Bibliothèque(s)

Catherine Volpilhac-Auger

1La bibliothèque imaginaire ou idéale est un véritable topos de la démarche philosophique ou de l’expression du bon goût au XVIIIe siècle ; celle qu’évoque Montesquieu dans les Lettres persanes (Lettres [‣]-[‣]), certainement inspirée au moins en partie par la bibliothèque de l’abbaye de Saint-Victor à Paris, tend plutôt à décrire le monde moderne (on n’y trouve ni histoire ancienne ni droit, ce qui peut étonner chez un juriste féru de l’Antiquité) et à faire la critique des genres et des formes en vogue chez les contemporains. Mais on traitera plutôt ici des bibliothèques réelles où Montesquieu a trouvé l’aliment de sa curiosité et la matière d’une documentation énorme, qui constitue le soubassement de ses ouvrages.

2L’académie de Bordeaux dut à Jean-Jacques Bel, qui lui légua ses livres à sa mort en 1738, un accroissement considérable de sa documentation : ouverte au public trois jours par semaine, et bien sûr aux académiciens, elle dispose bientôt d’un « bibliothécaire » en la personne du président Barbot, et surtout de l’érudit italien Filippo Venuti (à partir de 1742). Le catalogue manuscrit de ses collections mériterait incontestablement d’être publié. Mais Montesquieu, qui fait appel lorsqu’il est à Bordeaux à la bibliothèque d’amis comme Barbot, vit souvent à Paris : il emprunte aussi des ouvrages à la Bibliothèque du Roi, ce dont les registres conservent la trace, soigneusement exploitée par Iris Cox, notamment en 1747-1748. Il lui arrive d’emprunter, et pour longtemps, via son ami le père Desmolets, des livres à la bibliothèque de l’Oratoire de la rue Saint-Honoré : ils figuraient encore à La Brède à sa mort. Des ouvrages qui lui sont passés entre les mains mais qu’il ne possédait pas, subsistent des extraits ou notes de lecture (publiés dans les tomes XVI et XVII des Œuvres complètes) : ainsi il se constitue une bibliothèque « idéale », adaptée à son propos, mais surtout encore plus importante que la riche bibliothèque de La Brède, que ses moyens financiers ne lui permettaient pas d’agrandir considérablement. Ce n’est pas celle d’un collectionneur, qui investit dans des livres pour leur rareté, malgré ce que l’on a cru pouvoir avancer à ce propos, en méconnaissant le sens précis de la notion de « rareté » en bibliophilie et en ignorant tout ce qu’on connaît de cette bibliothèque (Barria, 2011) : c’est une bibliothèque d’étude — même si on y trouve une vingtaine d’ouvrages ayant appartenu à Malebranche (dont l’influence à Juilly fut importante) et trois à Montaigne.

3C’est elle qui nous occupera essentiellement, même s’il ne faut pas y voir, comme on l’a dit, la source unique d’une documentation qui a dû varier selon les périodes de la vie de Montesquieu. L’immense salle du château de La Brède, dont tous les murs sont occupés par des armoires (mais la plupart d’entre elle datent du XIXe siècle…), porte encore la devise voulue par Montesquieu lui-même : Assidue veniebat (il y venait souvent). Le catalogue de ses livres en a été dressé avec soin sans doute dans les années 1728-1731 (par les soins du secrétaire Bottereau-Duval) et a pu être publié — on le complétera par l’inventaire après décès du domicile parisien de Montesquieu, publié avec le Catalogue, mais qui ne donne que 68 titres sur environ 700 volumes —, mais surtout un grand nombre de ces ouvrages (environ 2 000 volumes, pour un peu plus de 1 500 titres) est conservé actuellement à la bibliothèque municipale de Bordeaux depuis que la dation voulue par Jacqueline de Chabannes en 1994 a permis le transfert de tous les livres jusque-là conservés à La Brède. D’autres ont été dispersés en 1926 ou se retrouvent au hasard des ventes ; le descriptif en est donné par les catalogues, qui permettent de compléter ces listes et d’identifier avec plus de précision les ouvrages « perdus ».

4Il est ainsi possible d’analyser une bibliothèque de plus de 3 000 volumes que Montesquieu a héritée en grande partie de son oncle, Jean Baptiste de Secondat, et de sa famille maternelle (les Dubernet), ce qui explique sa relative ancienneté : beaucoup d’ouvrages du XVIe et du XVIIe siècle, ou du début du XVIIIe siècle, alors que les plus récents (et ceux dont on est sûr qu’ils datent du vivant de Montesquieu), et en même temps les plus novateurs, depuis Telliamed (1748) jusqu’au Discours sur les sciences et les arts de Rousseau (1751) ou l’Histoire naturelle de Buffon (1749), se trouvent surtout à son domicile parisien : le catalogue de La Brède, pour sa part, ne s’enrichit guère après 1735. La consultation des ouvrages eux-mêmes n’apporte pas de révélations : les annotations marginales y sont rares (sur un Recueil de harangues de l’Académie française et l’Algèbre de Guisnée, nos [‣] et [‣] du Catalogue). Mais l’analyse de l’ensemble montre que la bibliothèque, solidement pourvue en droit et en théologie (respectivement 80 et 100 pages du catalogue sur 600), l’est tout autant en ouvrages issus de l’Antiquité, rarement en traductions françaises, souvent en traductions latines d’auteurs grecs (il ne lisait pas leur langue) ; elle favorise d’ailleurs une culture plus latine que grecque (ce qui n’est guère surprenant), où l’histoire occupe une part importante, et s’ouvre aux sciences, grâce à la présence d’ouvrages de mathématiques et de musique, achetés après 1719, donc sans conteste par Montesquieu lui-même, ou d’anatomie (ouvrages achetés après 1730). Y transparaît aussi une culture classique, celle des valeurs sûres du XVIIe siècle, qui est la sienne comme sans doute celle de son oncle ; mais s’affirment aussi un goût personnel et peut-être aussi des relations personnelles : les Essais de Montaigne sont présents dans l’édition de 1595, mais aussi dans celle de 1727 (Catalogue, nos [‣] et [‣]), due à Pierre Coste, un de ses amis et correspondants. Le fonds de La Brède comporte aussi un certain nombre d’ouvrages sans doute achetés en Angleterre en 1730-1731 ; mais seul l’examen soigneux des reliures, notamment, pourra permettre d’en savoir plus. Un fonds de cartes de géographie est encore inexploité. En revanche on risque de ne jamais rien savoir des « Veneres » ou curiosa : pas d’exemplaires retrouvés, et les pages du catalogue providentiellement arrachées…

5Comment Montesquieu travaille-t-il dans sa bibliothèque — et à partir de là, comment utiliser le Catalogue ? D’abord en évitant de considérer que tout ouvrage possédé est un ouvrage acquis et/ou lu par Montesquieu ; la présence à La Brède constitue une forte présomption que tel a été le cas, mais jamais une certitude absolue. De plus la bibliothèque offre souvent plusieurs éditions de la même œuvre ; seul un relevé de toutes les citations accompagnées d’une indication bibliographique ou d’une mention de page permettrait d’identifier celle qui a été utilisée — du moins au moment où Montesquieu l’a citée. Les différences considérables qui existent entre les éditions modernes de textes historiques ou philosophiques et les éditions antérieures au XIXe siècle incitent en tout cas à se reporter systématiquement sinon à celles que possédait Montesquieu (toutes ne sont pas disponibles partout), du moins à des éditions contemporaines. On n’y trouve pas forcément la clé de sa documentation : quand Montesquieu a constitué des recueils d’extraits, comme celui qui a été conservé sous le titre Geographica II, c’est à eux qu’il se reporte plutôt qu’à l’original. Mais il est frappant de constater combien Montesquieu est tributaire de ses sources ; le soin avec lequel il en a consigné les références dans les notes de L’Esprit des lois montre bien que celles-ci font partie de son arsenal démonstratif. Et quand il écrit « J’ai souvent examiné les hommes […] » (Préface de L’Esprit des lois), c’est au contact des livres qu’il doit cette expérience, à la lecture d’innombrables relations de voyages, ouvrages historiques, etc., qui constituaient sans doute pour lui la partie la plus vivante de sa bibliothèque. Si Montesquieu a aimé vivre à certains moments loin de Paris, c’est pour se consacrer à la terre de La Brède, mais aussi certainement pour affronter, parmi ses livres, le défi de cette « infinité diversité de lois et de mœurs ».

6De ce vaste mouvement d’information, d’imprégnation mais aussi de distanciation critique, il fallait rendre compte ; c’est ce à quoi s’attache le projet de « Bibliothèque virtuelle de Montesquieu », qui se compose de deux pans complémentaires : une version électronique du Catalogue, qui permet toutes les requêtes et les circulations possibles à travers les rubriques, tout en offrant l’accès à des numérisations d’éditions conformes à celles qu’il possédait, et une base de données, qui présente pour les ouvrages conservés à Bordeaux mais aussi de par le monde, des descriptions bibliographiques poussées, tout en faisant le lien avec les mentions qu’en fait Montesquieu ou l’utilisation des ouvrages telle qu’on peut la déduire de ses textes : au-delà des ouvrages « physiques », c’est toute la culture de Montesquieu que l’on espère reconstituer. Cette base constituera l’élément structurant et initial d’un vaste projet d’édition électronique des Œuvres complètes de Montesquieu : signe que le Catalogue est au cœur de ces œuvres, comme la bibliothèque est au cœur du château de La Brède.

Bibliographie

Jean Ehrard, Le XVIIIe siècle, 1720-1750, Paris, Arthaud, 1974, p. 20-22.

Iris Cox, Montesquieu and French Laws, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 1983, p. 86-87.

Louis Desgraves et Catherine Volpilhac-Auger, avec la collaboration de Françoise Weil, Catalogue de la bibliothèque de Montesquieu à La Brède, Cahiers Montesquieu 4, Naples, Liguori, 1999, notamment p. 18-26.

Catherine Volpilhac-Auger, « Montesquieu en ses livres : une bibliothèque à recomposer », dans Bibliothèques d’écrivains, Paolo D’Iorio et Daniel Ferrer dir., Paris, CNRS Éditions, 2001, p. 51-69.

C. Volpilhac-Auger avec la collaboration d’Hélène de Bellaigue, Les plus belles pages des manuscrits de Montesquieu confiés à la bibliothèque de Bordeaux par Jacqueline de Chabannes, Bordeaux, William Blake and Co, 2005, p. 13-17.

—, Introduction aux Geographica, OC, t. XVI, 2007.

Barria, Eleonora, « La Biblioteca italiana de Haym, le guide d’acquisition de Montesquieu en Italie », Studi francesi 163, 2011, p. 80-86.

C. Volpilhac-Auger, « Lire dans les Pensées de Montesquieu », dans Les Art de lire des philosophes (colloque de Lyon, 2011), Delphine Kolesnik et Alexandra Torero-Ibad dir., Laval, Presses de l'université de Laval, 2014, p. 127-135.

Bibliothèque virtuelle de Montesquieu, Catherine Volpilhac-Auger dir., 2016