Nadezda Plavinskaia
1Dernier fils du tsar Alexeï Mikhailovitch (1645-1676), Pierre Ier naît en 1672 à Moscou. À la mort de son frère aîné, Feodor (tsar en 1676-1682), Pierre partagea les fonctions souveraines avec son autre frère, Ivan, sous la régence de leur sœur Sophie. Après le renversement de la régente (1689) et la mort d’Ivan V (1696), il resta seul maître de son pays, tsar de Russie puis empereur à partir de 1721, jusqu’à sa mort en 1725 à Saint-Pétersbourg.
2Souverain réformateur, une des plus illustres et en même temps une des figures les plus controversées de l’histoire nationale, dans laquelle il ouvrit une page nouvelle, Pierre le Grand est le personnage-clef de la réflexion de Montesquieu sur la Russie. Le philosophe trouve une formule parfaitement laconique pour tracer le profil de ce despote hors du commun : « Je disais : Le czar n’était pas grand, il était énorme » (Pensées, no 1373).
3Despote et tyran, sans aucun doute, puisque Montesquieu ne parle de lui que dans le contexte du gouvernement despotique. Cependant, son attitude vis-à-vis de Pierre Ier paraît parfois ambivalente. Il ne cache pas son aversion naturelle, quand il déploie dans le Spicilège une fresque effrayante d’anecdotes sur la sauvagerie et les bourdes du « plus barbare de tous les hommes », qui n’avait « aucune religion », « adonné au vin et terrible dans son ivresse ». Mais l’envergure de l’œuvre pétrovienne, de son dessein réformateur, ne laisse pas Montesquieu indifférent. Déjà dans les Lettres persanes il esquisse un portrait à double face. Il montre Pierre, « maître absolu de la vie et des biens de ses sujets qui sont tous ses esclaves », comme un homme « inquiet et sans cesse agité », qui « erre dans ses vastes États, laissant partout des marques de sa sévérité naturelle. Il les quitte, comme s’ils ne pouvaient le contenir, et va chercher dans l’Europe d’autres provinces et de nouveaux royaumes ». Mais Montesquieu souligne en même temps que le souverain russe est poussé par le désir de « tout changer » dans son pays, qu’il « s’attache à faire fleurir les arts, et ne néglige rien pour porter dans l’Europe et l’Asie la gloire de sa nation […] » (LP, [‣]). On ressent la même ambiguïté dans les Romains, où le jugement critique sur le tyran, qui « introduit plus de changements dans un État qu’il gouvernait que les conquérants n’en font dans ceux qu’ils usurpent », voisine avec le bref constat que le tsar « fait renaître » sa nation (Romains, xxii). Dans L’Esprit des lois Montesquieu revient à plusieurs reprises sur le thème de la violence et du despotisme du tsar, tout en reconnaissant néanmoins que son objectif fut d’occidentaliser (voire de civiliser) la Moscovie, et que sous son règne la Russie n’était point « un État […] dans la décadence » mais bien plutôt un « empire naissant » (EL, X, 13).
4Montesquieu orne le tableau de cette renaissance nationale entreprise par Pierre le Grand de quelques détails disparates. Il évoque les réformes particulièrement singulières aux yeux des Occidentaux, tel que le rasage des barbes ou la suppression des longues robes des boyards, qu’il qualifie de tyranniques, mais il fait une allusion favorable aux changements de la situation des femmes en Russie (EL, XIX, 14) et aux affrontements du tsar avec le clergé et les moines ignorants (LP, [‣]). Il critique sa loi de succession qui « cause mille révolutions, et rend le trône […] chancelant » (EL, V, 14) aussi que son ordonnance qui réglаit la présentation des requêtes (EL, XII, 26), mais il apprécie sa réforme fiscale qu’il considère comme un « règlement très sage », en la plaçant toutefois dans le contexte d’une législation despotique (EL, XIII, 6). Ainsi, le positif dans ses actions balance difficilement le négatif.
5Quant au bilan pragmatique, il semble à première vue inciter à l’optimisme. En effet, Montesquieu ne conteste pas les résultats directs de l’ensemble des réformes pétroviennes. Elle ont, selon lui, atteint leur but : la nation russe s’est réellement « policée». Plus que cela, elle s’est policée avec une surprenante « facilité » et « promptitude ». D’ailleurs, la rapidité de ces transformations sociales renforce Montesquieu dans la conviction qu’il existait en Russie des circonstances particulièrement favorables pour que ces mutations puissent s’opérer si facilement : « Ce qui rendit le changement plus aisé, c’est que les mœurs d’alors étaient étrangères au climat et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes. Pierre Ier, donnant les moeurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe, trouva des facilités qu’il n’attendait pas lui-même ». Par conséquent, le tsar n’avait point besoin de passer par des mesures et des procédés tyranniques. Sa violence n’était pas justifiée, car « il serait arrivé tout de même à son but par la douceur » (EL, XIX, 14).
6Or ce n’est pas seulement la brutalité et la férocité des réformes que condamne Montesquieu. Il met en cause le caractère même des transformations sociales entreprises par Pierre Ier, postulant qu’il ne faut changer par les lois que les « institutions particulières du législateur ». Mais les moeurs et les manières sont « les institutions de la nation », et elles doivent être modifiées par des moyens plus délicats. Le tsar « n’avait donc pas besoin de lois pour changer les mœurs et les manières de sa nation : il lui eût suffi d’inspirer d’autres moeurs et d’autres manières » (EL, XIX, 14).
7Ainsi, c’est la méthodologie même des reformes de Pierre Ier qui semble erronée à Montesquieu. La faute capitale du tsar provenait de la « trop mauvaise opinion » qu’il avait de son peuple : « Il excusait ses cruautés sur ce que sa nation était faite pour être traitée ainsi, mais les hommes se ressemblent partout. Ils ne sont pas ici des bêtes, là les anges. C’est la faute du législateur s’ils ne valent pas mieux » (Spicilège, no 551). C’est effectivement cette faute du législateur qui explique, aux yeux de Montesquieu, l’infortune à long terme de l’oeuvre de Pierre Ier. « Les peuples sont très attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment, c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes » (EL, XIX, 14). L’intervention de la force et l’ingérence de la loi qui caractérisaient la démarche du tsar, n’ont pas induit de transformations durables dans les « institutions de la nation », c’est-à-dire dans les mœurs. C’est pourquoi Montesquieu est convaincu que la Russie post-pétrovienne est prédisposée à reprendre son visage d’autrefois. Le diagnostic définitif est alors pessimiste : « Voyez, je vous prie, avec quelle industrie le gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme, qui lui est plus pesant qu’aux peuples mêmes […] Mais il y a des causes particulières, qui le ramèneront peut-être au malheur qu’il voulait fuir » (EL, V, 14). « La Moscovie voudrait descendre de son despotisme, et ne le peut » (EL, XXII, 14), puisqu’on ne sort pas du despotisme par des moyens despotiques.
Bibliographie
Albert Lortholary, Les « Philosophes » du XVIIIe siècle et la Russie : le mirage russe en France au XVIIIe siècle, Paris, Boivin, 1951, p. 100-106.
Sergueï Mesin, Un regard venu de l’Europe : Pierre Ier vu par les auteurs français du XVIIIe siècle, Saratov, Éditions de l’université de Saratov, 1999, p. 111-118 (en russe ; rééd. 2003).
Rolando Minuti, « L’image de la Russie dans l’œuvre de Montesquieu », Les Lumières européennes et la civilisation de la Russie. Moscou, 2004, p. 31-41 (en russe). En français : Cromohs, 10 (2005), http://www.cromohs.unifi.it/10_05/minuti_montruss.html.