Catherine Maire
1À la fin de sa vie, dans son Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution, Montesquieu a nié s’être intéressé aux développements de la querelle sur la Bulle Unigenitus : « L’auteur de ce mémoire avoue qu’il n’a point suivi avec attention toutes les choses qui se sont faites de part et d’autre sur cette matière » (OC, t. IX, p. 533). En réalité, en plus de nombreuses annotations détaillées dans les Pensées et le Spicilège qui attestent de son attention soutenue pour le sujet, Montesquieu lui a consacré plusieurs petits mémoires informés et analytiques, particulièrement sur les négociations du cardinal de Polignac à Rome et sur la résistances des parlements à la suite de l’enregistrement de la déclaration royale de 1730 qui a érigé la Constitution Unigenitus en loi de l’Église et de l’État (Pensées, nos 1226 et 2247, Spicilège, no 618, Voyages, p. 277-278, 332).
2S’il éprouve le besoin de minimiser sa curiosité, c’est en réalité une posture délibérée. Il s’en explique en quelque sorte en passant dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence : « On doit donner une grande attention aux disputes des théologiens, mais il faut la cacher autant qu’il est possible : la peine qu’on paraît prendre à les clamer les accréditant toujours, en faisant voir que leur manière de penser est si importante qu’elle décide du repos de l’État, et de la sûreté du prince. On ne peut pas plus finir leurs affaires en écartant leurs subtilités qu’on en pourrait abolir les duels en établissant des écoles où l’on raffinerait sur le point d’honneur » (Romains, XXII). Son objectif essentiel est la pacification des disputes religieuses qui sont parmi les plus grands maux qu’un État puisse subir.
3Dans les Pensées, il avoue ainsi avoir lu Le Nouveau Testament en français accompagné de réflexions morales du père oratorien Pasquier Quesnel, dont cent une propositions ont été condamnées par la Bulle Unigenitus du 8 septembre 1713, livre qu’il juge « si fort au dessous de sa réputation » (Pensées, no 166). La lecture du Témoignage de la vérité (1714) de Vivien de La Borde, supérieur du séminaire oratorien de Saint-Magloire et l’un des premiers théoriciens de la résistance contre la Constitution Unigenitus, semble l’avoir beaucoup plus mobilisé. Il relève combien l’ecclésiologie du petit nombre, « seul vrai témoin de la foi dans l’Église » (Spicilège, no 579) rabaisse en réalité les évêques dans les conciles au rang de simples « témoins de la foi de leur église » (Pensées, no 320). Sa sensibilité anti-jésuite lui fait savourer un portrait peu avantageux du père Le Tellier d’après Tacite ( Spicilège , n o 579), ainsi qu’une description du corps des Jésuites à partir de citations peu amènes de saint Grégoire de Nazianze ( Catalogue , p. 31 du manuscrit, précédant la rubrique « Concilia », no[‣] et suiv.)
4Dans les Lettres persanes, il évoque brièvement les premières années de la résistance contre la Constitution (LP, Lettres : [‣], [‣], [‣], [‣]), sans mentionner une seule fois le mouvement de l’Appel au Concile qu’il déconsidère par ailleurs dans le Spicilège (no 286). Ce qui le frappe, avant tout, c’est le rôle moteur des femmes dans ce qu’il appelle une « révolte, qui divise toute la cour, tout le royaume et toutes les familles » (LP, [‣]). Cela s’explique, selon lui, par l’interdiction qui est explicitement faite aux femmes dans la Constitution Unigenitus de lire le Nouveau Testament : « Les femmes, indignées de l’outrage fait à leur sexe, se soulèvent tout contre la Constitution ; elles ont mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne veulent point avoir de privilège » (ibid.). Comparant ironiquement la Constitution à l’Alcoran, Montesquieu fait dire à Usbek que le pape/Mufti ne raisonne pas mal puisque les femmes sont « d’une création inférieure » aux hommes et « qu’elles n’entreront point dans le paradis » (ibid.).
5Il se montre critique à l’égard des évêques, qu’ils soient partisans ou détracteurs de la Constitution : « Le grand mal de la Constitution, c’est que tous les évêques avaient conçu l’espérance de faire fortune, comme tous les seigneurs au Mississipi » (Pensées, no 1170 ; transcrit entre 1734 et 1739). Dans son Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution, Montesquieu revient encore sur l’imbroglio d’intérêts personnels et de préventions particulières qui ont été mêlés à la querelle théologique : « […] ces disputes ont été la source de tant de fortunes, tant de gens se sont accrédités par là qui sans ces disputes n’auraient été rien dans l’État ni dans l’Église […] » (OC, t. IX, p. 533). À cela s’est encore ajoutée la confusion apportée par « les champions invisibles » qui sont entrés dans la lice : « il y a bien des Rogers qui ont combattu sous les armes de Léon » (Pensées, no 2247).
6Il reproche à l’archevêque de Paris, le cardinal de Noailles, sympathisant des jansénistes, son manque de fermeté vis-à-vis de Clément XI « qui était fanfaron et timide » et sa mauvaise connaissance des affaires romaines (Spicilège, no 477). À l’inverse, il ridiculise la suffisance de « juge infaillible » du « gros homme avec un teint vermeil », probablement le cardinal de Rohan, partisan zélé de l’acceptation pure et simple de la bulle (LP, [‣]). S’il reconnaît à l’archevêque de Sens, Languet de Gergy, d’avoir « montré plus de zèle que de passion » (Pensées, no 2177) et fait preuve d’un certain sens de la discussion qui lui a permis ne pas prendre ses adversaires pour ses « ennemis », il dénonce néanmoins son ambition cachée : « Il ne faut pas que Tencin et Languet espèrent le chapeau pour leurs excès sur la Constitution » (Voyages, p. 250).
7Il n’a d’admiration que pour ceux qui ont tenté de terminer la querelle de l’Unigenitus : le cardinal de Fleury, principal ministre de 1726 à 1743, et le cardinal de Polignac, chargé d’affaires à Rome de 1728 à 1730. Il note que Fleury « est parvenu à abattre le jansénisme et faire recevoir la Constitution » (Pensées, no 914 ; transcrit entre 1734 et 1739). Mais il est obligé d’ajouter plus tard que « cela a bien changé » ( ibid.). Il salue sa fermeté tranquille et efficace face à « l’allure contradictoire à elle-même de M. d’Orléans », ou « l’impétuosité de la plupart des autres » (ibid.). En 1738, il éprouve encore le besoin de lui tresser des louanges : « On ne saurait ériger assez de statues au cardinal de Fleury, qui a vu le mal, les causes, les effets et qui a cherché, dans tout son ministère, à en diminuer le mal et l’a fait. Et on peut dire qu’il a empêché le schisme, que les enfants perdus des deux parts voulaient hâter de toute leur force. Il a donné les emplois à des gens modérés ; au moins il a cherché à le faire. Il a arrêté les emportements des molinistes et a ôté peu à peu les forces aux jansénistes, en les privant de leurs meilleurs sujets. » (Pensées, no 1226). Il doit reconnaître cependant que « le ministère a beaucoup aigri le parlement » (ibid.).
8Lors de ses deux séjours à Rome en 1729, il a beaucoup fréquenté le cardinal de Polignac et a pu suivre de près les négociations entre Rome et la France à propos de la Constitution et en particulier le problème de sa réception par le cardinal de Noailles. Dans les Voyages, il livre un petit résumé des avatars des « douze articles », explications que le pape avait consenti à donner en 1725 « pour tranquilliser le parti du cardinal de Noailles » (Voyages, p. 332). Il dénonce l’intervention souterraine des « molinistes avertis » et des « jésuites » qui ne songèrent qu’à faire échouer l’accord que le duc d’Orléans regardait comme acquis : le mandement de M. de Sainte contre les douze articles, la tentative de passer directement par le Saint-Office et enfin la lettre intransigeante des trois puissances, les cardinaux de Bissy et de Rohan et M. de Fréjus, qui refusent toute forme d’explication (ibid.).
9Le 6 mars 1729, Montesquieu rencontre Pietro Marcello Corradini, cardinal dataire, membre du Saint-Office qui était pour la Cour de Rome à la tête des affaires pour la Constitution, « un homme de lettres » selon son qualificatif ( Voyages, p. 246), « le chevalier errant du Saint-Siège » selon l’appréciation du cardinal de Polignac (MAE, C.P. Rome 702, fol. 148, lettre de Polignac à Chauvelin du 19 septembre 1729). Le cardinal « zelante » soutenait l’absolue nécessité d’une réaction romaine à une atteinte à ses prétentions et alla jusqu’à demander que l’on « prescri[vît] l’infaillibilité » de la Constitution Unigenitus. ( Voyages, p. 332). Par son intermédiaire, Montesquieu obtient des renseignements sur la stratégie française de passer par le Saint-Office pour traiter des affaires relatives à la Constitution Unigenitus, position ardemment défendue à Rome par le cardinal Pietro Ottoboni, secrétaire de ladite congrégation.
10Cette marque de mépris envers le pape aurait achevé de mettre ce dernier en fureur contre le cardinal de Fleury (Voyages, p. 246, 255, 277). L’information semble vraie si l’on en juge par la lettre du 25 juillet 1729 de Fleury au nonce dans laquelle il reconnaît : « […] par malheur le pape est prévenu contre moi » (archives du Saint-Office, fonds Stanza storica, E1-H, f. 232). Montesquieu ne manque pas de rapporter les paroles ironiques de Benoît XIII sur les relations entre la France et le Saint-Office : « Voilà la seule fois que l’on a demandé à nos papes pareille chose. Avant cela, les Français n’ont rien voulu recevoir de ce tribunal qu’on veut qui fasse aujourd’hui la loi à moi-même » (Voyages, p. 246). Il présente le pape comme « plus raisonnable que Rome », allusion au courant zélé au sein de la curie qui exigeait de Noailles, en plus de son accommodement, qu’il rende aux Jésuites leur pouvoir (Voyages, p. 278). Il le dégage complètement de la responsabilité de la rupture des négociations qui le met « au désespoir » (Voyages, p. 332).
11C’est à nouveau le cardinal de Polignac qui va renouer les contacts avec le pape et tenter de terminer l’affaire de l’acceptation de la Constitution par le cardinal de Noailles : « Il ne fut point question d’explication ni des 12 articles. Le cardinal de Noailles reçut et on le reçut. » (Voyages, p. 332). Montesquieu attribue au cardinal de Polignac « la gloire d’avoir presque terminé l’affaire » (Voyages, p. 243), grâce au secret qui, cette fois, a été bien gardé et qui a empêché les deux partis de « traverser » l’accommodement.
12À partir des années 1730, il accorde son attention aux transformations politiques de la querelle religieuse, dues à la promulgation de la Déclaration royale de 1730 qui a fait de la Bulle Unigenitus une loi de l’Église et de l’État tout ensemble. C’est son enregistrement qui a entraîné l’intervention du parlement de Paris sur la scène religieuse : « C’est toujours à la Déclaration de 1730 qu’il faut en revenir. Déclaration qui donne pour un jugement de l’Église universelle en matière de doctrine la Constitution Unigenitus, qui est le principe de tous nos maux, et la véritable source de toutes les justes plaintes que le parlement a eu occasion de faire depuis l’arrivée de cette bulle en France » (Spicilège, no 618). Montesquieu a conscience de l’importance de la première grande crise parlementaire des années 1730-1732, car il insère dans le Spicilège un Mémoire imprimé « où l’on donne une idée juste et précise de l’affaire présente du parlement, suivi d’un extrait des principaux faits qui sont relatifs au contenu du Mémoire » (no 618). D’après les thèmes gallicans et antijésuites qui y sont développés, il s’agit très vraisemblablement de l’un des premiers écrit du jeune Louis-Adrien Le Paige (ou tout au moins de l’œuvre d’un atelier d’avocats et de magistrats jansénistes), publié le 24 mai 1732. Manifestement, Montesquieu a apprécié le style dramatique, précis et informé du dossier qui organise le récit de la première crise parlementaire de 1732. Si l’on en croit les Nouvelles ecclésiastiques du 21 septembre 1732 (p. 183), le Mémoire a été favorablement reçu non seulement du public mais aussi de presque tout le Parlement. Montesquieu l’a préféré aux deux autres écrits publiés en même temps et par le même milieu : Mémoire succinct sur la démarche présente de MM. du Parlement et Mémoire touchant l’origine et l’autorité du Parlement de France, appellé Judicium Francorum, sans doute parce qu’ils étaient trop polémiques à son goût.
13En 1738, il est amené à faire le point sur les dix dernières années de la querelle Unigenitus et constate « qu’il n’est plus question de la Constitution depuis plus de dix ans, il est question de savoir s’il y aura un schisme ou non » (Pensées, no 1226). Jansénistes et molinistes attisent la dispute et ne semblent chercher qu’à aller « se faire pendre », tandis que la cour de Rome « suit ses principes de pousser toujours les choses à l’extrémité » (ibid.). Dès cette époque, Montesquieu préconise d’adoucir les esprits des magistrats et non de « supprimer », « changer », « ôter » ou « casser » le Parlement ainsi qu’il l’entend dire : « C’est donc par la raison et par la douceur qu’il faut travailler sur eux, et les ramener au droit chemin insensiblement, dans les choses où les disputes les ont portés trop avant » (ibid.). Il dissocie la magistrature du royaume des extrémistes, « des petits esprits qui se sont laissé échauffer la cervelle des petitesses et des idiotismes jansénistes » (ibid.). Les parlements sont simplement restés fidèles à la tradition gallicane dont ils ont gardé la connaissance. Il lui importe de ne pas laisser le clergé, « passer à d’autres prétentions, sous prétexte de ladite Constitution », mais en même temps, il ne veut pas trop limiter la juridiction des évêques : « J’ai toujours pensé que leur juridiction pour la correction des mœurs n’était que trop bornée ». Enfin, il défend explicitement l’autorité du pape : « […] je crois même que l’autorité du pape nous est même politiquement parlant infiniment utile. Car, que deviendrions-nous dans cette nation turbulente où il n’y a aucun évêque qui pense comme son voisin ? » Mais dans son jeu de balance, il conclut par une ultime modération qui prouve qu’il est bien un gallican dans la lignée des politiques : « Mais cela ne signifie pas que l’on aille violemment nous mener, et despotiquement, à une autorité qu’on nous soutient être sans bornes toujours, parce qu’elle l’est quelquefois, et en toutes les occasions, parce qu’elle l’est en quelques-unes » (ibid.).
14Vers 1753-1754, au plus fort de la nouvelle crise parlementaire enflammée par les affaires de sacrements refusés aux mourants suspectés de jansénisme, il rédige encore dans les Pensées une petite synthèse sur la question de l’Unigenitus. Il constate qu’il y a en France trois opinions sur la Bulle : « La première est celle de ceux qui la croient une loi de l’Église et de l’État ; la seconde de ceux qui regardent la Bulle comme une règle de foi et lui donnent la plus grande autorité qu’il y ait sur terre ; la troisième de ceux qui la regardent comme un décret mauvais en soi qui condamne des choses bonnes en elles-mêmes » (Pensées, no 2247a). Il se félicite que désormais la dispute « concerne moins le dogme que les formalités » (ibid.). En effet, il pense qu’il est plus facile de décider d’une dispute sur la « compétence » que d’une question de foi. Dans ce contexte, c’est résolument pour la Constitution Unigenitus comme loi de l’Église et de l’État qu’il prend désormais parti, selon l’opinion de « presque tous les magistrats et des théologiens sages et éclairés » (ibid.).
15Lui qui depuis quarante ans s’était tenu à l’écart de la querelle de la Constitution Unigenitus a dû finalement s’y impliquer personnellement, à la demande du roi. Vers juin-juillet 1753, il a été amené à rédiger un plan de pacification, le Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution, qui a peut-être contribué à l’établissement de la Loi du silence du 2 septembre 1754. En tous les cas, dans les Pensées, Montesquieu s’est prononcé clairement en faveur de la politique du silence, prenant à partie tout à la fois les jansénistes et les partisans zélés de la Constitution : « Vous dites qu’il faut interroger les mourants sur la Constitution, et moi je vous dis qu’elle est reçue, et qu’il ne faut plus interroger personne. Vous dites qu’elle n’est pas reçue et qu’il ne faut pas la recevoir ; et moi je vous dis qu’elle est reçue, et qu’il n’en faut plus parler » (Pensées, no 2164). Contre la résistance des parlements qu’il juge intéressée (lettre à Durey de Meinières du 9 juillet 1753), il prône tout à la fois une obéissance formelle à la Constitution, une indifférence intérieure à propos des « opinions » sur elle, si éloignées de la religion « éternelle » et surtout un profond désintérêt : « ce sont nos regards sur les combattants qui font vos combats. » (Pensées, no 2164).
Bibliographie
Sources
Voyages, OC, t. X, 2012.
Mémoire sur le silence [à observer sur la Constitution], OC, t. IX, 2006, p. 519-536 (éd. Catherine Maire et Pierre Rétat).
Pasquier Quesnel, Le Nouveau Testament en français, avec des réflexions morales sur chaque verset, pour en rendre la lecture plus utile, et la méditation plus aisée, Paris, Pralard, 1693, 4 vol.
Vivien de La Borde, Du témoignage de la vérité dans l’Église, dissertation théologique, où l’on examine quel est ce témoignage tant en général qu’en particulier, au regard de la dernière Constitution, s. l., 1714.
[Louis Adrien Le Paige], Mémoire où l’on donne un idée juste et précise de l’affaire présente du Parlement, s.l., 1732 (24 mai 1732).
Bibliographie secondaire
Augustin Gazier, « Une lettre inédite de Montesquieu », Revue d’histoire littéraire de la France 7 (1907), p. 20-133.
Lucien Ceyssens, « Autour de la Bulle Unigenitus. Charles de Montesquieu (1689-1755) », Jansenistica Lovaniensia 6 (1990), p. 1-2, 5-23.
Catherine Maire, « Le Paige et Montesquieu à l’épreuve des enragés de Bourges », dans Le monde parlementaire au XVIIIe siècle. L’invention d’un discours politique, Alain Lemaître dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, https://books.openedition.org/pur/100686?lang=fr.