Catherine Volpilhac-Auger
1Le pasteur Jacob Vernet (Genève, 1698 – Genève, 1789) pourrait être défini comme une figure du calvinisme genevois, professeur de belles-lettres et de théologie, comme ennemi de Voltaire ou encore comme adversaire des thèses du Discours sur les sciences et les arts de Rousseau ou admirateur de la Lettre à D’Alembert sur les spectacles. Mais c’est évidemment à celui que l’on considère comme l’éditeur de L’Esprit des lois et au correspondant de Montesquieu que l’on s’intéresse ici. Vernet l’aurait connu brièvement lors de son voyage à Rome (1729) sans que Montesquieu en ait consigné la moindre trace (il semble ignorer que Vernet est l’auteur d’une épitaphe moqueuse du P. Hardouin consignée dans le Spicilège, no 589) ; mais c’est en fait Mussard, secrétaire d’État à Genève, qui en indique le nom à Montesquieu quand celui-ci le charge de trouver un homme de confiance pour surveiller l’impression (8 juillet 1747) : « croyant avoir deviné l’auteur et que c’est un illustre avec qui il a eu l’honneur de se trouver il y a quelques années en Italie, [il] se porte avec zèle » à cette tâche. Vernet devait avoir pendant plus d’une année une mission difficile : assurer auprès de Barrillot et fils le suivi de l’impression de deux tomes in-quarto, durant une période qui vit la mort de Jacques Barrillot père ; il lui fallait correspondre avec Montesquieu (dont les imprimeurs ne connaissent pas l’identité), pour transmettre au fur et à mesure ses corrections et ses dernières additions (jusqu’à l’été 1748 pour les derniers livres) et relire les épreuves qu’à aucun moment Montesquieu n’a vérifiées lui-même. La correspondance entre les deux hommes est riche d’enseignements autant sur la phase finale de L’Esprit des lois que sur les réactions d’un premier lecteur à la fois admiratif et critique, qui n’hésite pas à donner son avis.
2Cette correspondance commence en août 1747 (à Mussard, 24 août 1747), mais les problèmes surgissent vite : en octobre, Montesquieu se plaint vivement que l’ « Invocation aux Muses » ait été omise ; elle a en fait été supprimée par Vernet qui l’avait trouvée hors de propos (Vernet à Montesquieu, 13 novembre 1747). Montesquieu finit par se rendre aux raisons de Vernet (voir une lettre de Montesquieu à Vernet omise par toutes les éditions de la correspondance, et citée par Gargett, Jacob Vernet, p. 81, note 99, et OC, t. III, p. 147), mais ne reprend pas la suggestion qui lui a été faite de l’insérer au début du second tome, qui commence au livre XX. La disparition de la division en six parties est autrement plus grave : au cours de l’été 1748, quand on imprime la sixième, soigneusement distinguée, on s’aperçoit que les cinq précédentes n’ont pas été marquées et qu’il est trop tard pour y revenir (Vernet à Montesquieu, juillet-août 1748). Cette omission a certainement contribué à l’idée que L’Esprit des lois était un ouvrage touffu, voire désordonné… Si on y ajoute que Vernet s’est refusé à dresser la table des matières, destinée à faciliter l’intelligence de l’ouvrage, que l’auteur attendait de lui, on mesure mieux ce que L’Esprit des lois lui doit.
3On a longtemps cru que Vernet, en tant que « responsable éditorial », était amené à conseiller Montesquieu. Mais il s’agit en fait d’un pouvoir qu’il s’est arrogé et que Montesquieu ignore constamment : pour lui, Vernet avait été recruté comme relecteur d’épreuves (travail subalterne dont avait été chargé le père Castel pour les Romains) et pour dresser la table. Il ne tient généralement aucun compte de ses conseils ou recommandations . Tout juste peut-on lui concéder l’honneur d’avoir suggéré d’ajouter au titre, outre une « addition explicative » qu’il semble avoir négociée avec Montesquieu (« ou du rapport que les loix doivent avoir […] »), une mention spéciale pour mettre en valeur les derniers livres. Il a aussi eu le mérite d’attirer à juste titre l’attention de Montesquieu sur une interprétation (le taux de l’usure chez les Romains) qui devait lui valoir des critiques sévères, tant érudites que religieuses, au point que Montesquieu dut y consacrer bien des pages, de la Défense de L’Esprit des lois aux cahiers de corrections (OC, t. VII, 2010, p. 271-325 et 352-376). Mais s’il a raison sur ce point factuel, il semble surtout ne pas avoir compris la logique du chapitre.
4De plus, comme le montre Graham Gargett, il a sans doute fait preuve de peu de délicatesse, et il a eu tendance à se vanter par la suite de ses relations avec Montesquieu (Vernet lui demandera en juin 1750 son avis sur l’usage du tu ou du vous pour traduire la Bible), alors que celui-ci a été mécontent de l’impression de l’ouvrage, où apparaissent les plus grossières erreurs ou coquilles. Mais surtout, il semble bien avoir « corrigé » de son propre chef les expressions qui lui paraissaient fautives ou maladroites (Volpilhac-Auger, 2011). Montesquieu allait passer les deux années suivantes à multiplier les corrections, importantes ou purement stylistiques, dont il envoya des listes à tous les imprimeurs-libraires qui réimprimaient L’Esprit des lois, tout en exigeant des libraires parisiens qui avaient sa confiance et sa préférence, Huart et Moreau, qu’ils travaillent dès le début de l’impression à la fameuse table des matières. Les éditions de 1749-1753 apparaissent donc comme une « réparation » de l’activité de Jacob Vernet, même si Montesquieu n’est pas revenu de son vivant sur certaines de ses décisions.
Bibliographie
Graham Gargett, Jacob Vernet, Geneva and the Philosophes, Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 321, 1994, notamment p. 73-87.
—, « Jacob Vernet, éditeur et admirateur de Montesquieu », dans Le Temps de Montesquieu, Michel Porret et C. Volpilhac-Auger dir., Genève, Droz, 2002, p. 107-126.
C. Volpilhac-Auger, « La genèse de L’Esprit des lois », dans Montesquieu en 2005, C. Volpilhac-Auger dir., Oxford, Voltaire Foundation, SVEC, 2005, p. 152-183, et OC, t. III, p. lxxix-cxxiv.
—, « Que faire des Muses ? », OC, t. III, p. cxlvi-clvi.
—, « De vous à toi… Tutoiement et vouvoiement dans les traductions au xviiie siècle », Dix-Huitième Siècle 41 (2009), https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2009-1-page-553.htm.
—, Un auteur en quête d’éditeurs ? Histoire éditoriale de l’œuvre de Montesquieu (1748-1964), Lyon, ENS Éditions, « Métamorphoses du livre », 2011, avec la collab. de Gabriel Sabbagh et Françoise Weil (chap. v, p. 125-146 : « Jacob Vernet, auteur ou éditeur de L’Esprit des lois ? »)