François Cadilhon
1Dans les « Mémoires de ma vie » (Pensées, no 1236), Montesquieu avait peut-être envisagé de réaliser sa propre biographie, mais, avec sa généalogie, l’ensemble resta à l’état de projet regroupé dans les Pensées ou le Spicilège. Charles-Louis de Secondat naquit le 18 janvier 1689 au château de La Brède, héritier d’une famille installée à Bordeaux tardivement, au début du XVIIe siècle, mais qui sut adopter les causes et épouser les héritières du parlement de Guyenne. Grand-père du philosophe, Jean-Baptiste Gaston réussit ainsi l’un des plus beaux mariages de la ville en épousant la fille de Joseph Dubernet, le premier président de la cour souveraine. Si avec neuf enfants (trois filles et six garçons) l’avenir de la famille semblait assuré, seul son quatrième fils, Jacques, eut une descendance viable ou dégagée des serments religieux. Le premier-né, Charles Louis, baptisé le jour même de sa naissance, reçut pour parrain l’un des pauvres de la paroisse selon une coutume assez répandue en Guyenne, mais toute son éducation — dans une certaine mesure son comportement ultérieur et ses angoisses personnelles — reposèrent sur le poids des traditions et le souci permanent du devenir du nom.
2Après une instruction préliminaire, domestique, dispensée par le maître d’école de La Brède, un certain Soubervie, le garçon fut envoyé vers la prestigieuse académie oratorienne de Juilly, près de Meaux, pour des études secondaires à bien des égards essentiels. Depuis la fin du XVIe siècle, les élites bordelaises avaient l’habitude de confier leurs enfants aux Jésuites de la ville installés au collège de La Madeleine. Un prosélytisme excessif — Montesquieu rappelle qu’ « en 1622, de soixante écoliers des jésuites, il y en eut trente qui entrèrent dans les couvents » (Pensées, no 180) — et de nouvelles conceptions pédagogiques modifièrent cependant les pratiques bordelaises. La formation dispensée à Juilly associait des valeurs aristocratiques à des conceptions bourgeoises dont la finalité était résolument professionnelle. Mais l’apprentissage de l’histoire ou des lettres françaises occupait une large place de l’emploi du temps, sans pour autant inciter à négliger les mathématiques ou la physique. Le registre des pensions permet de mesurer la fréquentation bordelaise à Juilly qui débuta à la fin du XVIIe siècle et, tout à fait exceptionnelle, atteignit son apogée en 1704.
3Charles Louis de Secondat y avait été admis le 11 août 1700 sous le nom de M. de La Brède, et il y fut rejoint l’année suivante par son jeune frère Joseph. Le voyage était long et le séjour onéreux. L’éducation des deux enfants coûta à leur père 4 867 livres pour la seule pension, mais il fallait aussi acquitter de nombreux suppléments. C’est donc une élite fortunée que les Secondat côtoyèrent au sein de l’institution ; cela ne faisait d’ailleurs que renforcer la prédestination des uns et des autres. La quasi-totalité des enfants arrivés de la lointaine Guyenne était noble, la plupart héritiers de quelque parlementaire, et censés suivre les traces de leur père ou, comme Montesquieu, de leur oncle. Charles Louis de Secondat qui ébaucha à Juilly ses premiers essais littéraires fut apparemment un bon élève, car ses professeurs ne tarissaient pas d’éloges à son sujet, soulignant qu’il étudiait « avec une application la plus grande du monde » (lettre du frère Andrieu à Jacques de Secondat du 5 mars 1704, Bordeaux, bibliothèque municipale, Ms 2562/10).
4À seize ans, en 1705, Montesquieu quitta le collège pour la faculté de droit de Bordeaux. Ce choix est surprenant et significatif. La majorité des élèves de l’Oratoire se dirigeaient en effet vers l’université de Paris, accentuant du même coup le déclin de celle de Bordeaux, minée par les querelles internes. « M. de La Brède » n’ayant pas caché son peu d’intérêt pour une vocation forcée, il semble évident que la surveillance paternelle était plus forte à Bordeaux : « Au sortir du collège, on me mit dans les mains des livres de droit ; j’en cherchai l’esprit, je travaillai, je ne faisais rien qui vaille » (lettre à Solar du 7 mars 1749, OC, t. XX). Le 29 juillet 1708, il fut reçu bachelier en droit, puis licencié et admis le 14 août comme avocat au parlement de Bordeaux. Ces délais fort courts n’ont rien d’exceptionnel, car en fonction des possibilités financières bien plus que des résultats académiques, les cursus étaient souvent adaptés aux exigences individuelles. Son père et son oncle offrirent alors à Montesquieu l’occasion d’un voyage à Paris, au sein du monde des lettres, pour ce qui reste l’une des périodes les plus mal connues de la vie du philosophe. La mort de Jacques de Secondat le 15 novembre 1713 le rappela en Guyenne.
5Le testament de Jacques de Secondat faisait de son fils aîné son légataire universel. La succession s’élevait à 126 000 livres — une belle somme pour l’époque — mais en 1714, Montesquieu, engagé dans l’achat d’une charge de conseiller au parlement pour 24 000 livres, devait également régler les dettes de son père, honorer ses legs pieux et verser plusieurs dédommagements, en particulier une légitime de 30 000 livres à son frère Joseph. On comprend mieux les réels soucis financiers du jeune magistrat au début de sa carrière. Jacques de Secondat exprimait le vœu posthume de voir son fils se marier au plus vite, car outre l’angoisse toujours forte de rester sans descendance, un contrat bien négocié restait souvent la meilleure solution pour « fumer ses terres » à bon compte. Dans un premier temps, le nouveau seigneur de La Brède envisagea d’épouser Germaine Denis, fille d’un jurat influent de Bordeaux. Le mariage était prévu et la dot de 75 000 livres fixée, lorsque les rumeurs de la ville, rapportées par le conseiller et chroniqueur Labat de Savignac, soulignèrent « le peu de naissance de la demoiselle ». Montesquieu se maria finalement le 30 avril 1715 avec Jeanne Lartigue, de noblesse récente, protestante, mais dont la dot de 100 000 livres avait de quoi vaincre bien des préjugés. La cérémonie fut célébrée à Saint-Michel de Bordeaux dans la plus grande discrétion. Le couple s’installa dans un premier temps chez la mariée dans le vieil hôtel de Carles où Calvin avait prêché au XVIe siècle. Trois enfants virent le jour de cette union de raison plus que de cœur : Jean-Baptiste en 1716, Marie en 1717 et Denise en 1727.
6Un an après ce mariage, la mort sans descendance, le 24 avril 1716, du chef de famille, Jean-Baptiste de Secondat, oncle prestigieux et admiré, acheva dans une certaine mesure un destin, du moins une formation. Selon les arrangements familiaux négociés depuis de longues années, le baron de La Brède devint prioritairement baron de Montesquieu et président à mortier au parlement de Bordeaux. Charles Louis de Secondat vit en outre sa fortune s’accroître de manière sensible, car le bienfaiteur était un riche propriétaire dans l’Entre-deux-Mers et la seigneurie de Raymond, groupée autour d’une maison forte du XVIe siècle, fédérait de nombreuses propriétés à Cadarsac, Nérigean, Baron, Saint-Quentin-de-Baron, Saint-Germain-du-Puch ou Tizac-de-Curton. Montesquieu estimant que « personne n’aime à être compté pour rien dans la société » (Pensées, no 2040), il put désormais mesurer sa place en Guyenne au rythme des processions du parlement.
7L’organisation traditionnelle des biographies de Montesquieu distingue habituellement les années bordelaises et les années parisiennes. Les adresses déclarées par le philosophe précisent et renforcent cette bipolarisation. Entre 1716 et 1726, il aurait résidé neuf années à Bordeaux contre une seulement à Paris et, à peu de choses près, entre 1741 et 1755, ce fut exactement l’inverse (quatre contre dix). Les statuts de la cour souveraine qu’il s’efforça de respecter, du moins au début, l’obligeaient à séjourner à Bordeaux. Le conseiller de Montesquieu, issu de la même famille qu’un président en exercice, dut commencer par solliciter une dispense de parenté, tout en restant un magistrat actif et assidu. En revanche son activité se relâcha de manière spectaculaire à la mort de son oncle. Le jeune baron n’avait que vingt-sept ans ; il en fallait quarante pour présider les séances, et le roi refusa d’accorder une nouvelle dispense et même les gages et honneurs dus à une fonction largement vidée de sens. Le 31 mars 1717, pour la première fois, Montesquieu s’installa à Paris, mais ses entorses au règlement qui se multiplièrent ne gênaient apparemment guère ses collègues qui, selon la formule habituelle, lui souhaitaient régulièrement « bon voyage et prompt retour ». Le succès des Lettres persanes, publiées en 1721, le soutien de personnages influents, comme le maréchal de Berwick, peut-être ses démarches personnelles à Versailles lui permirent en tout cas d’obtenir, le 3 juillet 1723, l’autorisation tellement attendue et une pension royale de 375 livres.
8Honoré par le Parlement, dont il fut chargé de prononcer le discours de rentrée en 1725, Montesquieu était désormais un homme important, mais paradoxalement son activité professionnelle, attestée par sa signature au bas des arrêts, se limitait toujours à aussi peu de choses. Désormais le premier président Gillet de Lacaze n’appréciait plus du tout (le philosophe ne manque pas de l’égratigner au hasard de sa correspondance) les demandes de congé répétées d’un juge éminent qu’il devait remplacer en toute hâte. Entre une carrière dans la magistrature dont les gages étaient versés de manière très irrégulière, et qui de son propre aveu ne l’intéressait pas — « Quant à mon métier de président, j’avais le cœur très droit ; je comprenais assez les questions en elles-mêmes ; mais quant à la procédure, je n’y entendais rien » (Pensées, no 213) — et son avenir littéraire vers lequel l’encourageait Mme de Lambert dont il fréquentait le salon, sa décision fut vite prise, mais pas sans remords. Plutôt qu’une vente définitive et irrémédiable, Montesquieu opta, sur les conseils de son ami Barbot, pour une transaction étonnante. Le 7 juillet 1726, moyennant 5 200 livres de rente, il céda provisoirement sa charge à l’avocat général Jean-Baptiste d’Albessard, se réservant cependant la possibilité pour lui ou pour son fils de relever l’office à tout moment.
9Plus libre de ses mouvements, Montesquieu se fit élire à l’Académie française (1727) puis s’engagea, avec l’espoir d’obtenir un poste diplomatique, dans un vaste voyage européen qui pendant trois ans (1728 à 1731), le mena en Autriche en Hongrie, en Italie, en Allemagne et aux Provinces-Unies, enfin en Angleterre, pour une véritable découverte des mœurs et de l’esprit des principales nations du continent pendant un séjour de dix-huit mois. C’est à Londres qu’il fut initié à la franc-maçonnerie, sous l’égide de ses amis, les ducs de Richmond et de Montagu, et du fils d’un huguenot réfugié en Angleterre, Désaguliers. De retour en France, en avril 1731, Montesquieu participa aux travaux des loges parisiennes et bordelaises. Dans le premier cas, sa présence est mentionnée en septembre 1734 et 1735, et des lettres à Richmond, en 1735, témoignent de la persistance de ces liens ; dans le second cas, après une dénonciation de l’intendant Boucher du 12 avril 1737 auprès du cardinal de Fleury, il semble avoir cessé toute relation officielle avec le mouvement (voir OC, t. XIX, annexe 5, « Montesquieu et la franc-maçonnerie »). Le séjour en Angleterre eut en tout cas une énorme influence sur la pensée du philosophe, qui ne cachait d’ailleurs pas que ses succès littéraires lui permettaient aussi d’y écouler son vin. On connaît pourtant assez peu de détails sur la vie anglaise de Montesquieu dont le petit-fils détruisit l’essentiel des notes sous la Restauration. Montesquieu ne devait plus quitter l’espace français. En 1747, il eut l’occasion de se rendre à Lunéville pour un bref séjour à la cour de Stanislas Leckzinski, mais il ne se décida pas à poursuivre jusqu’à Berlin où Maupertuis l’incitait à venir.
10Montesquieu ne voulut jamais abandonner ce qui unissait Bordeaux au monde des Lumières. L’académie royale des sciences, belles-lettres et arts avait été en effet fondée le 5 septembre 1712 à l’instigation de quelques amateurs soucieux de promouvoir et de diffuser les acquis du savoir auprès du plus grand nombre. En fait, l’institution devint rapidement un instrument aux mains des parlementaires qui utilisaient son prestige intellectuel pour asseoir un peu plus leur autorité sur la ville. Tous les magistrats n’entrèrent certes pas à l’Académie, mais celle-ci fut largement colonisée par les grandes robes et pour un jeune conseiller ambitieux et cultivé, le tremplin des lettres bordelaises pouvait se révéler utile. La candidature de Montesquieu fut proposée le 3 avril 1716 par M. de Navarre, un ancien condisciple de Juilly, et le baron de La Brède prononça son discours de réception le 1er mai, assurant ses collègues « de regarder toujours les lettres de [leur] établissement comme des titres de famille ». À l’image de ce que fut sa carrière judiciaire, Montesquieu fut au début un académicien actif, et même zélé, dont Pierre Barrière retrace l’activité (p. 51-54). Passionné d’anatomie et de physique, il effectua plusieurs communications sur les causes de l’écho, sur les glandes rénales, sur la pesanteur et la transparence des corps. Dès 1716, il offrit, en plus de sa cotisation, un prix d’anatomie de 300 livres, et imagina l’œuvre collective d’une Histoire de la terre ancienne et moderne annoncée dans le Mercure du 1er janvier 1719 et le Journal des savants du 13 janvier 1719. La plupart de ces projets ne virent pas le jour ou donnèrent des résultats modestes. Moins assidu aux séances bordelaises mais fort de son prestige d’académicien français, le baron imposa peu à peu ses choix personnels à la compagnie ; en tout cas suffisamment pour y faire entrer son fils ou certains de ses familiers comme l’abbé de Guasco, mais pas assez pour ne pas susciter de petites jalousies. Les comptes rendus succincts accordés aux Romains ou à L’Esprit des lois contrastent ainsi avec les éloges parfois dithyrambiques adressés à des auteurs secondaires.
11Après les succès des Lettres persanes et dans une moindre mesure du Temple de Gnide, Montesquieu avait été élu le 18 décembre 1727 à l’Académie française. Il y prononça son discours de réception le 24 janvier 1728, quelques semaines avant son départ pour l’Autriche. Ce couronnement littéraire était le résultat d’une intense campagne menée dans les salons parisiens et à Versailles, en particulier par Mme de Lambert, mais il marqua aussi l’inversion des habitudes géographiques du philosophe. À Bordeaux, Montesquieu, hébergé à l’occasion par son frère devenu le doyen du prestigieux chapitre Saint-Seurin, louait désormais des appartements au gré de ses besoins, rue Mautrec ou rue Porte-Dijeaux dans des immeubles de rapport de l’Académie ou des Carmélites de la ville ; alors qu’à Paris, après avoir souvent changé de domicile, rue Dauphine, rue de la Verrerie, rue de Beaune…, il se fixa finalement dans une petite garçonnière de la rue Saint-Dominique ; et s’il n’avait pas eu beaucoup d’occasions de suivre les séances de l’Académie française, à son retour d’Angleterre il s’y montra très régulièrement, au moins jusqu’en 1749.
12Entre Paris et Bordeaux, La Brède restait un lieu de villégiature et de réflexion mais également un centre de rapport au milieu des vignes, des champs et des pâturages. Solide propriétaire terrien, gestionnaire scrupuleux et procédurier, secondé par sa femme et son notaire Pierre Latapie, Montesquieu n’hésitait pas, pour accroître ses revenus, aussi bien à utiliser les avancées de l’agronomie anglaise ou hollandaise qu’à spéculer contre les édits prohibant l’extension des vignobles. Sûr de son prestige, le baron sollicita directement ses relations parisiennes, mais son Mémoire contre l’arrêt du Conseil ne changea rien et le gouvernement resta inflexible. Lorsqu’il avança ses embarras financiers pour justifier la vente de sa charge en 1726, le président Barbot essaya pourtant de le raisonner : « J’oserai vous dire que vos créanciers ne sont rien […]. Quarante mille livres sont un atome à l’égard de votre bien, deux années de séjour à La Brède rassureront et contenteront les plus inquiets, s’il y en avait, beaucoup mieux qu’une vente jointe à votre séjour de Paris » (Correspondance, OC, t. XVIII, no 159, p. 188).
13Montesquieu était très fier d’avoir fait valoir son bien tout seul, sans l’aide de la Cour, qu’il n’aimait pas et où il se montrait peu, mais ses soucis trop affichés firent naître quelques moqueries devant le spectacle d’un carrosse par trop usagé et une interrogation à peine dissimulée : ce philosophe était-il avare ? La question revient souvent dans les débats historiographiques, parce qu’elle fut posée de son vivant déjà et qu’elle divise encore littéraires et historiens. Ces derniers dressent largement le même constat que Barbot. En 1714, il héritait de fait de 67 000 livres ; en 1726 on peut estimer sa fortune à 550 000 livres, mais avec 40 000 livres de dettes au moins ; en 1756, l’ensemble de sa succession, dégagée de toutes créances, atteignait un peu plus de 654 000 livres. Les rôles du vingtième permettent de replacer le baron dans la hiérarchie fiscale de la noblesse bordelaise. En 1754, Montesquieu était certes loin d’être le personnage le plus imposé, mais il se situait néanmoins bien au-dessus de la moyenne des sommes réclamées par le fisc royal. Montesquieu vivait sans aucun doute largement en décalage avec les mœurs ostentatoires de son temps, qu’il dénonçait déjà dans lesLettres persanes. Si le spectaculaire essor économique poussait négociants et parlementaires, tant bordelais que parisiens, à rechercher luxe et raffinement de tous les instants, les inventaires notariés réalisés à sa mort révèlent plus une mentalité que de réels embarras financiers. Tout en ne manquant pas une occasion pour dénoncer la cupidité, Montesquieu était certainement avare et ne le cachait pas totalement car « il faut savoir le prix de l’argent » (Pensées, no 1117). « Vieux, mauvais, déchirés […] », les termes utilisés pour définir le mobilier de La Brède sont sans ambiguïté et, au vu des descriptions, il semble évident que l’essentiel provenait d’une accumulation d’héritages successifs. La plupart des visiteurs s’accordaient encore à la fin du XVIIIe siècle pour ne trouver que sa chambre et sa bibliothèque dignes du philosophe. Le mariage de sa fille Denise fut certainement un épisode significatif. En 1745, Montesquieu n’avait toujours pas de petit-fils et afin d’assurer l’avenir du nom, il décida de la marier à un lointain cousin, Godefroy de Secondat, quelque peu désargenté. Le baron n’aimait pas les vocations forcées (en particulier religieuses) mais il fallait absolument échapper à la fatalité biologique qui voyait de vieilles familles bordelaises — les Navarre, Mullet, Lalanne, Cambabessouze, qu’il avait côtoyés à Juilly, au Parlement, à l’Académie et dans les salons de la ville — s’éteindre les unes après les autres. Montesquieu souhaita que le fiancé « ne fasse aucune dépense, ni corbeille, ni autre présent quelconque pour la demoiselle […] que le mariage se fît à Montesquieu […] pour qu’on ne puisse pas regretter la fatuité des demoiselles de Bordeaux […] [et] pour éviter le cérémonial d’une infinité de parents » (« Mémoire sur le mariage proposé », dans une lettre à Godefroy de Secondat du 28 décembre 1744 ; OC, t. XIX, lettre 573).
14Robert Shackleton a montré (p. 139) qu’avec l’âge, la sociabilité de Montesquieu avait évolué. Soucieux dans sa jeunesse de s’intégrer au mieux dans les cercles étroits de l’aristocratie bordelaise, avec ses grandes et ses petites vanités, il veillait désormais à Paris à fréquenter les salons, faisant fi de toutes les distinctions sociales. Loin des convenances empesées de la province, la république des relations parisiennes lui offrait la simplicité de ton qu’il recherchait. Montesquieu avait la réputation d’être mal à l’aise et gauche en public. Le grand homme savait cela et ne s’en cachait pas : « la timidité a été le fléau de toute ma vie ; elle semblait obscurcir jusqu’à mes organes, lier ma langue, mettre un nuage sur mes pensées, déranger mes expressions » (Pensées, no 1005 – si du moins ce passage peut être considéré comme un témoignage autobiographique). Après le décès de Mme de Lambert, Montesquieu fut accueilli chez les Brancas, les d’Aiguillon et les Dupin, chez Mme de Tencin, Mme Du Deffand ou Mme Geoffrin . S’il était familier des Brancas et de Mme de Tencin, il l’était moins de Mme Geoffrin, beaucoup moins de Mme Dupin. La publication de L’Esprit des lois, en 1748, divisa parfois les avis, et Claude Dupin adopta une attitude très critique.
15Parce que son fils se refusait à être magistrat, Montesquieu dut se résoudre, après la mort de d’Albessard, à abandonner à la famille Leberthon, le 4 août 1748, mais pour 130 000 livres tout de même, l’office ancestral. Il continua encore à écrire, avec l’aide de ses secrétaires, à se présenter dans les salons de Paris, à recevoir aussi — n’en déplaise aux méchantes langues —, notamment les nombreux candidats à l’Académie française venus chercher l’appui du directeur élu en 1753. En décembre 1754, il résilia pourtant le bail de son domicile parisien et donna congé à ses domestiques, bien décidé à finir ses jours à La Brède qu’il ne revit jamais. Les mois d’hiver étaient sous l’Ancien Régime des périodes favorables aux fièvres malignes que la démographie historique connaît bien. Montesquieu fut atteint en janvier 1755. Après une longue agonie à laquelle de nombreux visiteurs tinrent à assister, en particulier le duc de Nivernais, représentant officiel de Louis XV, et même l’ambassadeur de Suède en France, Charles-Louis de Secondat décéda le 10 février 1755, veillé notamment par son petit-fils d’Armajan et par deux confesseurs jésuites (son vieil ami le R. P. Castel assisté d’un Irlandais nommé Routh) et le chevalier de Jaucourt, fidèle serviteur des Lumières.
Bibliographie
Montesquieu, Correspondance, OC, t. XVIII, 1998, t. XIX, 2014, t. XX, 2021 (t. XXI, à paraître).
Pierre Barrière, L’Académie de Bordeaux, centre de culture internationale au XVIIIe siècle, Bordeaux, Bière, 1951.
Louis Desgraves, Montesquieu, Paris, Mazarine, 1985.
François Cadilhon, Montesquieu ou l’ingrate réalité du quotidien bordelais, Mont-de-Marsan, Éditions interuniversitaires, 1996.
Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998.