Collectio juris

Catherine Volpilhac-Auger

1Selon l’abbé Guasco, Montesquieu disait « qu’obligé par son père de passer toute la journée sur le Code, il s’en trouvait le soir si excédé, que pour s’amuser, il se mettait à composer une lettre persane et que cela coulait de sa plume, sans étude. » (Lettres familières, lettre d’octobre 1752). On aurait ainsi l’acte de naissance, peu flatteur, de la Collectio juris (ou « anthologie du droit »), recueil ou travail de formation, notes prises au fil d’une lecture approfondie du droit romain qui constitue l’apprentissage même de son métier de juriste. Montesquieu y était destiné par vocation familiale, à partir du moment où il était amené à recevoir de son oncle Jean-Baptiste de Secondat, resté sans descendance, la charge de président à mortier au parlement de Guyenne. Mais la difficile entrée dans les arcanes du droit romain s’avère beaucoup plus importante que ce qui apparaît ici dans les souvenirs de Montesquieu, ou plutôt dans la légende qui s’est constituée à travers les Lettres familières. Sans la Collectio juris, Montesquieu n’aurait pas acquis la culture latine et juridique qui constitue le soubassement de L’Esprit des lois ; et si on peut regretter de ne pas y trouver les germes mêmes du grand œuvre, il est incontestable qu’on a là le moule où s’est formé un esprit qui jamais n’oubliera les leçons du droit romain — même quand il le conteste ou le critique.

2Ces six cahiers de deux cent quarante pages actuellement conservés à la Bibliothèque nationale de France, acquis en 1939, ont été publiés pour la première fois par Iris Cox et Andrew Lewis en 2005 (le présent article emprunte beaucoup à leur introduction). Ils ont été écrits essentiellement pendant le séjour de Montesquieu à Paris, entre 1709 et 1711. Ayant mesuré la faiblesse de l’enseignement du droit à Bordeaux, Montesquieu sent la nécessité de se former plus sérieusement (sans que d’ailleurs cela soit requis par la difficulté d’un examen d’entrée : celui-ci ne constituait qu’une formalité). Le droit romain a alors une importance capitale : il est « droit écrit » en France, dominant dans une partie du pays (notamment le Midi), sans que la partition entre droit écrit et coutume soit réellement franche, si bien qu’il peut s’appliquer dans un grand nombre de cas comme droit « supplétif ». La complexité de la situation est évoquée par L’Esprit des lois : « Quoique le droit coutumier soit regardé parmi nous comme contenant une espèce d’opposition avec le droit romain, de sorte que ces deux droits divisent les territoires, il est pourtant vrai que plusieurs dispositions du droit romain sont entrées dans nos coutumes, surtout lorsqu’on en fit de nouvelles rédactions […] » (XXVIII, 45). Dans le cas particulier du parlement de Guyenne, où Montesquieu devait exercer, qu’en est-il ? « Le parlement de Bordeaux refusera toujours de se laisser compter parmi les parlements de droit écrit motif pris de ce qu’il n’applique le droit romain que dans le silence de la coutume. » (H. Regnault, p. 83). C’est dire que ce ne fut qu’un élément de la formation « professionnelle » de Montesquieu — mais la comparaison de la coutume et du droit romain, et l’exploration du Corpus juris civilis lui-même (compilation du droit romain faite sur l’ordre de Justinien, constituée de trois parties : Digeste, Code et Institutes) constituait bien plus qu’une étude technique.

3Montesquieu a utilisé une des nombreuses éditions complétées par des gloses, à partir d’un texte de Gothofredus (Godefroy), l’un des grands spécialistes de la science juridique humaniste (l’une de ces éditions, datée de 1612, se trouvait à La Brède : Catalogue, no [‣]). Les glossateurs (Dumoulin, Mornac, Ferrière, ce dernier plus récent) jouent un rôle important : c’est souvent à leurs interprétations que renvoient les commentaires de la Collectio juris, tout comme à des juristes éminents comme Cujas et Domat. Les trois premiers volumes comportent des notes et des commentaires sur les cinquante livres du Digeste, les trois suivants sur les douze livres du Code (de manière particulièrement détaillée), ainsi que sur quarante-sept des cent soixante-huit Novelles (on notera l’absence des Institutes) ; enfin ils présentent quelques procès contemporains, relevant du parlement de Paris : « Croisat contre Hori » (vers 1705) ; « La Cour du Bois contre Vauvré » (1711) ; « les héritiers de Pierre de … contre d’Authun et de La Baume » ; « Nicolaï contre Nicolaï » (1710-1712) ; « Binet contre Louis de ... » ; « le duc de Sully, marquis de Rosny, contre les nommés Pierre ... » (1711) ; « l’archevêque de Reims contre les moines de Saint-Rémi de Reims » (1711) ; « Serre contre Elisabeth de La Prairie » (1711) ; anonyme, sur une donation à une fille entrée en religion ; plusieurs procès jugés à Bordeaux entre 1716 et 1721, quand Montesquieu y siégeait, d’abord comme conseiller, puis comme président à mortier. On y ajoutera des notes sur la coutume de Bretagne, sur les « maximes de droit » de l’avocat général Joly de Fleury, et divers autres textes.

4Son annotation consiste à citer, résumer et commenter le texte-source, en latin et en français, le plus souvent avec l’aide des gloses qu’il a sous les yeux. Ce qui est le plus personnel dans cet ensemble est le choix qu’il fait des extraits qu’il commente. C’est en suivant ce cheminement qu’on peut espérer comprendre comment Montesquieu s’est formé à la lecture des livres de droit, à leur interprétation ; sans cet apprentissage, l’intérêt pour les coutumes françaises et l’évolution du droit propre à chaque nation, tels qu’ils apparaissent dans les derniers livres de L’Esprit des lois, n’aurait sans aucun doute pas été le même. Enfin, cette connaissance intime du droit romain, saisi quand il se constitue en corpus et se renouvelle à Constantinople dans l’empire d’Orient au VIe siècle, n’est sans doute pas étrangère à la sévérité avec laquelle il juge celui qui a joué un si grand rôle, Justinien Ier : comme compilateur et comme législateur, cet empereur chrétien qui méconnaît l’esprit des lois comme celui de son peuple et ne pense qu’à son intérêt est l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire.

5Enfin, puisque les Lettres persanes sont apparues comme le contrepoint, voire le contrepoison à l’aridité de la Collectio juris, revenons-y : Qui peut penser qu'un royaume, le plus ancien et le plus puissant de l'Europe, soit gouverné depuis plus de dix siècles par des lois qui ne sont pas faites pour lui ? Si les Français avaient été conquis, ceci ne serait pas difficile à comprendre ; mais ils sont les conquérants.
Ils ont abandonné les lois anciennes faites par leurs premiers rois dans les assemblées générales de la nation ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que les lois romaines qu’ils ont prises à la place étaient en partie faites et en partie rédigées par des empereurs contemporains de leurs législateurs.
[…] Il est vrai que dans les derniers temps on a rédigé par écrit quelques statuts des villes et des provinces ; mais ils sont presque tous pris du droit romain.
Cette abondance de lois adoptées et, pour ainsi dire, naturalisées, est si grande qu'elle accable également la justice et les juges. Mais ces volumes de lois ne sont rien en comparaison de cette armée effoyable de glossateurs, de commentateurs, de compilateurs : gens aussi faibles par le peu de justesse de leur esprit, qu'ils sont forts par leur nombre prodigieux.
Ce n’est pas tout. Ces lois étrangères ont introduit des formalités qui sont la honte de la raison humaine. Il serait assez difficile de décider si la forme s’est rendue plus pernicieuse lorsqu’elle est entrée dans la jurisprudence ou lorsqu’elle s’est logée dans la médecine ; si elle a fait plus de ravages sous la robe d’un jurisconsulte que sous le large chapeau d’un médecin ; et si dans l’une elle a plus ruiné de gens qu’elle n’en a tué dans l’autre. (LP, [‣]).

6Peut-être ces jugements excessivement sévères pour ce qui constituera en fait l’objet d’étude de toute la vie de Montesquieu offrent-ils finalement la meilleure confirmation du témoignage de Guasco. De la Collectio juris procèdent aussi bien l’esprit du droit auquel il se formait que les Lettres persanes, qui en offraient le délassement et la satire.

Bibliographie

Manuscrit

Bibliothèque nationale de France, NAF 12837-12842 (six volumes in-quarto).

Édition

Collectio juris, Iris Cox et Andrew Lewis éd., OC, t. XI et XII, 2005.

Études critiques

Henri Regnault, Manuel d’histoire du droit français, 2e éd., Paris, Recueil Sirey, 1947.

Iris Cox et Andrew Lewis, « Montesquieu observateur et étudiant en droit, 1709-1720 », dans Montesquieu. Les années de formation (1689-1720), C. Volpilhac-Auger dir., Cahiers Montesquieu 5, 1999, p. 55-63.

C. Volpilhac-Auger, « Ex Oriente nox ? Le paradoxe byzantin chez Montesquieu », Dix-Huitième Siècle 35 (2003), https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_2003_num_35_1_2561.

C. Volpilhac-Auger, « De la Collectio juris à L’Esprit des lois : Justinien au tribunal de Montesquieu », dans Montesquieu, la justice, la liberté, Hommage de Bordeaux à Montesquieu, Bordeaux, Académie des sciences, belles-lettres et arts de Bordeaux, 2007, p. 35-43 (repris dans C. Volpilhac-Auger, Montesquieu : une histoire de temps, Lyon, ENS Éditions, 2017 [https://books.openedition.org/enseditions/7400?lang=fr].