Denis Casabianca
1C’est grâce à son ami Pierre Mussard, chargé pendant l’été 1747 de trouver un imprimeur pour L’Esprit des lois, que le savant genevois Charles Bonnet découvre « cet étonnant ouvrage » ; l’enthousiasme est immédiat. La lettre de Bonnet à Montesquieu du 14 novembre 1753 (OC, t. XXI) est célèbre car la formule de Bonnet est passée à la postérité : « Newton a découvert les lois du monde matériel : vous avez découvert, monsieur, les lois du monde intellectuel. » Si Montesquieu a de la sympathie pour Bonnet (on ne peut que compatir avec celui qui souffre, comme vous, des yeux), il n’engage pas avec lui un véritable échange ; la perspective du Genevois, qui voit en lui un modèle, lui est étrangère. Bonnet envoie en novembre 1753 ses Recherches sur l’usage des feuilles dans les plantes que Montesquieu dit avoir appréciées pour ses observations (lettre de Montesquieu à Bonnet du 20 février 1754, OC, t. XXI). Pourtant l’Essai d’observations sur l’histoire naturelle (1719) expose une thèse inverse de celle qui sera développée dans les Considérations sur les corps organisés (1762) ; Montesquieu est opposé à la théorie des germes préexistants et à tout finalisme en physique. Bonnet inscrit son dessein de naturaliste dans une perspective qui intègre les concepts du livre premier de L’Esprit des lois : lui aussi entend découvrir des « rapports ». Mais la modification qu’il fait subir à la définition des lois (lettre du 1er avril 1754) révèle une différence d’attitude : Montesquieu n’a égard qu’aux effets, il ne cherche pas à dégager un dessein d’ensemble, alors que pour Bonnet il faut dégager le plan de la nature, voir dans les effets le projet divin. Cette différence se manifeste dans la Contemplation de la nature (1764) dont l’introduction fait écho au premier chapitre de L’Esprit des lois. Bonnet ne retient que les formules théologiques au ton malebranchiste ; il associe l’idée de rapport à l’idée de chaîne et à la forme du premier chapitre qui imitait une échelle des êtres. L’approche leibnizienne de Bonnet trouve dans le texte de Montesquieu des formules propres à justifier une voie de recherche qui lui est opposée, signe que les détours du livre premier de L’Esprit des lois offrent mille possibilités de lectures détournées.
Bibliographie
Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris, Honoré Champion, 2008.