Nadezda Plavinskaia
1La Russie, que Montesquieu, selon l’usage de l’époque, préfère appeler « Moscovie », occupe dans sa réflexion une place non négligeable et suscite chez lui un intérêt certain. Le catalogue de sa bibliothèque à La Brède comporte une rubrique spéciale « Moscovitarum rerum scriptores ». Un seul titre du vieil ouvrage d’Antonio Possevino, Moscovia y figure (Anvers, 1587 ; Catalogue, no[‣]), mais les écrits de Montesquieu prouvent qu’il utilise les sources d’information plus modernes et assez variées. On trouve parmi celles-ci, entre autres, le livre de l’ingénieur britannique John Perry, The State of Russia, under the present czar (Londres, B. Tooke, 1716), paru en français sous le titre L’État présent de la Grande Russie (La Haye, Jean Dusauzet, 1717) ; La Relation du voyage de Mr Evert Isbrand, envoyé de Sa Majesté czarienne à l’empereur de Chine publiée par Adam Brand en 1699 et accompagnée d’une « lettre sur l’état présent de la Moscovie », et l’Histoire généalogique des Tatars d’Aboul Gazi Bahadour Khan (1726), ces deux derniers ouvrages figurant sous forme d’extraits dans les Geographica II (OC, t. XVI, 2007). On y trouve également les journaux anglais et les gazettes hollandaises, où Montesquieu puise les nouvelles d’actualité courante. Il doit disposer aussi des témoignages oraux de son ami, le prince Antioch Kantemir (Antioche Cantemir), ambassadeur de Russie en France de 1738 à 1744 et premier traducteur russe des Lettres persanes. Enfin, quelques images frappantes de la Russie et des Russes lui sont fournies par d’autres personnes croisées lors de ses voyages, tels l’amiral Deischman ou le comte de Tarouca. Ainsi, l’intérêt de Montesquieu pour ce pays (qu’il n’a jamais visité) porte principalement sur l’époque qui lui est contemporaine — sur le temps des tsarines Élisabeth Petrovna, Anna Ioannovna et du tsar Pierre Ier qui devient à ses yeux la figure-clef de l’histoire russe.
2La géographie politique de Montesquieu situe la Moscovie sous les cieux du despotisme. Plusieurs traits propres à ce pays le confirment : l’immensité de ses « vastes États » se recoupe avec un ferme isolement par rapport au monde extérieur, car « les Moscovites ne peuvent point sortir de l’empire, fut-ce pour voyager, » affirme-t-il (LP, [‣]). Par conséquent, pendant longtemps « la Moscovie n’était pas plus connue en Europe que la Crimée » (EL, IX, 9) et les Russes étaient une « nation oubliée jusqu’ici et presque uniquement connue d’elle-même » (LP, [‣]). « Tous esclaves » de leurs souverains (ibid.) ils ne connaissent absolument aucune liberté. Montesquieu remarque ironiquement que les Moscovites ont « longtemps pris la liberté pour l’usage de porter une longue barbe » (EL, XI, 2). À ses yeux, la liberté politique est étroitement liée avec la liberté de l’activité commerciale. Il affirme que « le commerce guérit des préjugés destructeurs » (EL, XX, 1), adoucit les moeurs et porte les nations à la paix. Aussi, pour prouver le caractère despotique du gouvernement russe, Montesquieu non seulement démontre les obstacles que rencontre en Russie le commerce extérieur, mais va jusqu’à nier l’existence même d’une classe marchande en Russie : Tous les sujets de l’Empire, comme des esclaves, n’en peuvent sortir ni faire sortir leurs biens sans permission. Le change, qui donne le moyen de transporter l’argent d’un pays à un autre, est donc contradictoire aux lois de Moscovie.
Le commerce même contredit ses lois. Le peuple n’est composé que d’esclaves attachés aux terres, et d’esclaves qu’on appelle ecclésiastiques ou gentilshommes, parce qu’ils sont les seigneurs de ces esclaves. Il ne reste donc guère personne pour le tiers état, qui doit former les ouvriers et les marchands. (EL, XXII, 14).
3Pays despotique, la Moscovie est le royaume des excès, des abus et de la démesure. Montesquieu découvre leurs effets pernicieux un peu partout dans la réalité russe. L’excès triomphe dans le système pénal, où la sévérité des peines ne parvient pas à atténuer les crimes (« En Moscovie, où la peine des voleurs et celle des assassins sont les mêmes, on assassine toujours […]. Les morts, y dit-on, ne racontent rien. » EL, VI, 16) et où une requête présentée au tsar peut coûter la vie à celui qui la porte (EL, XII, 26). L’exemple des persécutions lancées par Anna Ioannovna contre les princes Dolgorouki sert à confirmer son opinion : partout où s’établit la loi arbitraire du crime de lèsemajesté, « non seulement la liberté n’est plus, mais son ombre même » : « Dans le manifeste de la feue Czarine donné contre la famille d’Olgourouki [note : En 1740], un de ces princes est condamné à mort pour avoir proféré des paroles indécentes qui avaient du rapport à sa personne ; un autre, pour avoir malignement interprété ses sages dispositions pour l’Empire, et offensé sa personne sacrée par des paroles peu respectueuses » (EL, XII, 12).
4L’abus règne dans les mœurs du peuple barbare (et à peu de chose près anthropophage, à en croire les Pensées, no 1743), qui n’a aucune vertu et qui se vend aisément, puisque sa liberté ne vaut rien (EL, XV, 6). Le caractère des Moscovites mélange « la frayeur » et la prédisposition pour le vol (Spicilège, no 530) avec le penchant pour l’alcool (selon Montesquieu, les Russes « ne sont pas incommodés de l’usage de l’eau-de-vie ; au contraire, elle leur est nécessaire » à cause du « sang fort épais » (Pensées, no 1199 ; transcrit entre 1734 et 1739) et l’extrême grossièreté. Par exemple, décrivant les coutumes des familles russes, il s’étonne, par la bouche d’un Persan, « combien les femmes moscovites aiment à être battues : elles ne peuvent comprendre qu’elles possèdent le coeur de leur mari s’il ne les bat comme il faut » (LP, [‣]). La démesure prédomine même dans le milieu naturel, car le climat moscovite est à tel point « affreux » qu’on « ne croirait jamais que ce fût une peine d’en être exilé » (ibid.). C’est pourquoi les habitants de ce pays lui semblent tellement insensibles aux souffrances et à la douleur physique qu’il faut « écorcher un Moscovite pour lui donner du sentiment » (EL, XIV, 2). Tous les excès du caractère national s’incarnent dans la personne de Pierre Ier, le « plus barbare de tous les hommes » (Spicilège, no 508). Montesquieu souligne la démesure, qui relève les vices aussi que les gestes du monarque russe, dans son fameux aphorisme : « […] le Czar n’était pas grand, il était énorme » (Pensées, no 1373).
5Pourtant, la Moscovie ne remplit pas tout à fait les conditions requises pour un pays despotique. Déjà, son « affreux » climat nordique contredit à la règle selon laquelle le despotisme règne ordinairement dans les pays chauds (EL, V, 15). Mais, et c’est le plus important, elle manque visiblement de la stabilité, voire de l’immobilité nécessaire à ce type de gouvernement. C’est le despote lui-même qui « introduit plus de changements dans un État qu’il gouverne, que les conquérants n’en font dans ceux qu’ils usurpent » (Romains, xxii). Pierre Ier, ce souverain « inquiet et sans cesse agité », « veut tout changer » (LP, [‣]) dans son empire. Il établit de nouvelles lois de succession (EL, V, 14) et de nouvelles normes fiscales (EL, XIII, 6 ; XIII, 12). Il combat les ecclésiastiques ignorants (LP, [‣]). Il transforme le rôle des femmes dans la société (EL, XIX, 14, 15) et attaque les anciennes mœurs, faisant raser la barbe de ses boyards et couper leurs robes longues (EL, XIX, 14). Il « s’attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter dans l’Europe et l’Asie la gloire de sa nation » (LP, [‣]).
6Ainsi, la Moscovie pétrovienne « commence à sortir de la première barbarie » (Pensées, no 599). Elle n’est pas « un État dans la décadence », mais « un empire naissant » (EL, X, 13). De plus, Montesquieu reconnaît qu’elle fait partie intégrante de la famille des nations européennes (Réflexions sur la monarchie universelle, xviii ; EL, XIX, 15), ce qui présuppose déjà que le despotisme doit lui être plutôt extrinsèque que naturel. Il affirme que les anciennes mœurs des Russes étaient étrangères au climat de leur pays « et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes ». La raison capitale qui a permis aux Moscovites de se policer avec « facilité » et « promptitude », réside dans le fait que Pierre Ier a voulu donner « les moeurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe » (EL, XIX, 14). « Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples même. On a cassé les grands corps de troupes, on a diminué les peines des crimes, on a établi des tribunaux, on a commencé à connaître les lois, on a instruit les peuples. Mais il y a des causes particulières qui le ramèneront peut-être au malheur qu’il voulait fuir » (EL, V, 14). Ces causes particulières remontent aux moyens naturels, qui selon Montesquieu permettent d’apporter les changements dans une société. « En général, les peuples sont très attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment, c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes. » Ainsi, le tsar-réformateur n’avait nullement besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation. « Il lui eût suffi d’inspirer d’autres mœurs et d’autres manières » (EL, XIX, 14). Les réformes de Pierre Ier ont attaqué les lois, qui sont « les institutions particulières du législateur », mais leur violence inutile s’est brisée contre les coutumes et les moeurs, qui sont « des institutions de la nation en général », d’où la conclusion générale, qui est plutôt pessimiste : « La Moscovie voudrait descendre de son despotisme, et ne le peut » (EL, XXII, 14).
Bibliographie
Albert Lortholary, Les « philosophes » du XVIIIe siècle et la Russie : le mirage russe en France au XVIIIe siècle, Paris, Boivin, 1951.
Rolando Minuti, « L'image de la Russie dans l'œuvre de Montesquieu », Cromohs, 10 (2005), http://www.cromohs.unifi.it/10_05/minuti_montruss.html.