Nadezda Plavinskaia
1Deux épigraphes latines accompagnent la rubrique « Polonicarum rerum scriptores » du catalogue de la bibliothèque de Montesquieu à La Brède (Catalogue, no[‣]-[‣]). La première est attribuée à Grotius (mais la source n’a pu en être identifiée) : « Plebs prærogativis semetipsa donavit quibus sibi noceret » (« Le peuple se donna à lui-même des prérogatives par lesquelles il se nuisit à lui-même »). La deuxième citation est puisée dans les Annales de Tacite : « Magis sine domino quam in libertate » (« Plutôt sans maître qu’en liberté »). Ces deux maximes reflètent parfaitement le jugement sévère que Montesquieu porte sur la Pologne.
2Le royaume, où une partie du peuple possède le droit d’élire et de détrôner le porteur de la couronne, se range difficilement dans le cadre des modèles politiques qu’étudie le philosophe. Bien sûr, ce pays « sans maître » ne fait pas partie du cercle des monarchies européennes. Il est encore moins un hybride « où la république se cache sous la forme de la monarchie » (EL, V, 19). Montesquieu classe donc la Pologne parmi les aristocraties, mais en la qualifiant comme « la plus imparfaite » de toutes (EL, II, 3). En effet, il n’y trouve pas cette vertu qui est à ses yeux le principe du gouvernement républicain. Tout au contraire, il voit fleurir en Pologne la « bassesse des grands à l’égard de ceux qui ont quelque crédit à la Cour » (Pensées, no 250 ; antérieur à 1731). Quant à « la partie du peuple qui obéit », non seulement elle n’est en rien égale à la noblesse, mais elle se trouve même « dans l’esclavage civil » par rapport à ceux qui commandent (EL, II, 3). C’est pourquoi l’exemple de la Pologne ne fait que confirmer l’opinion de Montesquieu selon laquelle la corruption du principe de l’aristocratie débouche nécessairement sur une république qui « ne subsiste qu’à l’égard des nobles, et entre eux seulement. Elle est dans le corps qui gouverne, et l’État despotique est dans le corps qui est gouverné » (EL, VIII, 5). La situation des serfs polonais, « pressés » par leurs seigneurs, avides des produits « que demande leur luxe » (EL, XX, 23), fait revenir Montesquieu à l’idée de l’esclavage. Le philosophe place donc la Pologne au rang des pays « subjugués » où les paysans ont été « faits esclaves », en l’associant à la Moscovie, à la Hongrie, à la Bohême, à la Silésie et à quelques pays d’Allemagne situés près de la mer Baltique (Pensées, no 777).
3Le penchant de la noblesse polonaise pour les produits de luxe est un des signes importants du défaut fondamental de leur système politique, car il prouve l’absence de l’esprit de « modération » qui est selon Montesquieu l’âme de tout gouvernement aristocratique. Le philosophe n’est pas très éloquent à ce sujet, mais il note toutefois que les fortunes « sont d’une inégalité extrême » (EL, VII, 1) en Pologne, où « quelques seigneurs possèdent des provinces entières » (EL, XX, 23). L’imperfection du gouvernement aristocratique polonais est encore aggravée par le mauvais usage que ce peuple fait de sa liberté. De façon générale, le philosophe affirme que « la démocratie et l’aristocratie ne sont point des États libres par leur nature » (EL, XI, 4). La Pologne lui sert d’illustration adéquate. En effet, bien que l’objet de ses lois soit « l’indépendance de chaque particulier », les défauts du « liberum veto » aboutissent toujours à « l’oppression de tous » (EL, XI, 5). Et comme selon Montesquieu la corruption des principes du gouvernement rend les meilleures lois mauvaises, même la pratique de « l’insurrection », établie pour empêcher les abus du pouvoir, aboutit en Pologne à des « inconvénients » qui « font bien voir que le seul peuple de Crète était en état d’employer avec succès un pareil remède » (EL, VIII, 11). C’est pourquoi, par la bouche du Persan Rica, Montesquieu postule que la Pologne « use si mal de sa liberté et du droit qu’elle a d’élire ses rois, qu’il semble qu’elle veuille consoler par là les peuples ses voisins qui ont perdu l’un et l’autre » (LP, [‣]).
4À plusieurs reprises, Montesquieu regrette dans L’Esprit des lois la situation désastreuse de l’économie polonaise. Les grandes fortunes y existent, avance-t-il, mais la majorité de la nation languit dans une pauvreté qui empêche « qu’il y ait autant de luxe que dans un État plus riche » (EL, VII, 1). L’image des « déserts de la Pologne » où errait Charles XII (EL, X, 14 [13]) reflète l’état déplorable du pays. Non seulement, le peuple est indigent, mais il agit en plus comme une nation « qui veut bien perdre l’espérance de s’enrichir » en limitant consciemment ses échanges commerciaux (EL, XX, 9). Pourtant, le philosophe affirme que le commerce est nuisible aux pays dépourvus de ce qu’il appelle « effets mobiliers ». La Pologne, qui appartient à cette catégorie, ne peut proposer au marché extérieur que le blé de ses terres, tandis que la noblesse polonaise reste très désireuse des produits d’exportation et de luxe. Au lieu de stimuler la production et la consommation du produit national, les seigneurs polonais « pressent le laboureur pour avoir une plus grande quantité de blé qu’ils puissent envoyer aux étrangers, et se procurer les choses que demande leur luxe », en ruinant le pays. « Si la Pologne ne commerçait avec aucune nation, ses peuples seraient plus heureux. Ses grands, qui n’auraient que leur blé, le donneraient à leurs paysans pour vivre ; de trop grands domaines leur seraient à charge, ils les partageraient à leurs paysans ; tout le monde trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n’y aurait plus une dépense immense à faire pour les habits ; les grands, qui aiment toujours le luxe, et qui ne le pourraient trouver que dans leur pays, encourageraient les pauvres au travail. Je dis que cette nation serait plus florissante, à moins qu’elle en devînt barbare, chose que les lois pourraient prévenir » (EL, XX, 23).
5Le philosophe souhaite donc l’épanouissement économique de la Pologne parce qu’il lie son aisance à la prospérité de l’ensemble de l’Europe : « Un prince croit qu’il sera plus grand par la ruine de l’État voisin. Au contraire, les choses sont telles en Europe que tous les États dépendent les uns des autres. La France a besoin de l’opulence de la Pologne et de la Moscovie » (Pensées, no 318 ; transcrit vers 1731).
Bibliographie
Władisław Smolenski, Monteskiusz w Polsce wieku XVIII, Varsovie, Mianowski, 1927.
Kazimierz Opałek « Monteskiusz w Polsce », Monteskiusz i jego dzielo, Wroclaw, Zakład imenia Ossołinskich, Wydawnictwo Poslkiej Akademii Nauk, 1956, p. 241-291.
Leszek Sługocki, « La Pologne et les problèmes polonais dans L’Esprit des lois de Montesquieu », dans Actes du colloque international de Bordeaux pour le 250e anniversaire de L’Esprit des lois, Louis Desgraves dir., Bordeaux, Bibliothèque municipale, 1999, p. 139-151.
Jerzy Lukowski, « L’influence de L’Esprit des lois sur la pensée politique en Pologne à l’époque des Lumières », dans Montesquieu du Nord au Sud, Jean Ehrard dir., Cahiers Montesquieu 2, Naples, Liguori, 2001, p. 49-59.