Jean Terrel
1Bodin a fait de la souveraineté le principe qui unifie chaque société politique tout au long de son histoire. Le concept est ensuite souvent utilisé : de manière autonome (Filmer), ou comme élément du système qui associe droit naturel, contrat et souveraineté (Hobbes, Pufendorf). Il suscite aussi des oppositions, que l’on juge que la loi naturelle et la souveraineté ne fassent pas bon ménage (Locke) ou que l’on oppose à l’indivisible souveraineté un partage des pouvoirs entre plusieurs instances distinctes (éloge républicain du régime mixte). Montesquieu fait un usage limité du vocabulaire de la souveraineté et n’en présente aucune théorie explicite. Reste-t-il, en la matière, l’héritier de Bodin (M. A. Mosher) ? Faut-il, à l’inverse, prendre au sérieux son « demi-silence » (J. Ehrard) et juger que la souveraineté subit avec lui une véritable éclipse (C. Larrère) ?
2Dans les Lettres persanes, Montesquieu se garde de parler de la souveraineté de Rome, alors que les princes italiens d’aujourd’hui sont « les martyrs de la souveraineté » (LP, Lettre [‣]), « sans autre attribut de souveraineté qu’une vaine politique » (LP, Lettre [‣]), qui consiste, pour « un petit souverain », à maintenir une existence précaire en jouant de la jalousie mutuelle de deux grands États (EL, VIII, 16). C’est mettre en cause un trait de la souveraineté bodinienne, le fait qu’elle soit une réalité juridique indépendante du nombre des sujets, du régime et de la puissance effective de l’État, si bien que trois ménages peuvent suffire à faire une république (Les Six Livres de la république, I, 2, p. 48). Si les princes qui ont une puissance réelle sont des souverains, ce n’est pas parce qu’ils incarnent, en se succédant au trône, une même réalité abstraite. Ce thème est par dérision réservé à des États que le caprice des despotes prive de toute structure juridique stable : puisque les princes d’Asie se cachent, « cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même pour le peuple. Quoique dix rois, qu’il ne connaît que de nom, se soient égorgés l’un après l’autre, il ne sent aucune différence ; c’est comme s’il avait été gouverné successivement par des esprits » (LP, [‣]).
3À cette date, seuls des sultans et des rois sont dits souverains. Quand il s’agit des républiques et de la monarchie anglaise, le souverain est absent de la lettre du texte. Il n’est pas question du souverain pour une instance collective (république), ou pour un régime où la puissance serait également partagée entre le peuple et le prince. Un tel partage — ce que la tradition républicaine nomme régime mixte et que les théoriciens de la souveraineté jugent impossible — définit la monarchie pure (LP, [‣]), régime instable où il est difficile de savoir, comme en Angleterre, si l’attentat contre le souverain, le crime de lèse-majesté, consiste pour le peuple à faire la guerre au roi ou pour le roi à faire la guerre au peuple (LP, [‣]). Dans le régime français, le roi est le souverain parce que la balance des pouvoirs penche de son côté. En allant jusqu’au bout dans ce sens, on a le régime des Persans, « chez qui les emplois et les dignités ne sont que des attributs de la fantaisie du souverain » (LP, [‣]). Les monarchies impures, qui penchent vers le despotisme, ont été arrêtées en chemin : si en France « l’âme du souverain est un moule qui donne la forme à toutes les autres » (LP, [‣]), si Louis XIV « ne croit pas que la grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution de ses grâces » (LP, [‣]), les rois ne peuvent , de leur propre mouvement, ôter la vie à un de leurs sujets (LP, [‣]), et ils sont arrêtés par l’honneur, « le trésor sacré de la nation, et le seul dont le souverain n’est pas le maître » (LP, [‣]).
4Dans les Romains, Montesquieu continue à ignorer la souveraineté quand il s’agit du rapport d’une république libre à ses citoyens : le peuple romain n’est souverain que de tous les autres peuples (xvii, OC, t. II, p. 226), si bien que le droit de bourgeoisie chez les Romains est le droit « de la souveraineté universelle » (ix, p. 155). Le pouvoir républicain, pour devenir « souveraine puissance », doit être confisqué par César « les armes à la main » (xi, p. 168). Quand les armées font et défont les empereurs, l’empire devient « une espèce de république irrégulière, telle à peu près que l’aristocratie d’Alger, où la milice qui a la puissance souveraine, fait et défait un magistrat qu’on appelle le dey » (xvi, p. 219-220).
5Jusqu’aux Romains, la souveraineté n’est pas, comme chez Bodin, la forme d’unité et d’identité d’un État quelconque, elle est impériale et despotique. Pour qu’elle existe en monarchie, il faut que la balance des pouvoirs penche du côté d’un roi menacé, si on n’y prend pas garde, de devenir un despote. De ce point de vue, L’Esprit des lois marque une rupture : analysant la nature de chaque gouvernement, le livre II réserve la souveraine puissance à la république : le roi « gouverne » et le despote « entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (EL, II, 1). Pourtant l’exposé sur les principes s’ouvre par l’attribution au prince, dans le gouvernement monarchique, de la souveraine puissance (EL, III, 2) ; un chapitre traite « des récompenses que le souverain donne » (EL, V, 18), un autre examine « en quel gouvernement le souverain peut être juge » (EL, VI, 5). Est-ce admettre un invariant de la souveraineté, avec, en démocratie, le peuple comme monarque (EL, II, 2) et, dans les gouvernements d’un seul, un pouvoir qui est le même bien que les manières d’obéir diffèrent (EL, III, 10) ?
6En fait, l’invariant politique est le gouvernement et non la souveraineté : « une société ne saurait subsister sans un gouvernement », si bien que « la réunion de toutes les forces particulières […] forme […] l’État politique ». Ce qui est placé dans les mains d’un seul ou dans les mains de plusieurs, c’est « la force générale » (EL, I, 3) et non la summa potestas présente dans le texte de Gravina dont Montesquieu s’inspire. C’est faire l’économie de la souveraineté, si bien que vont être classées « trois espèces de gouvernements » (EL, II, 1) et non de souverainetés. Le peuple « a la souveraine puissance » et n’est pas dit « gouverner » : la démocratie n’est pas le gouvernement direct du peuple. Le despote « entraîne tout par sa volonté », ce qui n’est pas gouverner. Le monarque seul « gouverne » sans être pour le moment souverain.
7Dans une démocratie, le peuple est le monarque (EL, II, 2). Est-ce une manière détournée de revenir à l’invariant bodinien ? En fait la comparaison a ses limites : à la différence du monarque, le peuple ne gouverne pas ; c’est seulement en légiférant et nommant ses ministres et ses conseillers — « à certains égards » — qu’il est le monarque. Quand le monarque aura la puissance souveraine (EL, III, 2), ce ne sera pas au même titre que le peuple en démocratie.
8Dans une démocratie, la puissance souveraine a pour premier caractère de dépendre des lois qui règlent « comment, par qui, sur quoi, à qui, les suffrages doivent être donnés » : les suffrages du peuple sont ses volontés, or « la volonté du souverain est le souverain lui-même » (EL, II, 2). Ces lois sont « fondamentales », ce qui empêche la volonté de basculer dans l’arbitraire. En second lieu, le peuple a la souveraine puissance parce qu’il fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire (par exemple, légiférer) et qu’il choisit ceux à qui il doit confier une partie de son autorité : la puissance suprême n’est pas partagée ; à travers les magistrats et conseils entre lesquels elle est répartie, c’est toujours l’autorité du souverain qui s’exerce. Pour Bodin et Hobbes, il fallait reconnaître aux rois ce qui était manifeste en démocratie, le caractère absolu de la souveraineté. Montesquieu va à l’opposé : si on transfère à un homme toute l’autorité du peuple, on aboutit au despotisme. Dans une monarchie, « les lois ont pourvu à la constitution, ou s’y sont accommodées ; le principe du gouvernement arrête le monarque ; mais, dans une république où un citoyen se fait donner un pouvoir exorbitant, l’abus de ce pouvoir est plus grand, parce que les lois, qui ne l’ont point prévu, n’ont rien fait pour l’arrêter » (EL, II, 3). Selon les Romains auxquels renvoie de manière générale une note appelée après « exorbitant », « il n’y a point d’autorité plus absolue que celle du prince qui succède à la république, car il se trouve avoir toute la puissance du peuple qui n’avait pu se limiter lui-même […] » (xv, p. 205) et la dignité des empereurs étaient « un assemblage de toutes les magistratures romaines » (xvi, p. 213). Réserver provisoirement la souveraineté à la république, c’est montrer que les autres gouvernements ne peuvent combiner les deux caractères de la puissance souveraine détenue par un peuple. Dans une monarchie, il existe des lois permettant de savoir « quel est le monarque », mais aussi « de quelle manière il doit gouverner » : la nature de ce gouvernement est « que le prince y ait la puissance souveraine, mais qu’il l’exerce selon des lois établies » (EL, III, 2). Le mais indique que ce n’est pas la même puissance qui est reconnue au peuple et au roi. Certes, le roi est « la source de tout pouvoir politique et civil », les pouvoirs intermédiaires sont « subordonnés et dépendants » (EL, II, 4) : en isolant une telle formule, on peut penser à Bodin selon lequel la souveraineté absolue est compatible avec des lois fondamentales. Cependant il s’agit seulement du pouvoir politique et civil : il existe un pouvoir du clergé, « dangereux dans une république, autant qu’il est convenable en monarchie » et ces deux pouvoirs (civil et clérical) sont reconnus comme indépendants (EL, II, 4). Si au contraire on donne à un seul homme toute l’autorité que le peuple exerce directement ou par ses mandataires, on obtient un État sans structure juridique et sans légitimité : en l’absence de loi fondamentale pour désigner le souverain, personne n’est « souverain de droit » (EL, V, 14), il y a seulement un souverain de fait, une puissance en apparence illimitée et en réalité très fragile.
9Montesquieu a de bonnes raisons de retarder le moment où il dit du monarque qu’il a la puissance souveraine. Si on fait abstraction des pouvoirs intermédiaires dans une monarchie à la française, la définition générale de la monarchie vaut pour le roi anglais qui gouverne par des lois fixes et établies et n’est jamais désigné comme souverain. D’autre part, le roi de France n’est pas l’équivalent du peuple des démocraties. Il gouverne directement et n’a la souveraineté qu’à certains égards : il existe dans la société des pouvoirs qui ne dépendent pas de lui.
10En inscrivant la puissance souveraine dans la définition de la république, Montesquieu s’éloigne des royalistes qui réservent la souveraineté à la monarchie et aussi, semble-t-il, des républicains qui, au nom du régime mixte, nient la puissance souveraine qui existe dans une république. Dans un passage des Pensées transcrit en 1748-1750, mais non destiné à la publication, la constitution d’Angleterre est « une monarchie mêlée, comme Lacédémone [...] fut une aristocratie mêlée » et Rome « une démocratie mêlée » (Pensées, no 1744). Dans L’Esprit des lois, cette référence est absente. Cela revient-il de nouveau à donner raison à Bodin ? C’est oublier que l’analyse de la distribution des pouvoirs élimine toute référence à la souveraineté (EL, XI, 6). La souveraineté est introuvable (en 1748 comme en 1721) dans la nation « où la république se cache sous la forme de la monarchie » (EL, V, 19). Il est impossible d’estimer que le peuple est souverain, étant donné « les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie ». La passion altruiste du bien public leur a manqué (EL, III, 3). Manque aussi cette loi fondamentale de la souveraineté populaire, l’exercice du pouvoir législatif par le peuple en corps, « impossible dans les grands États » et « sujet à beaucoup d’inconvénients dans les petits » (EL, XI, 6). Il est tout aussi vain d’attribuer la souveraineté au roi. Le style d’un pouvoir arbitraire — héritage du point d’extrême servitude atteint quand les puissances intermédiaires ont été ôtées et la noblesse abaissée sans que le peuple ait encore senti son pouvoir — est seulement la forme monarchique (celle d’un gouvernement absolu) qui dissimule la république ou plutôt le fond d’un gouvernement libre (EL, XIX, 27).
11Les Pensées vont de l’Antiquité à l’Angleterre, du régime mixte au régime anglais. Dans L’Esprit des lois, le mouvement est inverse : à partir de l’analyse du gouvernement modéré moderne, on retourne aux Grecs « qui n’imaginèrent pas la vraie distribution des trois pouvoirs dans le gouvernement d’un seul ; ils ne l’imaginèrent que dans le gouvernement de plusieurs […] » (EL, XI, 11) : la politeia, le régime mêlé décrit par Aristote (>Politique, IV, 8), c’est la forme antique du gouvernement modéré moderne, dont la république romaine est l’exemple privilégié — elle qui, au livre II, illustrait toute la puissance souveraine détenue par le peuple. À une exception près, la souveraineté disparaît : le Sénat a le pouvoir « d’ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d’un dictateur, devant lequel le souverain baissait la tête [...] » (EL, XI, 16). Le souverain n’apparaît que pour s’assujettir !
12La souveraineté est d’abord républicaine (livre II). Le despote n’est qu’un souverain de fait. Dans une monarchie à la française, le prince n’est pas l’origine de tous les pouvoirs ; en Angleterre, le souverain est introuvable, ou en tout cas difficile à discerner ; dans les démocraties antiques qui évitent le piège du despotisme populaire, la puissance souveraine (EL, II) tend à s’effacer derrière le jeu qui distribue les pouvoirs (EL, XI).
13La solution fédérale sépare les deux versants (interne et externe) de la souveraineté. « Plus la confédération approche de la démocratie, plus elle est parfaite » (Dossier de L’Esprit des lois, Ms 2506/6, OC, t. IV, p. 770). Or l’union est démocratique quand chaque État peut la rompre parce qu’il a conservé son indépendance et sa souveraineté : les décisions communes exigent donc l’unanimité ou tout au moins la possibilité pour l’État minoritaire de quitter l’association. Pour que la fédération exerce une souveraineté interne sur ses membres, il faudrait accepter « la souveraine imperfection » d’une constitution monarchique permettant à l’État dominant d’accuser de crime de lèse-majesté les membres de la confédération qui voudraient rompre l’union. Comme une nation dont la constitution aurait pour objet direct la liberté politique (EL, XI, 5), l’union démocratique réaliserait donc d’une nouvelle manière un miracle (du moins pour un théoricien classique de la souveraineté) : un État souverain où le souverain est invisible.
14Locke avait tenté de faire l’économie de la souveraineté (J. Terrel) : si Dieu seul est pleinement souverain et les hommes naturellement libres et égaux, on parlera, dans un État quelconque, des pouvoirs suprêmes (celui de la communauté, extérieur aux institutions, et celui de l’instance législative que cette dernière est censée avoir institué). Confondre la suprématie et la souveraineté revient à confondre le pouvoir politique et le pouvoir despotique qu’on exerce sur des êtres naturellement inférieurs. Le pouvoir politique n’est pas souverain, sauf quand il entre en guerre avec des hommes qui se mettent au ban de l’humanité en violant l’égalité naturelle et méritent ainsi le traitement despotique que les hommes infligent aux animaux inférieurs nuisibles (la mort ou l’esclavage punitif). Méfiant pour la souveraineté, Locke se place toujours sur le terrain d’une théorie générale de la suprématie. Ce n’est pas l’attitude de Montesquieu : la souveraineté disparaît ou apparaît, à des degrés divers, selon les particularités de chaque régime ; subsiste un invariant minimal, peu normatif, l’existence en tout État d’une réunion des forces particulières, c’est-à-dire d’un gouvernement.
Bibliographie
Jean Ehrard, « Actualité d’un demi-silence : Montesquieu et l’idée de souveraineté », Rivista di storia della filosofia 49, 1994/1, p. 9-20 ; repris dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, chap. ix (« La souveraineté »), p. 147-160.
Catherine Larrère, « Montesquieu : l’éclipse de la souveraineté », dans Penser la souveraineté à l’époque moderne et contemporaine, Gian Mario Cazzaniga et Yves- Charles Zarka dir., Pise, Edizioni ETS – Paris, Vrin, 2001, p. 199-214.
Michael A. Mosher, « Monarchy’s Paradox : Honor in the Face of Sovereign Power », dans Montesquieu’s Science of Politics : Essays on The Spirit of Laws, David W. Carrithers, Michael A. Mosher, Paul A. Rahe dir., Lanham, Boulder, New York, Oxford, Rowman & Littlefield, 2001, p. 159-230.
Jean Terrel, Les Théories du pacte social : droit naturel, souveraineté et contrat de Bodin à Rousseau, Paris, Le Seuil, 2001.