François Cadilhon
1Évoquer la famille de Montesquieu c’est d’abord pénétrer un horizon individuel relativement limité, car le baron de La Brède ne connut jamais ses grands-parents, à peine sa mère et ses oncles et fort peu le petit-fils destiné à hériter du titre, sur lequel il plaçait bien des espoirs. C’est d’ailleurs sur le prétexte d’informer ce dernier que le philosophe, qui qualifiait pourtant les généalogies de « sottes choses » (Pensées, no 1236), rédigea un « Mémoire de ma vie » qui constitue à certains égards l’ébauche d’une biographie, mais évoque surtout sa généalogie (OC, t. IX, p. 395-407).
2Les Secondat étaient originaires du Berry, et si certains spécialistes se sont plus à leur trouver de lointains ancêtres, Montesquieu lui-même ne faisait remonter sa noblesse qu’au tournant du XVIe siècle lorsque, pour des raisons démographiques évidentes, il fallut reconstituer une aristocratie française après les désastres de la peste et de la guerre. Installés en Périgord puis en Agenais, les Secondat lièrent leur destin politique, social et religieux à celui des Albret ; cette fidélité fut récompensée par la transformation en baronnie, en 1610, de leur petite seigneurie de Montesquieu, qui jusque-là ne les avait guère intéressés. Au début du XVIIe siècle, Jacob de Secondat (1576-1619), premier baron et également chevalier de l’ordre de Saint-Michel qui orne les armes familiales, peut ainsi être considéré comme le véritable fondateur de la dynastie. À la suite d’arrangements familiaux complexes, son fils épousa Marie Dubernet, héritière du premier président au parlement de Bordeaux ; Jean-Baptiste-Gaston de Secondat (1612-1678) y gagna les seigneuries de Raymond et de Talence et une charge de président à la cour souveraine.
3Le grand-père de Montesquieu eut neuf enfants et les dirigea pour la plupart vers l’Église. Marie-Agnès fut envoyée au couvent des Filles de Notre-Dame à Agen, Thérèse vers celui de la Visitation à Bordeaux, Armand entra chez les Jésuites, Joseph devint abbé de Faise et de Cadouin, Ignace abbé de Fontguilhem, et Jean-Joseph fut admis à faire ses preuves parmi les chevaliers de Malte. Volonté de préserver un patrimoine d’une part ou prosélytisme excessif d’autre part, ce phénomène illustre en tout cas la vigueur de la Réforme catholique en Guyenne au XVIIe siècle et, a posteriori, les réticences du philosophe à l’égard du monachisme, tout comme le choix des prénoms transmis de génération en génération tel un véritable trésor familial. Une fille et deux garçons échappèrent à l’appel des anges : Marguerite épousa un conseiller au parlement ; Jacques, le père de Montesquieu, après avoir été tonsuré entra dans l’armée ; enfin Jean-Baptiste, le fils aîné, hérita de tous les biens paternels. Jean-Baptiste de Secondat (1635-1716), marié à Marguerite de Caupos, n’eut cependant qu’un seul enfant, Jean, mort au berceau en 1671, et il reporta tous ses espoirs sur son neveu et héritier Charles Louis qu’il n’eut de cesse de modeler à son image. « Les neveux sont des enfants quand on le veut » (Pensées, no 1235) ! Le baron de Montesquieu était à la fin du XVIIe siècle un homme très influent. Doyen du parlement depuis 1690, il assuma à deux reprises l’intérim de la première présidence, mais n’obtint jamais la faveur royale suprême car sa réputation d’indépendance en avait fait le champion des libertés bordelaises et des droits supérieurs de l’État. Dans son éloge de l’auteur de L’Esprit des lois, Maupertuis le présente ainsi comme l’un des plus grands magistrats de son temps. Si le neveu reste pourtant relativement discret sur cet oncle ombrageux et autoritaire, il paraît néanmoins évident, à partir des quelques éléments dont on dispose, qu’il joua un grand rôle dans son éducation jusqu’à éclipser, en partie, le propre père de son héritier.
4Jacques de Secondat (1654-1714), qui avait refusé d’entrer dans les ordres, eut une jeunesse sans aucun doute agitée. Capitaine au régiment de Saint-Sylvestre, il décida, malgré l’opposition de Louis XIV, de suivre le prince de Conti parti bouter les Turcs hors de Hongrie avec le prince Eugène de Savoie. De retour en Guyenne, il épousa le 25 septembre 1686 Marie-Françoise Du Pesnel (1665-1696), héritière de l’une des plus vieilles familles de la région, qui lui apportait en dot la belle seigneurie de La Brède. Élu en 1689 jurat gentilhomme de Bordeaux, où il vivait rue Bouhaut, il consacra la fin de sa vie à la gestion de ses biens et à ceux de sa femme, disparue prématurément en 1696. On connaît peu de choses sur celle-ci, mais le plus beau portrait en a été dressé par son mari dans un journal largement utilisé à la fin du XIXe siècle par Philippe Tamisey de Larroque : « Elle était d’une taille raisonnable, infiniment douce, d’une physionomie charmante […] habile pour les affaires sérieuses, nul goût pour les bagatelles, une tendresse pour ses enfants inexplicable, un soin continuel pour toutes les choses de son devoir, une piété solide qui allait à tout et particulièrement pour les pauvres. » Le couple eut cinq enfants : Marie (1687-1740) religieuse au couvent du Paravis de l’ordre de Fontevraut, Charles Louis (1689-1755), Thérèse (1691-1771) religieuse au couvent Notre-Dame de Paulin à Agen, Joseph (1693), Charles Louis Joseph — ou plus simplement Joseph — (1694-1754), abbé de Faise puis de Nisors, doyen à partir de 1725 du prestigieux chapitre Saint-Seurin de Bordeaux, où il reçut fréquemment son frère avec qui il avait été élevé au collège de Juilly, et enfin Marie-Anne (1696-1700).
5En 1715, Charles-Louis de Montesquieu épousa Jeanne Lartigue (1695-1770), fille d’un lieutenant-colonel à la retraite, protestant et de noblesse récente (acquise autant sur les champs de bataille — il était chevalier de Saint-Louis — que grâce à sa fortune personnelle). La dot de 100 000 livres, constituée pour l’essentiel en créances diverses, entraîna néanmoins rapidement les jeunes époux dans des procès multiples avec les débiteurs récalcitrants. Si les relations personnelles entre le philosophe et sa femme ont donné lieu à beaucoup d’hypothèses, madame de Montesquieu fut aussi un auxiliaire dans la gestion quotidienne des affaires et des domaines pendants les absences fréquentes du maître de maison. Le couple donna naissance à trois enfants : Jean-Baptiste, le 10 février 1716, Marie, le 22 janvier 1717, et Marie Josèphe Denise — ou plus simplement Denise —, le 23 février 1727. Le baron de Montesquieu espéra longtemps que son fils (1716-1795) reprendrait l’office de président à mortier que lui-même n’avait pas voulu assumer. Il fut pour cela élevé chez les Jésuites au collège Louis-le-Grand, pourvu d’une charge de conseiller au parlement et marié avec Marie-Thérèse de Mons, héritière d’une vieille famille d’épée. Mais Jean-Baptiste de Secondat refusa un destin trop bien tracé. Passionné d’histoire naturelle, il préféra consacrer sa vie à ses recherches, à l’académie de Bordeaux dont il fut tour à tour secrétaire perpétuel, directeur et vice-directeur, et à la gestion du patrimoine foncier et intellectuel légué par son père. De 1735 à sa mort, il sut ainsi tisser un large réseau européen de relations, caractéristique du monde des Lumières, où l’on retrouve à l’instar de la correspondance de son père, un noyau aristocratique, un noyau local et familial, un noyau philosophique et savant. Chaque lettre venant lui rappeler « la gloire de votre nom et de votre mérite et le génie immortel à qui vous devez l’un et l’autre » (lettre de J.-J de Lalande du 29 décembre 1768, Bordeaux, bibliothèque muicipale, Ms 2708), Jean-Baptiste, comme écrasé par le poids d’une œuvre qu’il répugnait à offrir au public dans de nouvelles éditions, ne voulut jamais porter le titre de Montesquieu.
6Le sort des filles du philosophe fut encore plus effacé. Afin de préserver l’intégrité d’un patrimoine familial, Marie fut unie à Vincent de Guichaner d’Armajan, simple conseiller à la cour des aides de Guyenne, ce qui pour un homme du prestige de Montesquieu pouvait friser la mésalliance, mais la dot ne s’élevait qu’à 10 000 livres. Denise resta pour sa part longtemps dans les pas de son père à qui elle servit brièvement de secrétaire ; elle fut mariée à dix-huit ans. Lorsque Montesquieu s’inquiéta de sa descendance, parce que Jean-Baptiste tardait à avoir des enfants, il décida donc de lui faire épouser un lointain cousin agenais, Godefroy de Secondat, afin d’assumer la pérennité du nom ; bien lui en prit. Jean-Baptiste de Secondat n’eut en effet qu’un seul héritier, Charles Louis (1749-1824), auquel le philosophe servit de parrain. Charles Louis de Montesquieu, officier de l’armée royale, héros de l’indépendance américaine et des salons parisiens, n’aimait guère les philosophes et la Révolution française qu’il décida de fuir pour l’Angleterre. Marié à une Irlandaise et sans descendance, il abandonna tous ses droits au fils de Denise, Joseph-Cyrille.
Bibliographie
Philippe Tamisey de Larroque, « Le journal de Jacques de Secondat », dans Revue critique d’histoire et de littérature, 27 avril 1878, p. 273-275.
Philippe Loupès, Chapitres et chanoines de Guyenne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, École des hautes études en sciences sociales, 1985.
François Cadilhon, « Jean-Baptiste de Secondat, oncle et mentor de Montesquieu », Revue française d’histoire du livre, 76-77, 3e et 4e trimestres 1992, p. 301-306.
Louis Desgraves, « Dossiers biographiques », dans OC, t. XVIII, 1998, p. 427-433.
Fabienne Le Mahieu, « Un académicien face aux Lumières, étude critique de la correspondance de J.B. de Secondat », TER dactylographié, université de Bordeaux 3, 1999.
Carole Rathier, « Les réseaux des Lumières à Bordeaux : étude de correspondances (1768-1788) », thèse, université de Bordeaux 3, 2007.
François Cadilhon, Jean-Baptiste de Secondat de Montesquieu. Au nom du père, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2008.