Écrivains latins

Catherine Volpilhac-Auger

1Montesquieu baigne dans la latinité, du moins depuis son passage au collège de Juilly. Comme beaucoup de ses contemporains, il est capable de citer de mémoire Horace, Virgile, Ovide, Lucrèce, comme il le fait au fil du catalogue de sa bibliothèque, pour désigner par exemple l’abbé Desfontaines et son Dictionnaire néologique (Egit amor dapis et pugnæ, « Le désir de bien manger et de combattre l’a poussé », Horace, Odes, IV, 4, 12 : Catalogue, no[‣]) ; l’ironie passe aussi par l’usage détourné d’une citation, car le poète latin désignait ainsi un vaillant général romain… Clin d’œil quasiment à son seul usage, car le catalogue n’était destiné à aucun autre lecteur (sinon à ses secrétaires). En revanche, quand il prévoit pour son château de La Brède une série d’inscriptions (manuscrit conservé à Bordeaux, publié au tome IX des Œuvres complètes, p. 537-542), elles permettront à Virgile, Horace, Catulle d’accueillir le visiteur, en célébrant les joies de la vie bucolique, mais aussi l’amertume de l’âge et des amours passées. Nul souci d’originalité dans ce choix, mais celui de la simplicité : pour évoquer la campagne, il suffit de dire « O rus », et le visiteur complétera de lui-même, après Horace, « quando te aspiciam ? » (« Ô ma campagne, quand te reverrai-je ? »). Montesquieu est également sensible à la musicalité de la langue latine, comme en témoignent ses discours académiques, et pas seulement dans le Discours sur la cause de l’écho (1718 ; OC, t. VIII, p. 147-154) : les poètes latins font partie de ses lectures favorites (Volpilhac-Auger, 1999).

2Évoque-t-il l’amour, cet instinct puissant qui pousse les êtres à s’unir, il cite l’« Invocation à Vénus » de Lucrèce, au début du livre XXIII de L’Esprit des lois — ce qui est aussi une manière d’ennoblir un sujet délicat. De même, l’Essai sur le goût fait apparaître sous sa plume des noms d’auteurs moins connus aujourd’hui, mais très pratiqués à l’époque, comme Florus, qui constitue la base de ce centon qu’est l’Historia romana, donné comme exemple de « grande pensée », qui en disant une chose « en fait voir un grand nombre d’autres » : « Florus nous représente en peu de paroles toutes les fautes d’Annibal : “Lorsqu’il pouvait, dit-il, se servir de la victoire, il aima mieux en jouir” : cum victoria posset uti, frui maluit. » (OC, t. IX, p. 492). Ainsi l’historien Florus a presque chez lui statut de poète, et rejoint par là Ovide et Virgile.

3Ovide, dont Montesquieu avait fait un recueil d’extraits (perdu ; mentionné dans les Pensées, n2180) a l’honneur d’ouvrir L’Esprit des lois, dont il fournit l’épigraphe : « Prolem sine creatam » (« un enfant né sans mère »), sur lequel on peut gloser à l’infini ; mais il est également longuement commenté dans les Pensées (no 1680, développant l’article no 1474, et repris au no 2180), pour deux vers des Fastes (II, 827-828), qu’il estime injustement critiqués : « et moi je dis que ce deux vers sont admirables et peut-être les deux plus beaux qu’Ovide ait faits », et le second serait même « le plus beau vers du monde ». Il s’agit de traduire le trouble de Lucrèce après le viol qu’elle a subi : Cætera restabant ; voluit cum dicere flevit / Et matronales erubuere genae, qu’il traduit ainsi, « [lorsqu’elle voulut parler,] elle rougit » ; il consacre un long développement à expliquer les raisons psychologiques et esthétiques de cette quasi-perfection de l’expression ; il justifie Ovide de l’accusation d’être diffus (« […] je ne vois qu’on puisse rien retrancher d’Ovide », Pensées, no 2180), et il n’a jamais « trop d’esprit », mais toujours « il prenait le caractère qui était propre à chaque sujet » (ibid.). Il apparaît même comme le véritable maître en l’art d’aimer, dont L’Esprit des lois reconnaît par ailleurs l’éminente fonction sociale, quand il évoque « ce désir général de plaire », qui « produit la galanterie, qui n’est point l'amour, mais le délicat, mais le léger, mais le perpétuel mensonge de l'amour. » (XXVIII, 22). En effet, « comme c’était l’homme du monde qui savait le mieux aimer et qui aimait le plus mal, il a si bien humanisé la vertu que la pudeur s’est trouvée d’accord avec la galanterie. » (Spicilège, no 223) Mais à part les deux vers trois fois étudiés dans les Pensées, Montesquieu n’a guère approfondi l’ensemble de l’œuvre. Et par ailleurs il critique la faiblesse de caractère d’Ovide, incapable de supporter son exil (Pensées, no 1202). Ses Métamorphoses ne sont jamais que l’assemblage des fables de son temps, dont il « fit un tout » (Pensées, no 1337) — compliment mitigé, même si l’on reconnaît combien l’idée de composer un ensemble est importante chez Montesquieu.

4Autrement plus important apparaît Virgile, qui a lui aussi fait l’objet d’extraits, conservés à la bibliothèque de Bordeaux (Ms. 2526/2 ; OC, t. XVII) : mais seulement six pages sur l’Énéide et les Géorgiques, ce qui n’indique pas forcément une ambition d’exhaustivité, ou même la lecture complète d’un auteur pour constituer un « extrait ». Comparant Virgile et Lucrèce, « il serait difficile de dire lequel des deux poètes s’est surpassé […] Lucrèce l’a devancé, plutôt que Virgile ne l’a imité. Ils ont tous deux imité la nature ; et il était, peut-être, plus difficile à Virgile de faire sa description après celle de Lucrèce sans le copier […] ». Mais Virgile paraît « extrêmement instruit de la science de l’agriculture » tout en étant conscient qu’il doit « délasser le lecteur de l’ennui des détails rustiques ». Dans cet extrait copié et sans doute réalisé tardivement (entre 1751 et 1754), peu d’analyses proprement esthétiques, peu de jugements autres que laudatifs (« admirable », « beau » — mais tout cela sans grande justification). Comme pour Ovide, Montesquieu tient à le justifier de certains reproches, et c’est ce qui explique sa lecture : « On dit que le charme de Virgile est dans l’expression. C’est que des expressions sont des images, mais il n’est pas vrai qu’il ne soit que dans l’expression : c’est dans un certain à-propos qui se fait partout sentir. » Et surtout, même dans les Géorgiques, on sent « un art admirable pour rendre grandes les petites choses », ce qui est beaucoup plus difficile que dans l’épopée. Parler de cette « grandeur » est un moyen de rendre hommage à cet art suprême qui se définit comme la capacité de parler de n’importe quel sujet en intéressant le lecteur. Montesquieu était plus précis, et plus critique, dans les Pensées (no 1110) ; c’est sans doute d’ailleurs en rédigeant ce passage que l’idée lui vient d’en faire un extrait : « Il y a me semble bien des réflexions à faire sur Virgile, en lui laissant tout le mérite qu’il a, et qu’on lui a si justement donné ». Il juge alors les six derniers livres de l’Énéide inférieurs aux six premiers, car trop longs : « il fallait expédier cela en un » ; comme Énée, Montesquieu s’exclame Italiam, Italiam… à la fin de L’Esprit des lois ; une fois la Terre promise en vue, il ne faut pas en lasser le lecteur. Cela n’empêche pas les Romains de faire du poète leur grand homme (Pensées, no 724) : cas intéressant d’un poète devenu un oracle pour son peuple. Et d’ailleurs Montesquieu ne le cite-t-il pas lui-même en tête du livre XXX de L’Esprit des lois, pour le seul plaisir de l’image d’un « chêne antique » qu’il applique aux lois féodales, et dont seuls les vers de Virgile lui semblent à même de rendre l’ampleur (vers empruntés aux Géorgiques et à l’Énéide) ?

5Mais ce sont essentiellement les prosateurs que l’on rencontre chez Montesquieu, et d’abord les historiens ; ceux dont il avait fait des extraits, tous perdus aujourd’hui, mais mentionnés dans les Pensées, Ammien Marcellin (Pensées, no 716) et Justin (Pensées, no 41), ou dans les Voyages, comme Cassiodore (OC, t. X, p. 487) ; on peut joindre à ceux-ci Aulu-Gelle, qui a compilé dans ses Nuits attiques un très grand nombre d’anecdotes ou de traits curieux, fort utiles à ceux qui tentent de reconstituer cet immense puzzle de l’histoire ancienne, dans lequel il manque tant de pièces (extrait mentionné dans l’Essai sur les causes, OC, t. IX, p. 243) ; Montesquieu en aura le plus grand emploi dans les notes de L’Esprit des lois, et les Pensées montrent qu’il pouvait même en faire plus ample usage (n° 2196). De même Montesquieu sait tout le profit qu’il peut tirer de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, qu’il utilise dans les Romains, et dont les extraits subsistent (d’après l’édition très savante du père Hardouin, Ad usum Delphini, 1723 : Ms. Bordeaux, 2526/16 ; OC, t. XVII). Le Spicilège le montre attentif pour les mêmes raisons au Satiricon de Pétrone, même si la plus grande partie des références (nos 99-102, 107-111, 113-115, 117-120) appartient au « Recueil Desmolets » qu’il se contente de faire copier ; un autre (no 206) semble indiquer qu’il en a constitué un extrait (d’après Salvatore Rotta, OC, t. XIII, p. 226, Montesquieu s’est servi d’une édition de Pithou). Tout montre en tout cas que chez ce prosateur décrié pour l’immoralité de ses écrits, Montesquieu ne se laisse pas arrêter par un préjugé moral, car il cherche tout ce qui relève de l’histoire des mœurs, que nous pourrions appeler aujourd’hui par certains côtés histoire des mentalités (voir aussi Pensées, no 1801). Mais il ne semble pas en avoir fait grand usage, sinon pour sa propre réflexion : Pétrone n’est pas une source que l’on puisse facilement exhiber.

6D’autres auteurs peuvent avoir été utilisés, mais avec un esprit très critique : ainsi Quinte-Curce, « rhéteur […] sans savoir et sans jugement, [qui] promène Alexandre sur une terre qu’il ne connaît pas […] et qui a écrit sans connaître une seule des sources où il devait puiser » (Pensées, no 2178 ; voir aussi no 2204). D’autres l’ont été de manière très ponctuelle ; aussi peut-on se demander s’il les a lus et annotés, ou s’il se contente d’en noter la référence après l’avoir trouvée chez un historien ou un érudit ; ainsi de Velleius Paterculus, il ne retient guère que le moyen de mieux connaître une loi sur l’usure (Bordeaux, Ms 2506/4, OC, t. VII, p. 333 et 365) ; peut-être est-il fidèle lecteur d’un autre historien mineur, Valère-Maxime, qu’il cite par exemple sur les lois somptuaires des Romains (EL, VII, 14), mais on ne peut le garantir. On ne se laissera pas prendre à la multiplicité des références de certaines œuvres de jeunesse, comme l’Éloge de la sincérité (vers 1717 ; OC, t. VIII, p. 133-145) : Montesquieu y a fait un usage généreux du compilateur Stobée (Catalogue, no [‣]), auteur d’un Florilège qui fournit à l’amateur les citations harmonieuses et utiles dont il peut orner son discours. En revanche il est certain qu’il a dû bien connaître Salluste, auteur de la Guerre de Jugurtha et de la Conjuration de Catilina (cité dans les Romains, x), dont l’œuvre fait d’ailleurs partie du « canon » classique, et dont l’évocation de la République en pleine décadence ne pouvait que le retenir — même si sa conception même de l’histoire empêche Montesquieu de voir en un homme, fût-il exceptionnel, la cause de grands changements irréversibles : ainsi Catilina ne le retient guère.

7Beaucoup plus intéressants à ses yeux (et aux nôtres) ont été les historiens du Bas-Empire, comme « le Goth Jornandès », car il s’agit d’une source irremplaçable, très utilisée notamment dans les Romains (xvii, xix, xx), comme Cassiodore a pu l’être dans L’Esprit des lois ; en effet loin de les tenir dans le mépris qui enveloppe la latinité tardive, généralement conçue comme une époque de décadence et de « barbarisation » de l’esprit, il est extrêmement curieux de tout ce qui peut instruire d’une époque de transition et de profond renouvellement, et surtout de l’époque qui voit la fondation des grands royaumes de l’Europe moderne. Les notes des derniers livres de L’Esprit des lois montrent ce qu’il doit à cette curiosité.

8Mais ses sources principales, du moins celles qu’il utilise le plus pour comprendre Rome et entrer dans le détail des faits historiques dont il veut tirer l’esprit, dans les Romains comme dans L’Esprit des lois, sont Tite-Live, et surtout César et Tacite (nous excluons évidemment ici tous les auteurs grecs dont il s’est servi pour l’histoire romaine, Denys d’Halicarnasse, Polybe, Diodore de Sicile, Plutarque, Dion Cassius, de même que le droit romain). Le statut du premier est néanmoins ambigu : Montesquieu lui préfère Denys d’Halicarnasse pour les premiers siècles de Rome, dans les premiers chapitres des Romains, et pour les guerres puniques, Polybe ; il lui arrive même de critiquer une certaine rhétorique, comme dans cette addition au chapitre V des Romains, datant de l’édition de 1748 : « J’ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l’Antiquité ; je voudrais qu’il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer et sait si bien les faire mouvoir. » Dans les Pensées (no 1475), il le juge « un peu déclamateur », mais, fait curieux, « il ne l’est pas dans ses belles harangues », forme dans laquelle se déploie généralement au XVIIe et au XVIIIe siècle tout l’art rhétorique, et parfois un peu gratuit, de l’historien.

9Il n’en a pas moins fait un extrait de Tite-Live, signalé dans les Pensées (no 1809) comme dans des « bulletins » qui constituent sa documentation pour des chapitres finalement rejetés de L’Esprit des lois (OC, t. IV, p. 773-774), et l’édition critique des Romains montre bien que Montesquieu en a été un lecteur attentif. Il est particulièrement utile pour décrire les institutions romaines — car si pour les événements eux-mêmes, d’autres historiens, grecs notamment, peuvent être moins systématiquement favorables aux Romains, nul ne connaît mieux que lui le détail de l’ancienne histoire : ainsi pour la censure (Romains, viii) ou la division par centuries (addition de 1748, Romains, viii ; OC, t. II, p. 151), les anciennes colonies latines (Pensées, no 706), le statut particulier d’allié des Romains (Dossier de L’Esprit des lois, OC, t. IV, p. 773), ou le montant exact de l’usure (Ms 2506/4, f. 2-4, Dossier de L’Esprit des lois, OC, t. VII, p. 359-361). Mais il s’agit chaque fois de remarques ponctuelles, isolées, qui témoignent d’une lecture soigneuse, mais jamais d’une adhésion pleine et entière à la pensée d’un auteur — et ce à une époque où Tite-Live est considéré comme l’historien par excellence, inégalé voire indépassable (voir les Réflexions sur l’histoire du père Rapin, 1670).

10Autrement plus intéressant est son rapport à Tacite : Montesquieu trouve en lui un esprit digne du sien, et ce n’est pas un hasard si la critique les a souvent rapprochés l’un de l’autre. En effet Montesquieu a littéralement redécouvert Tacite, à une époque où cet auteur était sévèrement critiqué comme obscur, embarrassé, d’un pessimisme systématique, et où le seul mérite qu’on lui trouvait était d’être le porte-parole, ou plutôt le metteur en scène, d’un Auguste ou d’un Tibère, partisans de la raison d’État pour mieux asseoir leur domination. Montesquieu montre au contraire que Tacite a parfaitement analysé la société romaine, telle qu’elle évolue subtilement quand elle passe de la république à la monarchie, et que loin d’être le chantre de l’autorité souveraine qui se met insensiblement en place, il dénonce toutes les atteintes à la liberté, notamment grâce à l’usage que font les premiers empereurs romains de la loi de lèse-majesté. L’essentiel de l’analyse est en place dès 1734 : c’est même l’intérêt pour un tel processus (le passage de la liberté à la servitude volontaire) qui est à l’origine de l’écriture des Romains, ainsi que le dit une préface finalement rejetée (publiée dans l’édition critique de cet ouvrage : OC, t. II, p. 315-317) ; il est confirmé et amplifié dans L’Esprit des lois (en témoignent particulièrement les livres VII et XII), ce qu’on voit aussi dans la seconde édition des Romains, où Montesquieu multiplie les nouvelles références à Tacite et les notes qui s’appuient sur ses œuvres ou en reproduisent des passages. La plus virulente dénonciation de la manière dont les Romains abdiquent leur liberté, les procédés tortueux par lesquels Tibère détourne les lois pour asservir les corps et les esprits, tout cela, Montesquieu le trouve chez Tacite.

11Si Montesquieu le cite tant, c’est aussi qu’il est particulièrement sensible à l’élégance de la phrase de Tacite, condensée, chargée de sens, qu’il suffit d’énoncer pour qu’elle produise son effet sur le lecteur. Mais c’est évidemment surtout en raison de l’extraordinaire clairvoyance de l’historien et en particulier de l’observateur des Germains qu’il en fait si grand cas : « Tacite fait un ouvrage exprès sur les mœurs des Germains. Il est court, cet ouvrage ; mais c’est l’ouvrage de Tacite, qui abrégeait tout parce qu’il voyait tout » (EL, XXX, 2). En effet le Romain du IIe siècle après J.-C. a eu le mérite inestimable de décrire la société germanique, non pour en faire l’inverse exact de ses contemporains romains, comme l’en accuse Voltaire, mais pour en faire ressortir les traits essentiels ; or ce sont ces mêmes Germains qui ont envahi l’empire romain au Ve siècle, et imposé leurs institutions — aux yeux des lecteurs du XVIIIe siècle, et en particulier de Montesquieu, Tacite a donc fourni les moyens d’analyser les fondements de la monarchie française inaugurée par Clovis. C’est ainsi que Montesquieu lit chez les Bourguignons, les Francs et les Wisigoths l’esprit de liberté que Tacite avait évoqué dans la Germanie, et qu’il peut, dans les livres XVIII, XXX et XXXI de L’Esprit des lois, élaborer une théorie nouvelle à partir de celle de Boulainvilliers. César, que Montesquieu utilise assez peu par ailleurs (il n’est d’ailleurs que l’auteur de Commentarii, autrement dit de « mémoires », il n’est pas véritablement historien — et le fossoyeur de la liberté romaine, qu’évoquent les chapitres X à XII des Romains, écrase l’auteur), joue le même rôle, mais dans une moindre mesure : « Quelques pages de César sur cette matière sont des volumes » (EL, XXX, 2).

12Mais l’auteur que Montesquieu révère, sa vie durant, c’est Cicéron ; un article lui étant consacré par ailleurs, on n’évoquera ici que son influence en tant qu’auteur. C’est d’abord un témoin de son temps, comme le dit la préface rejetée des Romains, déjà évoquée : « On a cherché l’histoire des Romains dans leurs lois, dans leurs coutumes […] dans les lettres des particuliers » ; or il s’agit essentiellement des lettres de Cicéron, où celui-ci apparaît comme un « honnête homme » déplorant dans des « lettres familières » l’abaissement de la République et du Sénat : Montesquieu est un grand lecteur de ces « lettres familières », qui ont pu lui servir de modèle — lui dont on publiera justement après sa mort des « lettres familières à ses amis d’Italie ». Il le tient pour un philosophe de première importance, « un des grands esprits qui ait jamais été : l’âme toujours belle, quand elle n’était pas faible. » (Pensées, no 773). Mais cette philosophie a un tour particulier : « Cicéron qui, le premier, mit dans sa langue les dogmes de la philosophie des Grecs, porta un coup mortel à la religion de Rome. », ce qui permet finalement au christianisme de se répandre dans l’Empire (Pensées, no 969). C’est revenir ainsi à un des premiers témoignages que l’on ait sur les lectures philosophiques de Montesquieu, des « notes de lectures » en marge d’œuvres de Cicéron, essentiellement le De natura deorum (l’exemplaire où elles figuraient est perdu), où il renvoie dos à dos les « sectes », épicurienne, stoïcienne, académique, etc. Le préambule est éclairant : « Certainement je ne puis assez admirer la profondeur de ses raisonnements ; dans un temps où les sages tous également fous ne se distinguaient plus que par la bizarrerie de leurs vêtements, il est dommage que ce grand maître ait été précédé par de si pitoyables raisonneurs […] C’est une chose admirable de le voir dans son livre de la nature des dieux se jouer de la philosophie même et faire combattre ses champions entre eux de manière qu’ils se détruisent les uns les autres […] Tous les systèmes s’évanouissent les uns devant les autres et il ne reste dans l’esprit du lecteur que du mépris pour le philosophe et de l’admiration pour le critique. » (OC, t. XVII). Ce passage, repris ensuite dans le Discours sur Cicéron (vers 1717), montre bien ce qu’il lui doit : un véritable accès à la liberté d’esprit. Si par la suite il aura l’occasion de trouver chez d’autres philosophes plus d’ambition intellectuelle, il n’en restera pas moins fidèle à celui qui lui en a donné les clés.

Bibliographie

Éditions

Extraits de Virgile, éd. Christophe Martin, OC, t. XVII.

Historia Romana, éd. C. Volpilhac-Auger, OC, t. VIII, p. 1-42.

Discours sur Cicéron, éd. P. Rétat, OC, t. VIII, p. 117-132.

Notes [inédites] en marge de Cicéron, éd. P. Rétat, OC, t. XVII, 2017.

« Au château de La Brède », éd. C. Volpilhac-Auger, OC, t. IX, p. 537-540 .

Bibliographie

C. Volpilhac-Auger, Tacite et Montesquieu, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1985.

Dominique Morineau, « La réception des historiens anciens dans l’historiographie française, fin XVIIe - début XVIIIe siècle », thèse Paris IV, 1988.

C. Volpilhac-Auger, Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, Voltaire Foudation, SVEC, 1993.

Patrick Andrivet, « Montesquieu et Cicéron : de l’enthousiasme à la sagesse », Éclectisme et cohérences des Lumières. Mélanges offerts à Jean Ehrard, Paris, Nizet, 1992.

L’Autorité de Cicéron à l’âge des Lumières, J.-P. Néraudau dir., Caen, Paradigme, 1993.

C. Volpilhac-Auger, « La référence antique dans les œuvres de Montesquieu : de la rhétorique à l’histoire des idées », dans Montesquieu, les années de formation (1689-1720), Catherine Volpilhac-Auger dir., Cahiers Montesquieu 5, Naples, Liguori, 1999, p. 79-88.

Catherine Larrère, « Le stoïcisme dans les œuvres de jeunesse », dans Montesquieu, les années de formation (1689-1720), Catherine Volpilhac-Auger dir., Cahiers Montesquieu 5, Naples, Liguori, 1999, p. 163-183.

C. Volpilhac-Auger, « La tentation du secret ? La part de l’inédit dans l’œuvre de Montesquieu », La Lettre clandestine 11 (2003), p. 47-58.

—, « La parole et ses représentations dans le récit historique à l’âge classique », dans Des voix dans l’histoire, Laurence Guellec et C. Volpilhac-Auger dir., La Licorne, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 11-32.

—, « Parler au peuple, parler au roi : la question des harangues (XVIIe-XVIIIe siècles) », dans Des voix dans l’histoire, Laurence Guellec et C. Volpilhac-Auger dir., La Licorne, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 57-74