Rome moderne

Letizia Norci Cagiano de Azevedo

1On ne peut pas parler de la Rome moderne de Montesquieu (celle qu’il connut en 1728-1729 lors de son long voyage à travers l’Europe, et dont l’image influencera ses œuvres futures) sans tenir compte des attentes qui animaient ce magistrat érudit, amoureux de la Rome antique, à la veille de son voyage en Italie. Sans doute, à l’époque de son voyage, Montesquieu idéalisait les citoyens de la Rome républicaine et avait de la Ville une vision qui allait être complètement bouleversée par son expérience romaine.

2Ses notes de voyage restent la meilleure source d’informations sur son séjour à Rome et sur le développement d’une vision critique et dynamique de la ville éternelle qui trouvera un écho dans les Pensées et dans le Spicilège et influencera par la suite ses grandes œuvres : les Considérations et L’Esprit des lois. Dès les premières pages des Voyages consacrées à Rome, nous trouvons des observations qui contrastent avec la vision classique de la capitale de la République et de l’Empire : le peuple est vil et oisif, le gouvernement faible et inepte, les grands monuments en ruine, la campagne désolée. Ce sont les résultats d’une éternelle décadence, qui débute, comme le notera plus tard Montesquieu, au moment où Rome commence à étendre ses possessions de manière inconsidérée (Romains, i-ix).

3Vue d’en haut, la ville apparaît peu peuplée (la partie habitée ne représente qu’une fraction de la surface entourée par le mur d’Aurélien ; environ 140 000 âmes par rapport au million estimé à l’époque augustéenne, Mes voyages, p. 338), tandis que les environs, autrefois très verdoyants, comme le montre le culte de la nymphe Égérie aux portes de Rome, sont déserts et insalubres (p. 296). Les raisons sont à rechercher dans l’abandon progressif des cultures, depuis le déclin de l’Empire romain : « le défaut de culture produisit le mauvais air et le mauvais air a depuis empêché le repeuplement » (p. 271). Seuls les charmants villages des Castelli Romani (que Montesquieu a visités en compagnie de l’abbé Cerati) sont épargnés par la malaria qui a entraîné de graves problèmes démographiques. Le sujet, qui revient fréquemment et sous diverses formes dans les Voyages, a été anticipé dans les lettres de Rhedi sur la dépopulation (LP, Lettres [‣]-117) et est également développé dans les Réflexions sur les habitants de Rome, lues à l’académie de Bordeaux en décembre 1732 et qui représentent une étape importante dans l’élaboration de la théorie des climats qui dominera les livres XIV-XVII de L’Esprit des lois.

4Le dépeuplement des campagnes est en partie responsable de la mauvaise situation économique et commerciale des États pontificaux (prix des céréales non compétitifs, production oléagineuse insuffisante, etc.). Le reste est dû à une mauvaise administration, à l’absence de politiques commerciales efficaces, au manque de manufactures, à la contrebande, mais surtout à l’endettement, à la dilapidation des riches revenus pontificaux, aux prébendes et aux dépenses qui visent à procurer du prestige à la famille et aux protégés du pape pendant la période de son règne (Voyages, p. 249, 253, 334, 338, 343).

5La singularité du gouvernement pontifical, dirigé par un pape destiné à régner quelques années et souvent élu en fonction d’intérêts politiques et de pouvoir, est une source de réflexions que Montesquieu élabore au fil du temps. À Rome, son esprit critique s’affine grâce à ses fréquentations qui lui offrent des arguments pour considérer la politique des papes. La politique intérieure d’une part, du népotisme à la vénalité des charges, en passant par la question de l’impunité (« À Rome, il n’y a rien de si commode que les églises pour prier Dieu et pour assassiner les gens », Voyages, p. 258 ; voir aussi p. 242-243 et 334), les intrigues de la curie, l’indulgence envers le relâchement des mœurs du clergé et du peuple (voir par exemple ibid., p. 283, mais aussi L’Esprit des lois, XXIII, 29 sur les causes de la paresse du peuple). Mais aussi la politique étrangère, là où le pape montre toute sa faiblesse, également du point de vue de l’autorité religieuse : « les papes d’autrefois avaient une autorité bien plus grande au dehors de leur état, mais moindre au dedans, le vicaire de Jésus-Christ était plus grand et le prince plus petit » (Voyages, p. 252).

6Mais les piques de Montesquieu lors de son séjour à Rome visent surtout le pape en exercice, Benoît XIII, dont il souligne bien les défauts : la piètre gestion économique qui affame le peuple tandis que la corruption gagne du terrain, son étroitesse d’esprit dans les domaines spirituel et politique. « Il n’a aucune connoissance des affaires du monde. Son monde, c’est le Royaume de Naples et l’État ecclésiastique » (Voyages, p. 245). Il ne tient donc pas compte des avis des cardinaux, ni de l’autorité du Saint-Office (p. 255, 257). Montesquieu rapporte à plusieurs reprises les jugements impitoyables qui circulent à Rome sur le pape régnant (voir p. 254-256, p. 271 et Volpilhac-Auger 2009) et s’exclame à sa mort : « Donnez-nous un Pape qui ait un glaive comme Saint Paul » ! (OC, t. XVIII, Lettre 359, à Cerati, 1er mars 1730).

7Cependant, le portrait du pontife émerge dans les Voyages à travers une série de coups de pinceau qui, s’ils mettent bien en évidence les aspects mesquins et contradictoires (il « n’aime que l’extraordinaire dans le petit comme d’autres aiment l’extraordinaire dans le grand. Il ne fait que ses fantaisies », p. 253), soulignent aussi sa vocation ascétique (il trouve « sous Benoît XIII, Rome, aussi triste que sainte », p. 284) et la persévérance de ses intentions : « il est infatigable : il y a trois ans qu’il baptisa quelques Juifs. Il fit les cérémonies avec les usages antiques : il faisait un vent glacé ; il demeura trois heures tête nue à la porte de Saint-Pierre […] Ce jour-là, il oublia qu’il avait dit le matin la messe, et la dit deux fois : car il va toujours son chemin » (p. 253).

8Montesquieu cultive sa passion pour ces sujets et d’autres encore dans ses conversations avec l’élite de la société qu’il fréquente à Rome. Il s’agit des héritiers de Clément XI, comme le cardinal Albani, qui entretiennent le projet de ce dernier de redonner du lustre à la Rome chrétienne à travers la récupération, la valorisation et la transmission des « monuments » de la civilisation antique (Pommier 2007). Montesquieu s’intéresse à la riche collection de statues du cardinal, qui sera achetée quelques années plus tard, en 1733, par Clément XII, qui la fera exposer au public dans le Palazzo Nuovo sur le Capitole. La réorganisation et le catalogage de la collection seront confiés à l’érudit Giovanni Bottari (qui, avec le cardinal Passionei, fut mêlé à la mise à l’Index de L’Esprit des lois et montra alors beaucoup de considération pour Montesquieu : voir OC, t. VII), philo-janséniste et ami de Gaspare Cerati et d’Antonio Niccolini, que Montesquieu avait déjà rencontrés à Florence et qu’il retrouve à Rome où ils l’introduisent dans le cercle du cardinal Corsini, futur pape Clément XII (malgré les prévisions contraires de Montesquieu, Voyages, p. 324-325). On y parle d’actualité, de livres, de religion, de politique, alors que les conversations avec le vieux cardinal Alberoni, autrefois très puissant, amènent Montesquieu à se pencher sur un passé qui n’est pas si lointain et a influencé la situation romaine actuelle : la guerre d’Italie, la politique de la cour de France et son « affaire d’Espagne » (p. 275-277 ; Pensées no 632). Les rencontres romaines lui permettent également de laisser son imagination voyager dans des lieux exotiques sur lesquels Rome exerce encore une certaine influence grâce à l’œuvre missionnaire de la congrégation De Propaganda Fide, dans le siège romain de laquelle séjourne le père Foucquet, de retour de Chine, source de récits infinis.

9Mais la personne qu’il fréquente avec la plus grande assiduité est le cardinal de Polignac, alors ministre du roi de France, qui l’initie aux activités des artistes et des antiquaires romains et représente une source inépuisable d’informations sur la curie et ses intrigues, sur la politique étrangère, et en particulier sur les relations avec la France et les interminables controverses autour de la bulle Unigenitus. Il s’agit d’un thème récurrent dans l’œuvre de Montesquieu et encore présent à son esprit dans les dernières années de sa vie (Mémoire sur le silence, OC, t. IX). On trouve des échos des discussions politiques romaines dans les Pensées, et surtout dans le Spicilège dont certains fragments rapportent des opinions de Polignac, de Foucquet, d’Albani et d’autres encore (voir Spicilège, notamment p. 430-456) ; mais aussi bien sûr dans l’intense correspondance que Montesquieu entretient avec certains membres de l’élite intellectuelle comme Gaspare Cerati et Antonio Niccolini.

10Une autre source de considérations est la présence à Rome du Prétendant d’Angleterre, James Edward Stuart, objet d’espionnage (Philipp Stosch, célèbre collectionneur d’art, compterait parmi ceux qui devaient le surveiller : Voyages, p. 262) et au centre d’intrigues et d’incidents diplomatiques (p. 326-327). Montesquieu rend visite à sa femme, Marie Clémentine Sobieski, et à ses deux enfants. Nous ne savons pas s’il parvient aussi à rencontrer le Prétendant ; toutefois il trace le portrait de cet homme marqué, dans un contraste irrémédiable, par la faiblesse et l’obstination : « Il paraît triste, pieux, on dit qu’il est faible et opiniâtre » (p. 281).

11L’élite éclairée et cosmopolite que Montesquieu fréquente à Rome représente un pourcentage infinitésimal, bien que significatif, de la société romaine, et contraste fortement avec le reste des habitants : les gens du peuple (« leur esprit ne les porte qu’à demander l’aumône et à friponner » : Voyages, p. 249) ; les grandes familles princières qui, à quelques exceptions près, vivent dans un isolement arrogant et provincial (« cela vient de ce qu’ils n’ont point voyagé », p. 324 ; voir aussi p. 261-262). Parmi les frais de représentation, les Romains préfèrent dépenser pour construire des palais et accumuler des œuvres d’art plutôt que de donner des déjeuners et des banquets (« Misère de Rome. Il n’y a pas de cardinal qui dépense plus de deux mille livres de France pour sa table », p. 248). Cette attitude surprend de nombreux voyageurs français de l’époque ; Montesquieu l’explique comme une habitude de sobriété qui, pour diverses raisons, a remplacé les excès gastronomiques des anciens Romains (Réflexions sur les habitants de Rome, OC, t. IX, p. 80 ; Pensées, nos 665 et 682). Le clergé enfin, composé en majorité « de gens qui ne font que passer et, en chemin faisant, font leur fortune et entrent dans le gouvernement et en deviennent les principaux chefs » (Voyages, p. 252 ; voir aussi p. 261). Les dommages causés par la richesse excessive du clergé susciteront de nombreuses réflexions dans L’Esprit des lois.

12Les critiques réitérées à l’encontre des coutumes du peuple, du clergé et des princes romains contrastent avec l’intérêt et l’admiration manifestés pour l’art et les antiquités de Rome. Sur la Rome antique, la Rome chrétienne s’est développée, de manière désordonnée, en un amalgame suggestif et contradictoire en constante évolution, d’où émane une puissante expressivité. À Rome, « les pierres parlent » (p. 277) ; et pourtant, le regard de Montesquieu sur les vestiges est dépourvu de tout lyrisme. Les pierres racontent l’histoire, décrivent des goûts, des habitudes (« Les Romains avaient peu de fenêtres ; leurs maisons étaient obscures ; c’est qu’ils s’y tenaient peu. Ils faisaient toutes leurs affaires dans la place, dans les lieux publics, sous des portiques […] », p. 252) ; elles révèlent des techniques de construction et des solutions urbanistiques (voir la description du Palatin avec ses références aux recherches récentes et encore inédites de Francesco Bianchini ou la description de l’architecture particulière du Temple dit de l’Espérance [Mausolée des Gordiens], devenu « un lieu pour les brebis qu’on y fait coucher », ou encore les considérations sur les techniques de fabrication des urnes en porphyre du cardinal Albani, p. 254, 322 et 247) ; elles véhiculent une esthétique (« rien de plus beau que le somptueux portique du Forum Trajanum au milieu duquel se trouvait la colonne Trajane », p. 289). Les pierres sont des témoignages précieux qui sont toutefois promis à la détérioration (« les porphyres et autres marbres durs, dont l’espèce se perd, et on les réduit tous en surface » ; la Villa Adriana est dévastée « car les propriétaires qui sont le comte Foede et les jésuites traitent cela comme des Goths et des Tartares », p. 254 et 334) ou à l’expatriation (« Rome nouvelle vend pièce [à pièce] l’ancienne » ; le cardinal Albani « vend pour vingt-cinq mille écus de statues au roi de Pologne, une autre maison en vend pour trente-cinq mille actuellement », p. 290 et 249). À Rome, Montesquieu développe une conscience critique à l’égard du sort des monuments de l’Antiquité : « il faudrait faire une loi dans Rome que les principales statues seraient immeubles et ne pourraient point se vendre qu’avec les maisons où elles seraient, sous peine de la confiscation de la maison, et autres effets du vendeur. Sans cela Rome sera toute dépouillée » (p. 249). Cependant, ni les lois de protection qui existaient déjà depuis la Renaissance, ni sa propre indignation ne l’empêchent de suivre avec intérêt les achats d’antiquités du cardinal de Polignac pour sa collection parisienne (Norci Cagiano, 2022). Cet intérêt qu’il porte moins au témoignage d'une civilisation à son apogée qu'à un processus historique évolutif est développé dans les Considérations où l’histoire grandiose de Rome est réduite au rôle d’épisode de l’histoire (Volpilhac-Auger 2013 et Jean Ehrard 1986).

13La Rome moderne, avec ses peintures, ses statues, son architecture, ses collections de pierres précieuses et de curiosités, est une source inépuisable d’émerveillement, mais aussi d’éducation du regard. À Rome, Montesquieu retrouve l’Anglais Hildebrand Jacob, qui lui avait fait découvrir les plaisirs de la peinture à Vienne et avait stimulé sa sensibilité artistique (Ehrard 1965, p. 75 et suiv.). Les enseignements de Jacob sont, au moins en partie, à l’origine des nombreuses observations que fait Montesquieu sur la couleur, le clair-obscur, les proportions, les techniques de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, qu’il a appliquées aux plus importantes œuvres d’art romaines (voir par exemple la galerie des Carrache, Raphaël, le Panthéon, Saint-Pierre, l’Hercule Farnèse, dans Voyages, p. 264-265, 268-269, 264-265, 268-269, 296, 321-322, 323) et qui confluent en partie dans les théories de l’Essai sur le goût. D’illustres accompagnateurs contribuent également à l’éducation de son regard : le cardinal Albani, les sculpteurs Edme Bouchardon, qui l’accompagne à la Villa Borghèse, et Lambert Sigisbert Adam, qui l’instruit sur les techniques de sculpture du Bernin, que Montesquieu n’apprécie par ailleurs pas particulièrement (Voyages, p. 285, 292 et 293). Mais ces guides jouent un rôle marginal, bien qu’indispensable, dans les jugements de Montesquieu, qui exprime à plusieurs reprises ses goûts personnels en matière d’architecture, de peinture et de sculpture : des jugements qui surprennent parfois par leur conviction et leur enthousiasme. On peut noter, par exemple, sa capacité à apprécier la cohérence fonctionnelle dans l’architecture apparemment capricieuse de Borromini (p. 320, 322 ; Norci Cagiano 2018), ou encore le génie qui permet à Michel-Ange de subvertir les règles : « Personne n’a jamais connu l’art plus que Michel-Ange ; personne ne s’en est davantage joué. Il y a peu de ses ouvrages d’architecture où les proportions soient exactement gardées ; mais, avec une connaissance exacte de tout ce qui peut faire plaisir, il semblait qu’il eût un art à part pour chaque ouvrage ». (Essai sur le goût. [‣] [section additionnelle 1]).

14En peinture, il apprécie la variété des couleurs et des figures, importantes pour susciter la curiosité, à condition qu’elles ne créent pas d’effets de confusion, mais aient l’ordre et la simplicité propres à la nature. C’est le cas de la galerie des Carrache au palais Farnèse (Voyages, p. 264-265), mais surtout de la peinture de Raphaël qui suscite la plus grande admiration de Montesquieu : « Quelle correction de dessin ! Quelle beauté ! Quel naturel ! Ce n’est point de la peinture c’est la nature même […] il semble que Dieu se sert de la main de Raphael pour créer » (p. 273).

15Les visites des églises romaines, toutes différentes les unes des autres, avec leurs trésors de peinture et de sculpture et leur architecture ingénieuse, contribuent aux théories du plaisir esthétique exposées dans l’Essai sur le goût, en particulier celle qui concerne le rôle joué par la curiosité et la surprise lorsqu’elles sont suscitées par les proportions et la subordination des parties au tout. Une théorie qui peut nous rappeler la Préface de l’Esprit des lois où il est question des relations nécessaires qui lient « l’infinie diversité des lois et des mœurs ». Les œuvres d’art romaines l’amènent également à réfléchir sur la beauté de la mesure et des proportions parfaites, qui n’est pas frappante au premier abord, mais se révèle peu à peu quand on pénètre plus en profondeur : c’est le cas de l’architecture de Saint-Pierre, ou des tableaux de Raphaël ([‣], « Progression de la surprise » ; OC, t. IX, p. 504). Et c’est là aussi une des surprises que Rome réserve au voyageur.

16Le plaisir esthétique est également stimulé par les représentations théâtrales auxquelles Montesquieu assiste lors du carnaval (Norci Cagiano 2001). Sur scène, l’illusion est complète : les décors, les combats simulés, les castrats habillés en femmes, envoûtent et trompent les spectateurs (« un jeune Anglais, croyant qu’un de ces [castrats] était une femme, en devint amoureux à la fureur », Voyages, p. 261). Mais même les salles, où s’entassent des spectateurs vifs et passionnés, constituent un spectacle : « [Les théâtres] sont toujours pleins. C’est là que les abbés vont étudier leur théologie ; et c’est là que concourt tout le peuple jusqu’au dernier bourgeois furieux de musique » (p. 261) ; et les Italiens, contrairement aux Français, « veulent toujours de nouvelle musique. Leurs opéras sont toujours nouveaux » (p. 260).

17Montesquieu se laisse apparemment prendre au plaisir illusoire des spectacles qui, une fois la brève saison du carnaval terminée, est offert par les cérémonies religieuses : « Les prêtres de Rome sont parvenus à rendre la dévotion même délicieuse par la musique continue qui est dans les églises et qui est excellente » (Pensées, no 387). Et si dans les Pensées, il dit « Je ne saurais m’accoutumer à la voix des castrats » (no 388), il doit quand même en reconnaître l’émerveillement : « J’ai vu les cérémonies de la Semaine Sainte. Ce qui m’a fait le plus de plaisir c’est un miserere si singulier qu’il paraît que les voix des châtrés sont des orgues » (Voyages, p. 297). En effet, c’est précisément le contraste entre l’habitude et la nouveauté, avec la découverte de nouvelles impulsions inattendues, qui fait de Rome tout entière un spectacle fascinant.

18« on sera toujours sûr de plaire à l’âme, lorsqu’on lui fera voir beaucoup de choses ou plus qu’elle n’avait espéré d’en voir […] »  ([‣], « De la curiosité » ; OC, t. IX, p. 491) ; et Rome répond certainement à ce besoin. Giovanni Macchia parle de la puissance de l’éros que cette civilisation dégage de ses formes : œuvres d’art, coutumes, traditions, paysages (Viaggio in Italia, p. xiv). Mais Rome est aussi le champ ouvert de ces contradictions qui peuvent soit avilir soit exalter ; le quotidien et l’éternel sont placés côte à côte, à portée de main. À Rome, « les femmes ne donnent pas le ton », mais les prêtres (Voyages, p. 257) ; à Rome, « chacun est là comme dans une hôtellerie qu’on fait accommoder pour le temps qu’on y doit demeurer » (p. 252). La mesquinerie, la corruption et le mauvais gouvernement n’empêchent pas Rome de rester non seulement « la plus belle ville du monde », mais aussi « ville éternelle », « métropole d’une grande partie de l’univers », « un trésor immense rassemblé de choses uniques », où chacun « croit trouver sa patrie » (Voyages, p. 302, 257) et où le gouvernement « est aussi doux qu’il peut être » (Pensées, no 387). Dans cette ville, la vie est somme toute agréable : « Rome est un séjour bien agréable tout vous y amuse […] on n’a jamais fini de voir » (Voyages, p. 277). Les rythmes moins intenses donnent aussi au visiteur le temps d’étudier ; le murmure des fontaines, la musique sublime, la volupté que suscite la beauté, tout cela contribue au bien-être de la vie quotidienne et à cette vision multiforme, contradictoire et paradoxale de la ville éternelle qui, au-delà de l’expérience du séjour romain, influencera les pensées et les écrits des années à venir.

Bibliographie

Œuvres

Viaggio in Italia, éd. et trad. Giovanni Macchia et Massimo Colesanti, Bari, Laterza, 1971.

Voyages, OC, t. X, Jean Ehrard dir., avec la collaboration de Gilles Bertrand, 2012.

Études

Jean Ehrard, Montesquieu critique d’art, Paris, PUF, 1965.

Le Muse Galanti. La musica a Roma nel Settecento, Roma, Istituto dell’Enciclopedia Italiana, 1985.

Storia e ragione, Alberto Postigliola dir., Naples, Liguori, 1986 (colloque entièrement consacré aux Romains : voir notamment Jean Ehrard, « Rome enfin que je hais… ? », p. 23-32 et Pierre Rétat, « Images et expression du merveilleux dans les Considérations », p. 207-218, repris dans Pierre Rétat, sous le signe de Montesquieu, ENS de Lyon, 2019, en ligne [http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article3292]).

Françoise Waquet, Le modèle français et l’Italie savante (1660-1750), Rome, École Française de Rome, 1989.

Letizia Norci Cagiano, « I presidenti e le dame. Montesquieu e de Brosses a Roma nel primo Settecento », dans La Strenna dei Romanisti, Rome, 2001, p. 369-382.

Naples, Rome et Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels Italiens (XVIIe-XVIIIe siècles), sous la direction de Jean Boutier, Brigitte Marin et Antonella Romano, École Française de Rome, 2005.

Du goût à l’esthétique : Montesquieu, Jean Ehrard et Catherine Volpilhac-Auger dir., Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2007.

Édouard Pommier, « Roma triumphans ! », dans Roma Triumphans ? L’attualità dell’antico nella Francia del Settecento, Letizia Norci Cagiano dir., Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2007, p. 3-24.

Les Philosophes et leurs papes, Jan Herman, Kris Peeters et Paul Pelckmans dir., Amsterdam - New York, Rodopi, 2009 : voir notamment Letizia Norci Cagiano, « La comédie était possible en 1740. Le président de Brosses et la politique culturelle des papes », p. 109-121 et Catherine Volpilhac-Auger, « Le pape et son vizir : le pouvoir des papes chez Montesquieu », p. 81-96.

Volpilhac-Auger Catherine, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Dictionnaire Montesquieu, 2013 [http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376399421/fr/].

Eleonora Barria-Poncet, L’Italie de Montesquieu, Paris, Classiques Garnier, 2013.

Letizia Norci Cagiano, « Architetture barocche nell’opera letteraria di Montesquieu, prima e dopo l’esperienza italiana », dans L’architecture du texte, l’architecture dans le texte, Macerata, EUM, 2018, p. 369-385.

Letizia Norci Cagiano, « L’attualità dell’antico a Roma. I Francesi e la politica culturale dei papi nel Settecento », dans L’invenzione del passato nel secolo XVIII, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 2022.

Pour citer cet article

Norci Cagiano de Azevedo Letizia , “Rome moderne”, in A Montesquieu Dictionary [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL: https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/en/article/dem-1646052625-fr/fr