Arbitraire

Norbert Campagna

1Alors que le substantif « arbitre » n’a pas de connotation négative, l’adjectif « arbitraire » vaut souvent condamnation de la décision à laquelle il s’applique. Nous trouvons cette connotation négative chez Montesquieu qui oppose l’arbitraire à la justice, à la raison ou encore à la nature.

2Ce sont des théologiens médiévaux, comme Guillaume d’Ockham, qui engagent la pensée occidentale sur la voie du volontarisme. Ils conçoivent Dieu comme pouvant à tout moment changer l’ordre du monde, la volonté divine n’étant pas liée par une quelconque normativité qui lui préexisterait. Avec la sacralisation du pouvoir politique au XVIIe siècle, cette conception théologique se propage à la politique, comme l’a récemment encore montré Arlette Jouanna. Montesquieu se démarque clairement du volontarisme théologique d’Ockham. Ainsi il affirme dès le tout premier chapitre de L’Esprit des lois que « la création, qui paraît être un acte arbitraire, suppose des règles aussi invariables que la fatalité des athées » (EL, I, 1). Si Dieu veut qu’il y ait un monde, il doit le créer et le gouverner selon ces règles. Les lois de la physique newtonienne ne sont pas des créations arbitraires de Dieu, mais elles sont constitutives de tous les mondes possibles que Dieu aurait pu créer. Dans ce cadre, il n’y a pas de place pour des interventions miraculeuses qui mettent entre parenthèses ces lois, car, pour prendre l’exemple du soleil qui se serait arrêté pour permettre à Josué de remporter la victoire, « si le Soleil s’arrête réellement […], il n’y a plus de mouvement, plus de tourbillon, plus de Soleil, plus de Terre, plus d’hommes, plus de juifs, plus de Josué » (Pensées, no 22 ; antérieur à 1731). Montesquieu laisse toutefois sous-entendre que Dieu – « le ciel » – a une puissance extraordinaire, mais qu’il n’en abuse pas et « se conduit avec autant d’ordre et de règle que si sa puissance était dépendante » (Pensées, no 640 ; antérieur à 1734).

3Ce qui vaut pour les lois physiques vaut aussi pour les lois morales, qui renvoient à « des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit » (ibid.) – loi positive humaine ou divine, peu importe. Contrairement au Dieu d’Ockham qui peut inverser toutes les valeurs et faire du blasphème un devoir moral, le Dieu de Montesquieu n’est pas le maître du monde moral. Mais si Dieu lui-même ne peut gouverner le monde selon des décisions arbitraires, a fortiori les gouvernants humains ne pourront gouverner leur État selon de telles décisions. Or l‘arbitraire est un phénomène constant dans le monde politique.

4Dans un passage des Pensées aux accents contractualistes, Montesquieu évoque la naissance des premiers gouvernements : « Le hasard et le tour d’esprit de ceux qui ont convenu ont établi autant de différentes formes de gouvernement qu’il y a eu de peuples, toutes bonnes puisqu’elles étaient la volonté des parties contractantes » (Pensées, no 1267 ; antérieur à 1739). Contrairement à d’autres penseurs qui estiment que certaines formes de gouvernement sont plus conformes à la nature que d’autres – la monarchie étant souvent considérée comme la plus naturelle et donc aussi la meilleure, car elle reflète le gouvernement de Dieu sur l’univers –, Montesquieu part du principe que toutes les formes de gouvernement se valent pourvu qu’elles se fondent sur le consentement de ceux qui les établissent. En ce sens, l’établissement initial des gouvernements fut arbitraire. Mais « ce qui était arbitraire est devenu nécessité […] » (ibid.). Une fois une forme de gouvernement établie, elle s’impose au « tour d’esprit » de ceux qui lui sont soumis, et ceux-ci ne peuvent donc pas la changer arbitrairement. Dans ce contexte, Montesquieu écarte l’hypothèse d’un consentement unanime de tous les individus pour passer d’une forme de gouvernement existante à une autre. Il n’exclut toutefois pas absolument tout changement de gouvernement, mais l’inscrit dans un cadre légal : « Il a fallu que tous les changements arrivés dans les lois établies fussent un effet de ces lois établies […] et le peuple même n’a pu reprendre son autorité que lorsque cela lui a été permis par la loi civile ou naturelle » (ibid.). S’il existe un « droit à la révolution », c’est-à-dire à changer de forme de gouvernement, son exercice ne saurait se fonder sur le fait qu’aucune forme de gouvernement n’est naturelle et que les hommes sont donc libres d’instaurer le gouvernement qu’ils veulent. L’existence même d’une forme de gouvernement créé une sorte de fait normatif qui met fin à l’arbitraire initial.

5Les relations internationales sont un domaine où l’arbitraire semble devoir occuper une position de choix, car elles semblent encore incarner l’état de nature, c’est-à-dire un état sans lois, car sans souverain. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu condamne certains jurisconsultes qui « ont donné dans l’arbitraire » et qui ont affirmé qu’un conquérant pouvait faire ce qu’il voulait avec le peuple conquis, notamment l’exterminer (EL, X, 3). Ce sont « des flots de sang qui inonderont la terre » si dans le cadre des relations internationales, et notamment du droit de la guerre, on se fonde « sur des principes arbitraires de gloire, de bienséance, d’utilité » (EL, X, 12). Pour éviter ces flots de sang, Montesquieu estime qu’en matière de guerre, il faut s’en tenir au « juste rigide » (ibid.). En ce qui concerne le ius ad bellum, cela signifie qu’une guerre ne doit être entreprise que si elle est l’unique moyen de se conserver. De même que les individus, les États ont aussi un droit naturel de se conserver face à ceux qui veulent les détruire ou les conquérir. Ce droit naturel n’implique toutefois pas un droit illimité. Pour ce qui est du ius in bello et du ius post bellum en effet, il n’est pas permis de tuer celui qui ne présente plus de danger. En matière de guerre, l’arbitraire est limité par quatre types de loi : la loi de la nature, la loi de la lumière naturelle, la loi qui forme les sociétés politiques et la loi tirée de la chose même (ibid.). Ne pas respecter ces lois, c’est ouvrir la porte à une guerre continuelle entre les États et, à la longue, à la destruction du monde politique. Le droit des gens, qui renferme le droit de la guerre, « est naturellement fondé sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts » (EL, I, 3). Naturellement et pas arbitrairement. Même le fait de faire passer ses propres intérêts véritables avant les intérêts d’autrui ne renvoie pas à une volonté arbitraire de puissance, mais au droit naturel de se conserver.

6L’arbitraire se retrouve aussi à l’intérieur des États, et notamment au niveau du pouvoir législatif. Montesquieu mentionne « des États où les lois ne sont rien, ou ne sont qu’une volonté capricieuse et transitoire du souverain » (EL, XXVI, 2). Dans ces États, la loi est « un pur acte de puissance » (EL, XIX, 14), la simple volonté du souverain étant une raison suffisante pour la loi : Sic volo, sic jubeo, stat pro ratione voluntas. C’est là le propre de l’arbitraire législatif. La volonté du législateur n’a pas à se soumettre à de quelconques « rapports d’équité antérieurs » ou, de manière plus générale, à une normativité qui le dépasse. L’acte législatif crée le juste, voire l’équitable. Or selon Montesquieu, « une chose n’est pas juste parce qu’elle est la loi ; mais elle doit être loi parce qu’elle est juste » (Pensées, no 460). Il s’agit là d’une critique de Hobbes, qui affirmait dans le Leviathan que la justice n’existait pas indépendamment des lois du souverain. Mais Hobbes admettait néanmoins l’existence d’une équité indépendante de ces lois.

7L’arbitraire législatif peut se manifester dans plusieurs domaines. En ce qui concerne les lois pénales, Montesquieu constate : « C’est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime. Tout l’arbitraire cesse ; la peine ne descend point du caprice du législateur, mais de la nature de la chose ; et ce n’est point l’homme qui fait violence à l’homme » (EL, XII, 4). Montesquieu justifie ainsi la loi du talion, qui veut « qu’un être intelligent qui a fait du mal à un autre être intelligent mérite de recevoir le même mal » (EL, I, 1). L’arbitraire pénal est mis en rapport avec la domination de l’homme sur l’homme et la violence, alors que le rejet de l’arbitraire pénal est mis en rapport avec la liberté. L’homme n’est pas libre s’il est soumis à la volonté d’autrui, mais il l’est lorsqu’il est soumis à des rapports naturels.

8Toujours en matière de droit pénal, Montesquieu mentionne le crime de lèse-majesté, un crime « vague » (EL, XII, 7), c’est-à-dire mal défini, « arbitraire » (Romains, xv, OC, t. II, p. 199), et qui est encore « plus arbitraire […] quand des paroles indiscrètes en deviennent la matière » (EL, XII, 12). Si la liberté politique est définie comme l’opinion que chacun a de sa sûreté, le fait de ne pas savoir si ce que l’on dit constitue un crime de lèse-majesté ou non sape cette liberté. Il faut que les lois pénales soient aussi précises que possible et qu’elles énumèrent les cas qui tombent sous elles, en évitant des expressions vagues qui font « rentrer dans l‘arbitraire » (EL, XXIX, 16).

9De même qu’il doit connaître la nature précise du crime, le justiciable doit aussi connaître précisément la peine qu’il encourt s’il commet le crime. Lorsque les lois abandonnent la fixation des peines à la volonté des juges, les justiciables craignent, tels les sujets des seigneurs féodaux qui pouvaient souvent librement fixer l’amende, «les événements des procès » (EL, XXVIII, 35), et ils perdent toute opinion de leur propre sûreté.  

10Le droit fiscal est aussi un champ où l’arbitraire peut s’exercer. Après avoir noté que « la nature est juste envers les hommes » dans la mesure où elle récompense les hommes en fonction de leurs efforts, Montesquieu s’en prend au pouvoir politique qui lève des impôts démesurés : « Mais si un pouvoir arbitraire ôte les récompenses de la nature, on reprend le dégoût pour le travail, et l’inaction paraît être le seul bien » (EL, XIII, 2). Hormis le fait d’être injustes, des impôts exorbitants détruisent l’économie en décourageant le travail, source des richesses individuelles et collectives. Parmi les nombreuses mesures en faveur du peuple prises par Servius Tullius, sixième roi de Rome, Montesquieu mentionne qu’il a « ôté l’arbitraire dans les taxes » (Pensées, no 1479 ; antérieur à 1740). Face à cet arbitraire fiscal, nous trouvons l’idée de nécessité. Montesquieu mentionne une charte supposée de Louis le Hutin, dans laquelle le roi « renonce à imposer aucune taille ou aide sans une évidente nécessité ou une évidente utilité. Or cela ne serait-il pas vain s’il avait été seul juge de l’un et de l’autre ? » (Pensées, no 1184). L’évidence et la nécessité doivent être reconnues par les États, qui représentent ceux qui auront à subir la taille ou l’aide. L’arbitraire royal est ainsi contrebalancé par le consentement du royaume.

11Toujours en matière de droit fiscal, Montesquieu condamne les impôts sur « diverses clauses des contrats civils » (EL, XIII, 9). Des lois ou règlements introduisant de tels impôts sont sujets à interprétation, et celui dont ils sont exigés n’a pas les connaissances requises pour se défendre contre les allégations du traitant qui prélève l’impôt. Ce faisant, le traitant, qui interprète la loi ou le règlement, « exerce un pouvoir arbitraire sur les fortunes » (ibid.). C’est lui et non le texte qui décide si quelqu’un doit payer et combien.

12Pour éviter l’arbitraire total, un État a besoin de lois fixes. Les plébéiens en demandèrent à Rome, « afin que les jugements ne fussent plus l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un pouvoir arbitraire » (EL, XI, 15). Là où le législateur ne borne pas le pouvoir en édictant des lois, on doit se juger heureux s’il existe des livres sacrés, comme dans les États despotiques de l’Orient : « Le code religieux supplée au code civil, et fixe l’arbitraire » (EL, XII, 29). Cela ne signifie pas que l’arbitraire ne puisse pas aussi trouver sa place dans ces codes, car à côté des préceptes sacrés « entièrement fondés sur une raison éternelle », il y a ceux qui « sont purement arbitraires et sont plutôt un signe de la religion que la religion même, et ce sont les cérémoniels » (Pensées, no 205). Selon Montesquieu, il est « nécessaire à la société qu’il y ait quelque chose de fixe » (EL, XXVI, 2). Il faut que l’arbitraire du despote soit apprivoisé, qu’il soit forcé « à suivre quelque ordre, et à souffrir quelque règle », sans quoi il perdrait son pouvoir (EL, VIII, 10). Mais en même temps, un grand empire, comme le serait une monarchie universelle en Europe, exige que « la loi soit dans une seule tête, c’est-à-dire, changeante sans cesse, comme les accidents qui se multiplient toujours dans l‘État à proportion de sa grandeur » (Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, viii, OC, t. II, p. 347 ; repris dans L’Esprit des lois, VIII, 19). Si Dieu, dans sa sagesse, peut régir le plus grand de tous les empires uniquement avec des lois fixes, il n’en va pas de même pour les hommes.

13Les lois seules ne suffisent pas, mais ont besoin d’un dépôt, d’une instance qui les rappelle au gouvernant. Si dans la monarchie française ce rôle est joué par les parlements, c’est le clergé qui l‘assume dans les monarchies qui se rapprochent du despotisme : « Où en seraient l’Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs lois, sans ce pouvoir [le clergé] qui arrête seul la puissance arbitraire ? » (EL, II, 4). Montesquieu semble toutefois aussi suggérer que le despote ne peut tout simplement pas échapper à certains faits, à « des circonstances tirées du climat, de la religion, de la situation, ou du génie du peuple » (EL, VIII, 10).

14L’existence de lois – divines ou humaines – fixes et d’un dépôt de ces lois ne permet d’éliminer l’arbitraire que d’un point de vue purement formel. Cela suffit pour garantir l’existence de la société, mais pas nécessairement plus. À la forme non-arbitraire doit s’ajouter une substance non-arbitraire, et celle-ci présuppose que les lois qui fixent l’arbitraire tiennent compte des rapports d’équité qui leur sont antérieurs.

15De même que les décisions législatives, les décisions gouvernementales peuvent être arbitraires. Ainsi Montesquieu voit la perte de la monarchie « lorsqu’un prince croit qu’il montre plus sa puissance en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant, lorsqu’il ôte les fonctions naturelles des uns pour les donner arbitrairement à d’autres, et lorsqu’il est plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés » (EL, VIII, 6). Certaines personnes sont par nature plus aptes que d’autres à exercer certaines charges, et le prince doit s’abstenir de distribuer les charges en fonction de ses caprices, sous peine de voir la monarchie se corrompre.

16L’arbitraire peut aussi se retrouver au niveau de l’administration, et notamment de l’application des décisions du gouvernant et des lois. S’il est propre aux États despotiques que la loi n’est rien d’autre que la volonté du despote, Montesquieu estime que cette volonté, « une fois connue, doit avoir aussi infailliblement son effet qu’une boule jetée contre une autre doit avoir le sien » (EL, III, 10). L’idée se trouve aussi dans les Pensées : « Les ordres arbitraires ne doivent point être exécutés arbitrairement, et il est de l’intérêt d’un prince injuste que celui qui exécute ses volontés, même les plus tyranniques, observe dans la manière de les exécuter les règles de la justice la plus exacte » (Pensées, no 1898 ; antérieur à 1751). Le despotisme repose sur l’obéissance aveugle de ceux à qui le despote a délégué l’exercice quotidien du pouvoir, et laisser à ces derniers le moindre droit de juger si et comment ils doivent appliquer la décision du despote, reviendrait à saper les bases du gouvernement et plus précisément son assise populaire. Voilà pourquoi Montesquieu écrit : « Il faut que le peuple soit jugé par les lois, et les grands par la fantaisie du prince ; que la tête du dernier sujet soit en sûreté, et celle des bachas toujours exposée » (EL, III, 9). Seuls les Grands doivent sentir le pouvoir arbitraire, comme à la fin du règne de Louis XI : « Le pouvoir arbitraire s’élève et se forme dans un instant. À la fin de ce dernier règne, il n’y avait pas un seigneur qui pût être assuré de n’être pas assassiné » (Pensées, no 1302).

17L’administration de la justice est un domaine propice à l’arbitraire, et Montesquieu consacre de nombreuses pages à la question. Celle-ci n’est pas nouvelle, et on peut faire remonter le débat à Aristote. Dans sa Rhétorique, celui-ci oppose le recours à l’arbitrage et le recours au procès (1374b 20). Alors que les jurés dans un procès prennent comme guide la loi, les arbitres ont pour tâche de faire prévaloir l’honnêteté, qui est définie comme « la justice qui se situe au-delà de la loi écrite » (1374a 25) et s’apparente de ce fait à l’équité (epieikeia). Pour certains actes, soit la loi écrite n’existe pas, soit elle existe, mais du fait de sa généralité consubstantielle, elle néglige certaines particularités, et son application stricte peut de ce fait conduire à des verdicts qui, s’ils sont certes conformes à la justice légale, ne sont pas en adéquation avec la justice naturelle. La décision des arbitres ne va donc pas à l’encontre de la justice, mais elle cherche au contraire à la réaliser de manière plus parfaite que ne le fait la loi.

18Montesquieu mentionne à plusieurs reprises l’arbitrage. Dans la compilation du droit romain connue sous le nom de Collectio juris, il note : « Celui-là est censé arbitre qui fait en quelque façon le devoir du juge voulant par sa sentence finir les discussions des parties non celui qui intervient pour tâcher de les accommoder » (OC, t. XI, p. 59). Le juge et l’arbitre ont en commun de trancher en prenant une décision, ce qui les distingue des simples médiateurs. Mais là où le juge tranche en fonction de la lettre de la loi, l’arbitre s’émancipe de cette lettre, voire décide en l’absence de lettre de la loi. Et se basant sur le Digeste, Montesquieu affirme que les parties doivent se soumettre à la décision de l’arbitre, « qu’elle soit juste ou injuste » (ibid., p. 60), à moins que l’arbitre ne prenne la décision expressément contre la loi (ibid., p. 61). Et il dit de cette sentence arbitrale qu’elle doit être « fixe et certaine » (ibid., p. 60), deux caractéristiques qui, chez Montesquieu, sont souvent attribuées aux lois.

19Les arbitres (auxquels Montesquieu s’intéresse particulièrement en 1745, quand il tire un extrait de l’Ordo perantiquus judiciorum civilium de Cardin Le Bret), sont aussi plusieurs fois mentionnés dans L’Esprit des lois. Il y est question des évêques qui furent « arbitres des jugements » aux temps de la « première race » (EL, XVIII, 31), signe de l’autorité du clergé en ces temps lointains. Quelques siècles plus tard, les parents d’un défunt qui n’avait pas fait de testament devaient obtenir « de l’évêque qu’il nommât, concurremment avec eux, des arbitres, pour fixer ce que le défunt aurait dû donner, en cas qu’il eût fait un testament » (EL, XXVIII, 41). Comme le montre ce dernier exemple, l‘arbitre est celui qui décide en l’absence de texte écrit précis ou de texte écrit tout court.

20Si dans un gouvernement républicain bien constitué, les lois sont précises et couvrent tous les cas possibles, évitant de recourir à l’arbitrage, il en va autrement dans les monarchies, où la loi, en raison de la complexité de la structure sociale, n’est pas toujours précise : « […] les juges [y] prennent la manière des arbitres ; ils délibèrent ensemble, ils se communiquent leurs pensées, ils se concilient ; on modifie son avis pour le rendre conforme à celui d’un autre […] » (EL, VI, 4). Pour ces juges, il ne suffit pas simplement d’avoir des yeux pour lire la lettre de la loi, mais ils doivent dégager l’esprit de la loi, qui doit se rapporter au principe du gouvernement monarchique et à ses lois fondamentales. La décision des juges n’est donc pas prise dans un vide absolu, mais devant la toile de fond de données liées à l’essence même du gouvernement et de la société. L’arbitrage des juges dans un État monarchique s’impose aux parties, car les juges ne sont pas de simples arbitres, ils se contentent d’en prendre « la manière ».

21Les arbitres ne sont pas non plus étrangers à l’aristocratie, où « les différends des nobles doivent être promptement décidés ; sans cela, les contestations entre les personnes deviennent des contestations entre les familles. Des arbitres peuvent terminer les procès, ou les empêcher de naître » (EL, V, 8). Dans ce type de situation, les arbitres jouent un rôle pacificateur et leur but ne semble pas tant être de statuer en fonction d’une justice naturelle supérieure à la justice légale, mais de faire en sorte qu’un différend trouve une solution acceptable, voire tout simplement qu’il se termine. Par ailleurs, les arbitres pallient à la lenteur de la justice et permettent aux parties de trouver un compromis qui, s’il n’est pas idéal, leur épargne les inconvénients de la justice.

22C’est dans le cadre de la justice pénale dans un gouvernement modéré que l’arbitraire est le plus fermement condamné par Montesquieu. Les jugements ne doivent être « qu’un texte précis de la loi » (EL, XI, 6), et les juges « la bouche qui prononce les paroles de la loi » (ibid.). Les juges dont il s’agit ici sont les jurés, qui ne jugent que du fait. La loi nomme le fait criminel, et les jurés doivent constater si l’accusé a commis le crime ou non. Il ne leur incombe pas de présumer quoi que ce soit, car « [l]orsque le juge présume, les jugements deviennent arbitraires ; lorsque la loi présume, elle donne au juge une règle fixe » (EL, XXIX, 16). En ce sens, la loi doit clairement définir les crimes de lèse-majesté, afin d’éviter que le juge n’ait à apprécier par lui-même si un acte constitue un tel crime. S’il lui était donné d’apprécier, il se transformerait en (co)législateur. Or la puissance de juger doit être disjointe de celle de légiférer – hormis les trois célèbres exceptions (EL, XI, 6) : « Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur » (EL, XI, 6). Comme il est ici uniquement question du juge du fait, Montesquieu n’a pas à se demander ce qu’un juge doit faire s’il est confronté à une loi arbitraire, c’est-à-dire à une loi qui viole les rapports d’équité antérieurs aux lois positives. Son rôle n’est pas de dire le droit, mais de constater le fait.

23Cette question se pose toutefois au juge du droit. Elle a retenu l’attention de Montesquieu à l’époque où il compilait les Institutions de Justinien et d’autres ouvrages de jurisprudence. Ainsi il traduit un passage du Digeste (i, 3, 18) : « Il faut toujours interpréter favorablement les lois » (Collectio juris, OC, t. XI, p. 1). Mais ailleurs il reprend textuellement un extrait de l’addition à la Glose Cautum sit : « Le juge ne doit pas s’éloigner du droit écrit en faveur de l’équité non écrite, à moins qu’un principe spécifique ne le lui ordonne » (Original latin : judex non debet recedere a jure scripto propter aequitatem non scriptam nisi speciali principio mandato)(Collectio juris, OC, t. XII, p. 580). Le juge doit donc s’en tenir à la loi écrite, même s’il estime que dans le cas qu’il a devant lui, l’application de cette loi conduit à un verdict inéquitable. Ce n’est que s’il reçoit l’ordre de juger selon l’équité qu’il peut le faire. Il revient sur la question en mentionnant les rescrits : « Car comme les juges par le droit romain ne pouvaient point juger selon ce qui leur paraissait équitable ou juste mais selon la lettre des lois dans les cas qu’ils croyaient devoir écarter cette maxime ils consultaient le prince […] » (ibid., p. 835). Ce cas de figure ouvre un petit espace à l’arbitraire des juges, car il leur incombe de décider quand ils s’adresseront au prince. C’est à eux d’apprécier si le respect strict de la lettre de la loi pourrait conduire à un verdict inéquitable. Dans les Pensées, Montesquieu évoque le cas de peines trop sévères et rejette l’idée d’un changement radical. Il faut procéder « insensiblement », notamment par la « diminution de peines dans les cas les plus favorables, laissant cela à l‘arbitrage des juges » (Pensées, no 1897 ; passage ayant donné lieu dans l’édition posthume de L’Esprit des lois à une addition, VI, 13, 7e §).

24Une place de choix pour l’arbitraire sont les jugements concernant les magistrats. Montesquieu mentionne à ce propos les éphores, qui jugèrent « arbitrairement, sans qu’il y eût des lois pour les diriger » (EL, VI, 3). Élus annuellement et au nombre de cinq, les éphores exerçaient un contrôle sur la politique, la justice, les finances et l‘administration, et il leur incombait de juger si les magistrats en charge de ces domaines s’acquittaient bien de leur tâche. Ils pouvaient, le cas échéant, infliger une amende au roi. Eux-mêmes n’avaient pas de comptes à rendre. Montesquieu condamne ce type d’institution, mais il approuve l’idée d’un contrôle du pouvoir exécutif par le pouvoir législatif (EL, XI, 6). Il exclut néanmoins que le roi puisse être l’objet direct d’un tel contrôle, car « sa personne doit être sacrée, parce qu’étant nécessaire à l’État pour que le corps législatif n’y devienne pas tyrannique » (ibid.). C’est aux ministres que sera imputée une mauvaise exécution des lois, et « ceux-ci peuvent être recherchés et punis » (ibid.). Par qui ? Pour quels actes exactement ? En vertu de quelles lois ? Autant de questions que Montesquieu laisse ouvertes, et auxquelles nos démocraties contemporaines sont toujours confrontées.

Bibliographie

Extrait de l’Ordo perantiquus judiciorum civilium de Cardin Le Bret, éd. Christian Cheminade, OC, t. XVII, 2017, p. 483-497.

Aristote, Rhétorique, éd. Pierre Chiron, Paris, Garnier-Flammarion, 2007.

Jacques Ellul, Histoire des institutions, XVIe-XVIIIe siècle [1956], Paris, Presses universitaires de France, 1999.

Jean-Marie Carbasse, Introduction historique au droit, Paris, Presses universitaires de France, 1999 (2e édition corrigée).

Arlette Jouanna, Le Pouvoir absolu. Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Paris, Gallimard, 2013.