Denis Casabianca
1C’est un lieu commun de la littérature critique que d’aborder la question de la filiation à Descartes dans le cadre d’un débat qui semble réactualiser l’opposition entre « cartésiens » et « newtoniens » (voir Postigliola, p. 93). L’option choisie dépend souvent de la lecture qui est faite du « modèle » scientifique dont Montesquieu s’inspirerait pour écrire L’Esprit des lois (voir Géhin, 1973). Si la question des emprunts à Descartes doit effectivement éclairer ce qu’il en est de la culture scientifique de Montesquieu, il faut pourtant constater que « l’héritage » ne se limite pas à ce domaine. La première difficulté est alors de savoir si l’étendue des emprunts renvoie à une cohérence de leur utilisation, de sorte qu’on puisse affirmer qu’il y a un « esprit cartésien » chez Montesquieu. La seconde difficulté est que ce que recouvre ce terme peut être des plus confus tant la nébuleuse « cartésienne » est vaste à l’époque où Montesquieu écrit (Beyer, p. 159-173). Plutôt qu’essayer de situer extérieurement Montesquieu dans un « courant » cartésien en relevant des thèmes communs, on s’attachera donc à examiner l’usage propre qu’il fait de la référence à Descartes pour comprendre l’unité de vue qui l’engage à les mobiliser.
2Il n’est qu’un seul texte où Montesquieu se définit lui-même comme un cartésien, et comme il sait que l’expression est équivoque, il prend soin de préciser qu’il est un cartésien « rigide » par opposition à des « cartésiens mitigés qui ont abandonné la règle de leur maître » (Essai d’observations sur l’histoire naturelle, OC, t. VIII, p. 213). Dans le contexte de l’étude des végétaux, il faut se montrer strictement physicien et chercher à comprendre la production des plantes à partir d’un schéma mécaniste. Les thèses explicatives avancées ne reprennent pourtant pas strictement celles de Descartes. Ce qui est visé par cette remarque, c’est le mélange des genres ; les critiques contre les travaux de Geoffroy et d’Andry visent aussi la philosophie de Malebranche dont ils s’inspirent. C’est donc le cartésianisme dévot qui est attaqué et le « grand système de Descartes » (ibid.) est loué parce qu’il engage le savant à s’interroger sur la nature en dehors de tout questionnement théologique. Dans les Lettres persanes, lorsque Usbek fait l’éloge de la « raison humaine » (LP, [‣]) à un religieux persan, c’est encore Descartes qui apparaît comme la figure du philosophe cherchant à débrouiller le chaos, à comprendre « l’ordre » de l’univers. Montesquieu expose la vision mécaniste de la nature, le caractère universel et immuable de ses lois, et il prend la peine d’énoncer les premières lois du mouvement tirées des Principes de la philosophie. Pourtant il faut remarquer que dans le même texte, Montesquieu fait une liste de découvertes scientifiques pour manifester la fécondité des recherches nouvelles qui renvoient aussi à une tradition d’observateurs non cartésiens. C’est donc l’alliance de la raison et des observations que Montesquieu met en avant pour opposer les lumières du discours scientifique aux mystères du discours religieux.
3Le mouvement même de la recherche scientifique conduit à prendre des distances avec les thèses physiciennes de Descartes. C’est pourquoi Montesquieu reproche à un auteur de « suivre absolument le système de Descartes » (Discours sur la cause de la pesanteur des corps, 1719, OC, t. VIII, p. 231 ; souligné par nous). Il élabore lui-même en 1723 un Mémoire sur le principe et la nature du mouvement, connu également sous le titre Dissertation sur le mouvement relatif, qui remet en cause les principes mêmes de la physique de Descartes sur le mouvement (voir le résumé qu’en fait Sarrau de Boynet et l’édition qu’en donne Alberto Postigliola, OC, t. VIII, p. 259-266). On comprendra qu’être « cartésien rigide », ce n’est pas suivre Descartes à la lettre, aveuglément, mais s’en inspirer, en suivre l’esprit. Si la physique de Descartes, qui a abusé de la géométrie, est fausse, si son système est renversé, si d’autres font de nouvelles découvertes qu’il n’eût pas pu faire, il reste celui qui a ouvert la voie, il est bien le premier de « ces grands philosophes » (Discours prononcé le 15 novembre 1717 à la rentrée de l’académie [de Bordeaux], OC, t. VIII, p. 112). Ainsi, dans le Discours sur la cause de l’écho (1718), Montesquieu présente l’auteur couronné par l’académie comme un nouveau Descartes, qui étudie la nature dans sa « simplicité » et qui tient son « fil d’Ariane » (ibid., p. 154-155). Descartes est l’initiateur de la science moderne, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre que Newton est « successeur de Descartes » (Essai d’observations sur l’histoire naturelle, ibid., p. 223). Il en est même le véritable héros. Comment ne pas voir ses traits sous la figure d’Hercule que Montesquieu invoque pour décrire la tâche des hommes de sciences (Discours prononcé à la rentrée de l’académie de Bordeaux, ibid., p. 110-111) ? Le fait est courant au XVIIIe siècle, d’invoquer Descartes pour corriger Descartes, et Montesquieu s’en fait l’écho (Pensées, no 775). Descartes lui-même aurait engagé à ces corrections. Le « cartésianisme critique » (Postigliola, p. 107) de Montesquieu peut en ce sens s’entendre comme un « cartésianisme authentique », ou « rigide ». La libération permise par Descartes dans sa critique de l’autorité doit être poursuivie dans le libre examen de sa philosophie. Se détacher de lui, c’est manifester son attachement pour la liberté qu’il a permise (Pensées, no 1445).
4Descartes libère les hommes des préjugés et des superstitions. Un texte fait de lui celui qui aurait pu empêcher la colonisation des Indiens : Descartes contre Cortez (Pensées, no 1265, et Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences, 1725, OC, t. VIII, p. 495). Montesquieu reprend en fait un texte de Descartes sur l’utilité de la philosophie (entendue dans son sens large, ensemble de connaissances) et sur l’opposition entre nation sauvage et nation civilisée (Lettre-préface à l’édition française des Principes de la philosophie), ce qui lui permet de manifester une filiation et d’opérer un déplacement (Descartes au Mexique !). La lutte contre les préjugés se retrouve mise en œuvre dans un contexte politique et historique. Il ne s’agit plus d’une voie personnelle qui vise l’élaboration d’une connaissance certaine comme chez Descartes : la libération des préjugés d’un peuple engage une collectivité, son enjeu est politique (dans le texte il en va de l’existence même de la collectivité indienne), et ce sont les sciences qui sont moyen de libération. Montesquieu n’insiste pas sur le fait que Descartes dévoile le monde tel qu’il est : la physique de Descartes est fausse et les sciences ont toujours à rechercher la vérité. Mais par le regard qu’il porte sur le monde, il nous conduit à voir autrement. Ce n’est pas seulement une vision du monde que transmet Descartes, c’est une faculté qu’il donne à exercer lorsque l’on considère comment il l’a exercée lui-même (« Mais qui est-ce qui aurait donné au premier la faculté d’arriver ? », Pensées, no 1445 ; souligné par nous). Renouveler Descartes, c’est nécessairement le dépasser, c’est user de cette faculté pour voir plus loin, pour continuer à voir le monde d’un regard neuf. L’exercice de cette faculté ne se limite pas aux sciences : « Les princes sont si fort environnés du cercle de leurs courtisans, qui leur dérobent tout et leur ôtent la vue de tout, que celui qui viendrait à voir clair serait comme Descartes, qui sortit des ténèbres de la vieille philosophie. » (Pensées, n° 1626). C’est cette même volonté qui anime la préface de L’Esprit des lois. Il s’agit d’éclairer le peuple et ceux qui commandent, et d’interroger les préjugés dans leur dimension sociale afin d’exercer la raison humaine dans son œuvre législatrice. Si Montesquieu est homme des Lumières, c’est d’abord dans cette reconnaissance qu’il manifeste pour celui qui était si attaché aux « lumières de la raison ».
5Aussi n’est-il pas étonnant de voir Descartes convoqué dans la dernière partie de la Défense de L’Esprit des lois pour répondre aux attaques des théologiens (L’Esprit des lois, OC, t. VII, p. 113). La stratégie a deux versants et Descartes en est le pivot : il s’agit d’abord de renvoyer les théologiens à leurs études en réaffirmant la séparation que Descartes avait posée entre ce qui relève de la foi et ce qui relève de la connaissance, entre deux langages dont le propos et le sens sont fondamentalement différents. La théologie « a ses formules » (ibid., p. 112) et Montesquieu tient un autre discours au lecteur. C’est le second versant de la stratégie qui cherche à montrer qu’aucune de ses positions n’est condamnable, et la figure de Descartes intervient à ce moment : malgré les accusations d’athéisme qu’il a subies, il est présenté comme un véritable défenseur de la religion. On peut penser que les théologiens ne furent pas dupes de ce genre d’argument. Si Montesquieu veut bien corriger certaines formulations, il n’entend pas plier sous les critiques ; en cartésien rigide il continuera à parler « librement » (LP, [‣]). La rigidité invoquée dans l’Essai d’observations n’est donc pas de circonstance, elle ne doit pas se comprendre seulement comme une rigueur scientifique que Montesquieu devrait à son maître. C’est une même attitude qui est maintenue des Lettres persanes à L’Esprit des lois.
Bibliographie
Charles J. Beyer, « Montesquieu et l’esprit cartésien », Actes du congrès Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1956, p. 159-173.
Etienne Géhin, « Descartes et Montesquieu : de l'objectivité de la nature à l'idée de système politique », Revue française de sociologie 14 (1973/2), p. 164-179.
Alberto Postigliola, « Montesquieu entre Descartes et Newton », dans Montesquieu, Les années de formation (1689-1720), C. Volpilhac-Auger dir., Cahiers Montesquieu 5, 1999, p. 91-108.
Denis de Casabianca, « Montesquieu, un “cartésien rigide” ? », dans Qu’est-ce qu’être cartésien ?, Delphine Kolesnik dir., Lyon, ENS Éditions, https://books.openedition.org/enseditions/8869?lang=fr.