacon, Leibniz, Montesquieu et lui-même. Il faut interroger cette filiation car dans cette liste, Montesquieu est le seul à ne pas être un « savant ». Il est impossible que Buffon ait lu l’Essai d’observations sur l’histoire naturelle ou les discours académiques, qui n’ont été publiés que bien après la mort de Montesquieu. D’ailleurs, si Montesquieu peut apparaître par certains aspects comme un des « pionniers » de l’histoire naturelle (Essai d’observations sur l’histoire naturelle, OC, t. VIII, p. 185-223), cela ne doit pas masquer une différence d’approche essentielle sur les questions relatives au vivant (Casabianca 2008, p. 354-360).
5On peut rétrospectivement rapprocher les auteurs à partir de leur « matérialisme » supposé, mais il faut constater que Montesquieu reste plus physiologiste que naturaliste. C’est donc la lecture de L’Esprit des lois qui a dû marquer Buffon, mais en quoi peut-elle intéresser le savant de l’Histoire naturelle ? Le discours de réception à l’Académie française (ou Discours sur le style : Binet, p. 153-161) donne un premier indice. Le texte repose sur des allusions : à son prédécesseur dont il fait « l’éloge » en taisant le nom (Roger, p. 283) et à Montesquieu dont il reprend les expressions relatives au génie, tout en laissant entendre que le plan de L’Esprit des lois ne réalise pas l’unité nécessaire pour saisir « tous les rapports » : « Pour peu que le sujet soit vaste ou compliqué, il est bien rare qu’on puisse l’embrasser d’un coup d’œil, ou le pénétrer en entier d’un seul et premier effort de génie ; et il est rare encore qu’après bien des réflexions on en saisisse tous les rapports ». Le Premier discours fait encore écho à la préface de L’Esprit des lois : la question du regard qu’on doit porter sur ce que l’on étudie, et comment cette étude se déploie dans une œuvre, est rapprochée de la question du regard que le lecteur doit porter sur l’ouvrage. Buffon a sans doute rencontré et estimé Montesquieu, mais s’il le présente parfois comme un maître, c’est surtout qu’il l’a lu comme celui qui éclaire.
6La Visite à Buffon ou le Voyage à Montbard (1785) de Hérault de Séchelles met en scène le rapport entre nos auteurs. L’entretien avec Buffon doit éclairer le visiteur, il allie confidences et conseils dans une perspective formatrice. Si la figure de Buffon apparaît comme exemplaire pour le siècle des Lumières, c’est aussi que le texte prend soin de mettre en perspective avec d’autres figures du siècle son œuvre propre et sa vie. C’est dans ce cadre qu’est rapportée l’anecdote relative au conflit avec la Sorbonne. La fin du texte va encore plus loin : Hérault de Séchelles soumet à Buffon un projet d’ouvrage sur la législation. Buffon s’empresse de l’encourager et de suggérer un plan (n’est-ce pas ce qui fait défaut à L’Esprit des lois ?) qui reprend en partie l’ouvrage de Montesquieu. À la manière de Solon, il faut voir comment « la raison humaine pourrait avoir à s’exercer. » L’examen d’une « morale universelle » et d’une « réforme […] dans les différentes lois du globe » vient compléter l’entreprise de Montesquieu en l’assurant d’une assise universelle et d’une approche plus conforme à l’étude naturaliste. Par-delà le rapprochement, l’écart entre les auteurs et la modernité de Buffon est mise en avant. Lucien Febvre, dans La Terre et l’évolution humaine, ne retient plus que cette opposition lorsqu’il fait la critique de la « théorie » des climats de Montesquieu et qu’il valorise l’approche naturaliste de Buffon, attentive au « milieu ». L’efficacité historique du climat ne dépend pas de son action sur la constitution psycho-physiologique de l’individu isolé, comme le pense Montesquieu, mais il n’exerce de causalité assignable en histoire que par l’intermédiaire de son action sur le milieu naturel dans lequel vit l’homme.
Bibliographie
Buffon, Histoire naturelle, textes choisis et présentés par Jean Varloot, Paris, Gallimard, 1984.
Robert Shackleton, Montesquieu. Biographie critique (1re éd. 1961), Grenoble, PUG, 1977.
Jacques-Louis Binet et Jacques Roger, Un autre Buffon, Paris, Hermann, 1977.
Jacques Roger, Buffon, un philosophe au jardin du roi, Paris, Fayard, 1989.
Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris, Honoré Champion, 2008.