Norbert Campagna
1En 1589, dans le livre qui porte ce titre, le jésuite italien Giovanni Botero définit la raison d’État comme la connaissance (notizia) des moyens propres à fonder, conserver et agrandir le pouvoir politique (dominio). Souvent associé avec le nom de Machiavel, le terme « raison d’État » ne se trouve pas dans les écrits du Florentin. Il est également absent, à une exception près (Pensées, no 1993), des écrits de Montesquieu, qui utilise toutefois souvent le terme de « politique ». Or chez de nombreux auteurs du XVIIe siècle, les « politiques », et notamment Machiavel et Bodin, apparaissent comme les théoriciens de la « mauvaise » raison d’État, à laquelle on oppose une « bonne » raison d’État. Le débat tourne autour d’une question, toujours d’actualité : l’agir politique requiert-il parfois le recours à des moyens extralégaux et/ou immoraux ? Ou dans le langage animalier de Machiavel : le prince doit-il parfois se faire lion ou renard et cesser d’être homme ? Et peut-il sacrifier le bonheur de l’individu sur l’autel du bien commun ?
2Montesquieu aborde cette question dans plusieurs écrits, comme « De la politique » de 1725, un bref texte dans lequel il reprend certains sujets du Traité des devoirs (1725), dont il ne subsiste qu’un synopsis. D’autres écrits mineurs, comme les « Réflexions sur le caractère de quelques princes et sur quelques événements de leur vie », rédigées entre 1731 et 1733, ou encore sa « Dissertation sur la politique des Romains dans la religion » de 1716, mais aussi certains livres ou chapitres de L’Esprit des lois apportent des éléments qui permettent de lire Montesquieu à la lumière du débat relatif à la raison d’État. Et dans les Pensées, on trouve plusieurs réflexions se rapportant aux principes de politique ou à la figure du Prince – par exemple les « maximes générales de politique » (Pensées, no 1077).
3Dans sa seule allusion explicite à la raison d’État, Montesquieu compare la situation des princes à celle des particuliers. Il affirme que ceux-ci n’ont « pas des raisons d’État pour satisfaire [leurs] passions » et qu’ils doivent dès lors les sacrifier (Pensées, no 1993). Par « raisons d’État » – un pluriel qui n’est pas inhabituel –, il faut entendre des raisons relatives à la conservation de l’État et qui se rapportent au principe de la Loi des Douze Tables, cité par Montesquieu : le salut de la république est le bien suprême (EL, XXVI, 23). Ainsi la loi Voconienne qui « sacrifiait et le citoyen et l‘homme, et ne pensait qu’à la république » (EL, XXVII, 1). Dans le passage des Pensées qui vient d’être cité, Montesquieu laisse toutefois transparaître que derrière ces raisons d’États se cachent souvent les passions des princes, notamment la passion du pouvoir, alors qu’ils prétendent se soucier du bien de l’État. Ils s’avèrent ainsi, comme le leur conseillait Machiavel, de bons simulateurs et dissimulateurs.
4D’autres passages des œuvres de Montesquieu sont des échos des débats des XVIe et XVIIe siècles : « Enfin, l’homme de bien, dont il est question dans le livre III, chapitre V, n’est pas l’homme de bien chrétien, mais l’homme de bien politique, qui a la vertu politique dont j’ai parlé » (EL, Avertissement de l’édition posthume), c’est-à-dire l’amour de la patrie. Et il écrit ailleurs : « Tous les vices moraux ne sont pas des vices politiques » (EL, XIX, 11). Ce qui fait perdre l’intégrité morale à l’individu ne fait pas nécessairement perdre l’État. S’il ne suit pas Machiavel qui place le salut de la patrie au-dessus de celui de l’âme, Montesquieu distingue néanmoins la vertu chrétienne de la vertu politique.
5Il distingue aussi deux points de vue différents sur la religion lorsqu’il affirme : « Nous sommes ici politiques et non pas théologiens […] » (EL, XXV, 9). Le théologien s’intéresse à la question de la vérité de la religion, le politique à la question de sa contribution au maintien de l’État et des biens terrestres que ce dernier doit promouvoir. Il acceptera donc le cas échéant, par raison d’État, que ses sujets embrassent une religion dont il sait qu’elle est fausse. Son « principe fondamental des lois politiques en fait de religion » reflète l’approche prudentielle propre à certains théoriciens de la raison d’État : « Quand on est maître de recevoir dans un État une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer » (EL, XXV, 10).
6Les Romains furent des politiques en matière de religion : «[J]e trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l’État et les autres l’État pour la religion » (Dissertation sur la politique des Romains dans la religion, OC, t. VIII, p. 83). Cela leur fit adopter des croyances fausses et des pratiques absurdes, mais « ce ne fut que par de bonnes raisons qu’ils [les Romains] pêchèrent contre la raison même » (p. 86). Dans le « Discours sur Cicéron » de 1716, Montesquieu parle de l’art des haruspices « qui fut établi dans le commencement par la politique des magistrats chez des peuples grossiers, et affaibli par la même politique lorsqu’ils devinrent plus éclairés » (OC, t. VIII, p. 127). Comme les lois civiles, la religion doit s’adapter à l’esprit d’un peuple pour contribuer à son bonheur terrestre.
7Si tel est le cas, le rôle des théologiens et des ecclésiastiques comme conseillers du prince est remis en question. Dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu montre comment les ecclésiastiques en vinrent à se mêler de plus en plus de matières politiques et il détaille les maux qui en résultèrent (Romains, xxii, OC, t. II, p. 272). Dans les Pensées, il fait dire à un personnage fictif – M. Zamega – que les théologiens et les ecclésiastiques ne devraient avoir aucune influence sur les décisions du prince (Pensées, no 540). Et l’une des maximes de politique stipule que « les maximes de religion sont très pernicieuses quand on les fait entrer dans la politique humaine » (Pensées, no 1007). Il répète cette idée dans le « Mémoire sur le silence à imposer sur la constitution » de 1754 (OC, t. IX, p. 534). Montesquieu se démarque ainsi des théoriciens de la « bonne » raison d’État, qui font dépendre les succès politiques de l’influence des théologiens sur les décisions politiques.
8Cette dernière thèse repose sur l’idée d’une providence divine qui gouverne les affaires humaines et ne les fait prospérer que dans la mesure où elles sont conformes à la morale et à la religion. De cette manière, moralité et utilité sont unies et l’éventualité tragique d’un agir immoral nécessaire exclue. Montesquieu recourt à une stratégie analogue : « Comme rien ne choque plus la justice que ce qu’on appelle ordinairement la politique, cette science de ruse et d’artifice, l’auteur dans le chapitre xiii la décrie d’une façon plus utile que s’il en prouvait l’injustice. Il en montre l’inutilité » (résumé du Traité des devoirs,OC, t. VIII, p. 439). Dans « De la politique », [‣], Montesquieu affirme vouloir dégoûter les Grands de la politique en leur démontrant son inutilité ; elle y est mise en relation avec les « passions indépendantes du joug des lois » ([[‣]] ; OC, t. VIII, p. 511). Dans ces deux citations, la politique apparaît comme opposée à la justice et au principe de légalité, mais si la seconde ne nuance pas, la première suggère que le terme « politique » a pris un sens qui n’était pas le sien à l’origine. C’est à cette origine noble qu’il est fait allusion dans la Pensée suivante : « Les politiques grecs. En effet, la science des arts qui sont de quelque utilité aux hommes qui vivent en société est subordonnée au grand art qui forme et qui règle les sociétés » (Pensées, no 1926). Il s’agit là d’une référence à la conception architectonique de la politique chez Aristote. Tout comme les théoriciens de la « bonne » raison d’État, Montesquieu constate que la politique s’est réduite à un ensemble de pratiques contraires à la morale et qui s’émancipe de toute référence au bien commun.
9C’est à cette conception que Montesquieu fait allusion lorsqu’il constate qu’en politique, les princes jouent au jeu de Phryné, un « jeu où chaque convive ordonne à son tour ce que tous les convives doivent faire » : Phryné « ordonna que l’on portât de l’eau et qu’on se lavât le visage. Phryné resta dans sa beauté naturelle, et tout le reste devint hideux » (Pensées, no 1725). C’est en partie aussi cette laideur de leurs actions que les politiques veulent cacher, et le président de Thou se plaçait dans cette optique lorsqu’il justifia le massacre de la Saint-Barthélemy en déclarant « que qui ne savait pas dissimuler ne savait pas régner » (Pensées, no 1995). Louis XIV est présenté comme un souverain qui « avait les formes de la justice, de la politique [au sens du grand art des Grecs] et de la dévotion, les subtilités de la politique [au sens de la science de ruse et d’artifices] » (Pensées, no 1122). Les hommes se laissent souvent tromper par les formes et ne perçoivent pas la ruse du gouvernant – le renard de Machiavel : « Sylla, homme emporté, mène violemment les Romains à la liberté ; Auguste, rusé tyran, les conduit doucement à la servitude » (Romains, xiii, p. 188). Auguste sait tromper les hommes. Un autre souverain, Frédéric II de Prusse, est loué d’avoir « traité le sujet de l’antimachiavélisme ; et il est beau que ces maximes qui ont fait jusques ici horreur aux sujets, fassent encore horreur aux princes » (Pensées, no 1506).
10Dans le cadre d’une telle conception purement utilitariste de la politique, le succès devient le seul critère pour juger une action. Montesquieu y fait allusion dans les Pensées lorsqu’il parle des exactions des Espagnols dans le Nouveau Monde, « moyen unique de conserver, et que, par conséquent, les machiavélistes ne sauraient nommer cruel » (Pensées, no 207 ; antérieur à 1731). L’auteur parle ici des « machiavélistes » et non de Machiavel, car pour ce dernier, l’efficacité ou la nécessité d’un moyen ne faisait pas disparaître sa cruauté : le Prince ne rassure pas sa conscience en se disant qu’une cruauté justifiée ne met pas en péril le salut de son âme, mais il est prêt à sacrifier cette dernière pour le bien politique. En cela, il peut susciter une certaine admiration : « Le héroïsme que la morale avoue ne touche que peu de gens. C’est le héroïsme qui détruit la morale qui nous frappe et cause notre admiration » (Pensées, no 458 ; antérieur à 1731). Montesquieu n’hésite d’ailleurs pas à parler du « génie d’un grand politique [qui] cherche à établir la puissance avant de la faire sentir » (Pensées, no 1302 ; antérieur à 1739). Auguste a en ce sens été un grand politique.
11La virulence de l’antimachiavélisme à la fin du XVIe siècle s’explique en grande partie par les guerres de religion. C’est le huguenot Innocent Gentillet qui ouvre les hostilités. Dans son Anti-Machiavel de 1576, il représente Catherine de Médicis et le camp des catholiques comme dignes élèves de Machiavel qui, voulant établir une science politique, a en fait établi une science tyrannique. Montesquieu mentionne à plusieurs endroits les guerres de Religion. Il déclare au sujet de l’assassinat du duc de Guise que « dans quelques circonstances que le roi se trouvât, il est impossible d’approuver ce qu’il fît » (Pensées, no 616 ; passage biffé, antérieur à 1734). Ailleurs, il approuve la pendaison des Seize par le duc de Mayenne, car ce dernier « suivit la justice, et non pas la politique » (Pensées, no 1302 ; antérieur à 1739). L’assassinat du duc de Guise fut un acte de politique ou de raison d’État, au même titre que le massacre de la Saint-Barthélemy, que Montesquieu s’offusque de voir justifié au parlement par le président de Thou : « Ce fut un plus grand crime à un magistrat de sang-froid, d’avoir justifié cette action, qu’à un conseil violent de l’avoir résolue, et à des soldats de l’avoir exécutée » (Pensées, no 1995). Le roi a fait éliminer le duc de Guise uniquement parce qu’il devenait trop populaire ; les Seize ont été pendus parce qu’ils s’étaient rendus coupables de crimes. Dans L’Esprit des lois, il mentionne Crillon, qui était prêt à tuer le duc de Guise dans un combat, mais qui refusa de l’assassiner (EL, IV, 2) : il exprima par là un sens de l’honneur en contradiction avec la raison d’État du roi Henri III. Si les « finesses » de la politique n’offensent pas la monarchie, elles doivent néanmoins être jointes « à l’idée de la grandeur de l’esprit ou de la grandeur des affaires » (ibid.). Montesquieu établit par ailleurs un lien entre le recours à la « mauvaise » raison d’État et sa théorie des climats, écrivant que dans les climats froids, on trouve « moins de soupçons, de politique et de ruses » (EL, XIV, 2).
12Les ruses et subtilités des politiques ne sont pas seulement inutiles, mais aussi contreproductives, car « la réputation qu’ils ont d’exceller dans leur art, dégoûte presque tout le monde de traiter avec eux & […] ils se trouvent par là privés de tous les avantages des conventions » (résumé du Traité des devoirs, p. 439). Les traités et conventions faits entre princes sont devenus sans valeur en raison de « la mauvaise foi [qui] s’est tellement renforcée dans la politique » (Pensées, no 743). Cette mauvaise foi existait déjà du temps des Romains (Romains, vi, p. 131 et suiv.). Et Montesquieu de déplorer « que les vues des politiques sont courtes » (Pensées, no 20 ; antérieur à 1731). Ainsi il critique les princes qui croient augmenter leur pouvoir en ruinant un État voisin (Pensées, no 318 ; antérieur à 1731). Dans une Europe qui est « un État composé de plusieurs provinces », chaque État a besoin de l’opulence des autres pour augmenter la sienne. La coopération est donc nécessaire, et celle-ci présuppose la confiance qui, elle, ne peut pas naître où règne la mauvaise foi.
13Il est intéressant que Montesquieu écrive les lignes suivantes précisément dans un chapitre consacré à la naissance du commerce en Europe : « On a commencé à se guérir du machiavélisme, et on s’en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu’on appelait autrefois des coups d’État ne serait aujourd’hui, indépendamment de l’horreur, que des imprudences » (EL, XXI, 20). Plutôt que de ne combattre la « mauvaise » raison d’État que sur le terrain de la morale – où elle inspire de l’horreur –, il faut aussi tâcher de la vaincre par ses propres armes, en montrant que la prudence politique qu’elle prétend incarner n’est que de l’imprudence. Les faits ont en effet prouvés que « les grands coups d’autorité se sont trouvés si maladroits, que c’est une expérience reconnue, qu’il n’y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité » (EL, XXI, 16 [20]). Si Machiavel n’interdisait pas au prince d’être bon, il lui recommandait néanmoins d’être toujours prêt à devenir méchant – violent ou rusé – si les circonstances l’exigeaient, la prudence politique disant au prince quand il devait l’être. Pour Montesquieu, la ruse conduit à l’avilissement de la nature humaine, et un politique qui s’en sert risque d’apparaître comme faible. Et cette faiblesse, jointe au moyen indigne par lequel il essaie de la compenser, risque de lui attirer le mépris, alors que sa victime suscitera la compassion (Pensées, no 1565).
14C’est l’incapacité à se placer dans le long terme et la propension à ne voir que les avantages immédiats qui incite de nombreux princes à violer certaines lois, car « il peut arriver que le bien que l’on fait en choquant les lois de l’État paraisse plus grand que le premier », c’est-à-dire le bien que l’on fait en respectant les lois de l’État ; mais ce n’est qu’apparence, et « le bien fondé sur le renversement des lois de l’État ne peut être comparé au mal qui suit de ce renversement même » (Pensées, no 1998). Quant à la superstition, Montesquieu déclare certes que des législateurs sages y ont parfois recouru avec avantage, mais que « le genre humain, en général, y a mille fois plus perdu que gagné » (Pensées, no 1265). La raison d’État peut ainsi se trouver en conflit avec la raison du genre humain.
15Montesquieu est assez réaliste – ou politique – pour reconnaître que les gouvernants doivent parfois s’émanciper de la stricte légalité : « Si l’on est obligé de sortir de la loi, il faut, du moins, y rentrer le plus tôt qu’il est possible. Si l’on est obligé de faire des choses qui, par leur nature, ne sont pas bonnes, il faut les faire le moins mal qu’il est possible » (Pensées, no 1749). L’auteur introduit ce conseil en précisant qu’il s’adresse aux magistrats « comme un honnête homme parle à un honnête homme ». Cette notion d’honnêteté pourrait correspondre au quatrième chef de Cicéron, « une certaine convenance d’actions, secundum ordinem et modum » (Pensées, no 1263).
16Les bills of attainder offrent à Montesquieu un premier exemple concret pour ces actions qui sortent du cadre légal strict (Pensées, no 1665). Dans le droit commun anglais, deux témoins sont nécessaires pour conduire à une condamnation. Or le coupable d’un haut crime peut s’être débarrassé de tous les témoins ; plutôt que de renoncer à la condamnation, le législateur anglais s’est réservé le droit de faire des lois personnelles dans ce genre de cas. Si dans les Pensées Montesquieu se contente de décrire la pratique, il constate à son propos dans L’Esprit des lois « que l’usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre, [lui] fait croire qu’il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté, comme l’on cache les statues des dieux » (EL, XII, 19). Le « pour un moment » fait écho au « y rentrer le plus tôt possible » des Pensées. Et la description de la procédure anglaise – avec débat public, l’accusé pouvant se défendre – est censée montrer que les Anglais cherchent à faire une chose qui en soi n’est pas bonne en faisant « le moins mal qu’il est possible ».
17Cette exhortation à retourner aussi rapidement que possible à « ce train ordinaire du gouvernement où les lois protègent tout, et ne s’arment contre personne » (EL, XII, 18) se retrouve lorsque Montesquieu parle d’une république qui doit décider du sort de ceux qui ont voulu la renverser, lui offrant ainsi un second exemple concret. Si la « mauvaise » raison d’État suggérerait de les éliminer afin de ne pas conserver en son sein des ennemis potentiels, Montesquieu voit plus loin et affirme qu’en permettant aux gouvernants des actes immodérés, on met « dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir », et « [s]ous prétexte de la vengeance de la république, on établirait la tyrannie des vengeurs » (ibid.). L’article suivant ne vaut pas pour ceux qui envisagent le recours à des moyens qui sortent de la légalité : « Parce que les hommes sont méchants, les lois sont obligées de les supposer meilleurs qu’ils ne sont » (Pensées, no 824 ; antérieur à 1739). En matière de coup d’État, il pourrait être plus prudent de les supposer pires qu’ils ne sont.
18Le tyrannicide offre un troisième exemple, mais en quelque sorte inversé. Dans les Romains, Montesquieu parle d’un « amour dominant pour la patrie qui, sortant des règles ordinaires des crimes et des vertus » conduit à une action « qu’on ne pouvait d’abord approuver parce qu’elle était atroce », mais que l’on a fini par « admirer comme divine ». L’assassinat de César est tout aussi peu approuvable que celui du duc de Guise, là où le second n’a pas sa source dans la vertu, le premier y trouve son origine. En tuant César, Brutus a fait preuve d’une « vertu [qui] semblait s’oublier pour se surpasser elle-même » (Romains, xi, p. 175). Brutus n’a tenu compte d’aucun des liens qui le liaient à César et s’est donc émancipé de tous ses devoirs envers lui. En ce sens, son acte était atroce. Mais il n’a accompli son acte que pour préserver cette forme de gouvernement qui seule donnait une valeur aux liens de citoyenneté, d’amitié, etc.
19Dans le Spicilège, Montesquieu affirme que « Machiavel n’a parlé des princes que comme Samuel en a parlé sans les approuver […] il était grand républicain » (no 529, OC, t. 12, p. 468). Rousseau fera une lecture analogue de Machiavel, mais cela ne va pas à l’essentiel : la question fondamentale n’est pas de savoir si Machiavel est un partisan du principat ou de la république, mais si un républicain désapprouvera des moyens mis en œuvre pour établir ou conserver une république, alors qu’il les désapprouve s’il s’agit du principat. Lorsque Machiavel parle des moyens immoraux dans ses Discorsi, une œuvre républicaine, le fait-il aussi sans les approuver ?
20Si Bodin et Machiavel étaient pour beaucoup de penseurs européens du XVIIe siècle des auteurs qu’il ne fallait pas suivre en raison de leur immoralité, Tacite, que Juste Lipse avait fait redécouvrir, leur apparaissait comme une alternative aux « politiques ». Le tacitisme politique allait ainsi devenir synonyme de « bonne » raison d’État pour les auteurs qui ne voulaient pas s’inspirer de l’Histoire sainte et des exemples de Moïse ou de Josué et qui ne pouvaient pas, par souci de respectabilité, se référer à Machiavel. Au XVIIe siècle paraissent en Italie et en Espagne de nombreuses compilations de maximes tirées de Tacite, et dont le but est d’inspirer la politique des gouvernants, afin d’établir une science politique inductive, fondée sur les exemples de l’histoire, et notamment sur l’histoire romaine. En lisant Tacite, on peut découvrir les moyens qui permettent de conserver l’État et ceux qui conduisent à sa ruine. Cela présuppose que les lois générales restent les mêmes et qu’il suffit de les appliquer aux circonstances nouvelles.
21Montesquieu rejette le tacitisme : « Les politiques ont beau étudier leur Tacite : ils n’y trouveront que des réflexions subtiles sur des faits qui auraient besoin de l’éternité du monde pour revenir dans les mêmes circonstances » (Pensées, no 843 ; antérieur à 1739). Dans ces conditions, il est illusoire de vouloir prévoir les événements. Déjà dans le Traité des devoirs (1725) Montesquieu se proposait de montrer que la plupart des effets « dépendent de causes si imperceptibles, ou si éloignées, qu’on ne peut les prévoir » (OC, t. VIII, p. 439) ; il ajoute que l’une des principales erreurs des politiques est de croire que les hommes agissent toujours de manière raisonnable et donc prévisible. Or pour Montesquieu, les hommes agissent souvent par passion ou caprice (ibid., p. 439 et p. 511). Alors que les tacitistes veulent élaborer une prudence politique susceptible de guider un gouvernant dont ils supposent qu’il sera parfaitement rationnel et qu’il agit dans un monde qui l’est aussi, Montesquieu affirme que cette prudence « se réduit à bien peu de chose dans la plupart des occasions » (ibid., p. 514). Les choses politiques ne sont pas soumises au calcul rationnel, mais « au caprice de la fortune, c’est-à-dire des hommes » (EL, XIX, 27). Derrière ces hommes il y a toutefois encore « cette cause suprême, qui fait tout ce qu’elle veut, et se sert de tout ce qu’elle veut » (EL, XVI, 2). Cette cause suprême, c’est la nature des choses, et ce n’est que si la raison d’État se soumet à elle, qu’elle aura une chance de succès.
Bibliographie
Jean Bodin, Les Six livres de la République [1576], Paris, Fayard, 1986.
Giovanni Botero, La ragion di Stato [1589], Roma, Donzelli Editore, 1997.
Raison et déraison d’État. Théoriciens et théories de la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, Yves-Charles Zarka dir., Paris, Presses universitaires de France, 1994.
Staatsräson. Steht die Macht über dem Recht ?, Rüdiger Voigt dir., Baden Baden, Nomos Verlag, 2012.
Norbert Campagna, Staatsverständnisse im spanischen ‘siglo de oro’, Baden Baden, Nomos Verlag, 2013.