Catherine Maire
1Montesquieu n’aime pas le jansénisme et les jansénistes français le lui ont bien rendu. Son attitude envers les partisans de saint Augustin est ambivalente. D’un côté il se moque d’eux : « De tous les plaisirs, les jansénistes ne nous passent que celui de nous gratter » (Pensées, no 852). Il méprise leur « bassesse », leur « petitesse », leur « puérilité » et leur « idiotisme » (Pensées, nos 166 et 1226). Il va jusqu’à parler de « superstition mourante » (Pensées, no 2158 ; postérieur à 1753). Mais d’un autre côté, il les prend très au sérieux et les lit de près. Il a ressenti très vivement les critiques que les Nouvelles ecclésiastiques, organe du parti janséniste, ont adressées à L’Esprit des lois, au point d’éprouver le besoin de se défendre publiquement. C’est à eux principalement qu’il répond dans sa Défense de L’Esprit des lois.
2Bien qu’il se défende d’être théologien, il a réfléchi au problème de la prédestination et de l’accord de la liberté et de la grâce. À plusieurs reprises (Pensées, nos 435, 437, 1945), il manifeste une sensibilité anti-augustienne modérée mais néanmoins ferme. « S’il arrive quelquefois que Dieu prédestine, ce qui ne peut arriver que rarement, car il n’arrive que rarement que Dieu nous ôte la liberté, il ne peut jamais nous prédestiner qu’au salut. Ceux qui sont prédestinés sont sauvés. Mais il ne s’ensuit pas que tous ceux qui ne sont pas prédestinés soient damnés » (Pensées, no 1945). Néanmoins, il n’est pas un défenseur inconditionnel de la liberté humaine, il penche pour sa conciliation avec la toute-puissance divine : « […] j’agis librement, j’agis efficacement, mais par une grâce, c'est-à-dire par un motif qui me vient de l’autre monde, car si je n’avais eu aucune connaissance des vérités révélées, je ne me serais point déterminé à faire le bien » (Pensées, no 435 ; réflexion attribuée au cardinal de Polignac). Bien qu’il ne se soit pas beaucoup prononcé sur le jansénisme du Grand Siècle, il éprouve le besoin d’égratigner Pascal au passage : « Le célèbre argument de Pascal [Vous gagnez tout à croire et ne gagnez rien à ne pas croire] est bien bon pour nous donner de la crainte, non pas pour nous donner de la foi » (Pensées, no 420 ; voir aussi Spicilège, no 374).
3Son antijansénisme se manifeste par petites piques, en premier lieu contre les jansénistes du Siècle des Lumières. Il n’a par exemple aucune admiration pour le père oratorien Pasquier Quesnel, le nouveau chef spirituel qui prend la tête du parti à la suite du grand Arnauld : « Je n’ai jamais vu de livre si fort au-dessous de sa réputation que les Réflexions morales du père Quesnel, jamais tant de pensées basses, jamais tant d’idées puériles » (Pensées, no 166). Mais c’est surtout la stratégie de résistance du parti janséniste qui le dérange. Il ne croit pas au mouvement de l’appel au futur concile : « L’appel des évêques au futur concile sur le dogme est ridicule, parce que c’est appeler à un corps qui n’existe point et qui peut-être n’existera jamais » (Spicilège, no 286). Enfin, il approuve la politique antijanséniste que mène avec succès le cardinal de Fleury (Pensées, no 1226).
4Mais il ne sous-estime pas la puissance subversive que représente le mouvement des jansénistes, surtout depuis leur exil en Hollande, à Utrecht. C’est là qu’ils ont pris selon lui « un air de secte pareille à celle du pays qu’ils allaient chercher » (Voyages, OC, t. X, p. 474), ce qui a permis au pape « de les déclarer et tenir pour schismatiques » (ibid.). Montesquieu défend en dernière analyse la primauté du successeur de saint Pierre et estime « qu’il est dangereux que l’autorité du pape ne soit quelque jour ébranlée par les jansénistes » (Pensées, no 273 ; antérieur à 1731). En ce sens, Montesquieu n’est pas un partisan des théories conciliaires.
5Enfin, il n’a aucune sympathie pour les parlementaires jansénistes, pour « les petits esprits qui se sont laissé échauffer la cervelle des petitesses et des idiotismes jansénistes dans le parlement de Paris » (Pensées, no 1226 ; transcrit entre 1734 et 1739) et qu’il entend bien dissocier de la magistrature. Lors de l’exil des meneurs de l’opposition à Bourges, en 1753, au moment de la crise des refus de sacrements, il leur reproche leur esprit de parti et leur « chaleur » dans une lettre du 9 juillet au président Durey de Meinières et dans son Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution. Cependant, c’est sans inimitié qu’il aimerait les persuader de reconnaître la Déclaration royale de 1730 qui fait de la Constitution Unigenitus une loi de l’Église et de l’État. Sans être un partisan zélé de la Constitution romaine et en se gardant bien de se prononcer sur son enjeu dogmatique, il la défend en dernière analyse comme « une espèce de repos et de point de ralliement entre les citoyens » (lettre du 9 juillet 1753 au président Durey de Meinières, OC, t. XXI, à paraître ; voir OC, t. IX, p. 527). Contre la « fureur » et l’intransigeance des jansénistes, il croit à la vertu du silence et de l’oubli et opte résolument pour l’application de la loi sur le silence de 1754.
6Montesquieu prend grand soin de ne mettre aucune passion dans son antijansénisme. À propos du grand Arnauld, il se flatte de faire la différence entre l’homme et les préjugés du siècle : « Il m’est indifférent que M. Arnauld fût janséniste, s’il a bien raisonné sur le jansénisme » (Pensées, no 764). C’est ainsi qu’il ne craint pas de s’inspirer de la démonstration des exégètes jansénistes dits « figuristes », à propos du parallélisme de la vocation des Gentils et de celle des Juifs au chapitre II de l’Épître XI de saint Paul aux Romains. Comme les abbés Jacques-Joseph Duguet ou Jean-Baptiste Le Sesne des Ménilles d’Etemare, il souligne qu’il est dit aux Gentils que « comme Dieu les a choisis après que les Juifs sont rejetés, ils doivent craindre que Dieu ne choisisse les Juifs à leur tour » (Pensées, no 1945). À propos du Témoignage de la vérité dans l’Église (1714), manifeste programmatique de la résistance contre la Bulle Unigenitus du père oratorien et janséniste Vivien de La Borde, il ne cache pas son plaisir à la lecture des passages ironiques sur les jésuites (Spicilège, no 579, Pensées, no 320). S’il y a rencontre avec le jansénisme c’est bien sur le terrain de l’anti-jésuitisme. En Italie, du reste, Montesquieu compte d’excellents amis « jansénistes », le père oratorien Gaspare Cerati et l’abbé Antonio Niccolini, mais il est vrai que le jansénisme italien est plus ouvert à l’esprit des Lumières que le jansénisme français.
7En France, en revanche, les jansénistes ont dénoncé sans ménagement l’auteur de L’Esprit des lois à la censure comme « impie », « spinoziste » et « déiste » dans leur gazette, les Nouvelles ecclésiastiques, dès avril 1749 (OC, t. VII, p 131-163). Au travers de Montesquieu, c’est comme s’ils prenaient conscience, pour la première fois, de l’accélération de l’esprit irréligieux de la philosophie. Voltaire a jeté de l’huile sur le feu en leur adressant son Remerciement sincère à un homme charitable dans lequel il situe fièrement Montesquieu dans la lignée des Pope, Bayle et Locke.
8Montesquieu ne trouvera grâce ni auprès des jansénistes dit « éclairés », comme l’abbé Louis de Bonnaire, qui tentera de le ridiculiser dans son Esprit des lois quintessencié (1751), ni auprès des jansénistes dit « fanatiques », comme l’abbé Jean-Baptiste Gaultier, qui prendra très sérieusement au pied de la lettre tout ce qu’Usbek pense en matière de religion, dans ses Lettres persanes convaincues d’impiété (1751).
Bibliographie
Sources
Voyages, Jean Ehrard dir., avec la collaboration de Gilles Bertrand, OC, t. X, 2012.
Mémoire sur le silence à observer sur la Constitution, OC, t. IX, p. 519-536 (éd. Pierre Rétat et Catherine Maire).
Défense de L’Esprit des lois, OC, t. VII, Pierre Rétat dir.
Voltaire, Remerciement sincère à un homme charitable, Amsterdam, Le Vray, 1750.
Nouvelles ecclésiastiques ou Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique [puis à l’histoire de la Constitution Unigenitus], 1728-1803, 9 et 16 octobre 1749 (OC, t. VII, p. 15-38).
Louis de Bonnaire, L’Esprit des lois quintessencié, par une suite de lettres analytiques, s.l., 1751. Tome I : [http://books.google.fr/books?id=vt5Hn5tEa04C] ; t. II : [http://books.google.fr/books?id=QmDEJ-1ZEvUC] (exemplaire de la bibliothèque municipale de Lyon).
J.-B. Gaultier, Les Lettres persanes convaincues d'impiété, s.l., 1751. Lecture d’extraits : Lire Montesquieu, Lectures. Écouter Montesquieu [http://lire-montesquieu.ens-lyon.fr/lecture-les-lettres-persanes-convaincues-d-impiete-106065.kjsp?RH=CRITIQUER].
Bibliographie
Augustin Gazier, « Une lettre inédite de Montesquieu », Revue d’histoire littéraire de la France 119 (1907), 14e année, p. 120-133.
Robert Shackleton, « La religion de Montesquieu », Actes du Congrès Montesquieu, Bordeaux, Delmas, 1956, p. 289-294.
Lucien Ceyssens, « Autour de la Bulle Unigenitus : Charles de Montesquieu (1689-1755) », Jansenistica Lovaniensia 6 (1990), p. 1-2, 5-22.
Monique Cottret, Jansénisme et Lumières. Pour un autre XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, p. 51-75.
Catherine Maire, « L’entrée des Lumières à l’Index : le tournant de la double censure de l’Encyclopédie en 1759 », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie 42 (avril 2007), p. 107-139.
Catherine Maire, « Le Paige et Montesquieu à l’épreuve des enragés de Bourges », dans Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle. L’invention d’un discours politique, Alain Lemaître dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 169-191.