Arsace et Isménie

Catherine Volpilhac-Auger

1L’histoire de la rédaction d’Arsace et Isménie est conjecturale, mais Montesquieu en a suffisamment parlé pour qu’on puisse espérer la reconstituer. L’ouvrage serait né des sollicitations de « Mademoiselle », c’est-à-dire Mlle de Charolais (lettre à Barbot du 8 septembre 1742, OC, t. XIX, lettre 528) — mais il lui permet de reprendre un passage plus ancien, venu de l’Histoire véritable. Montesquieu semble s’y remettre seulement quand il croit L’Esprit des lois achevé, à l’été 1747. Le titre du roman n’est pas encore donné, mais le témoignage de « Panpan » Devaux (surnom donné à Devaux par Mme de Graffigny) à Lunéville ne peut guère s’appliquer qu’à cet ouvrage. Le manuscrit actuellement conservé à la bibliothèque de Bordeaux témoigne, lui, d’un travail des années 1748-1750 (d’après l’écriture du secrétaire « P », qui en constitue l’essentiel) : L’Esprit des lois est achevé, mais pas le roman. Il en est encore question dans une lettre à Guasco (8 décembre 1754) : « Tout bien pesé, je ne puis encore me déterminer à livrer mon roman d’Arsace à l’imprimeur. Le triomphe de l’amour conjugal de l’Orient est, peut-être, trop éloigné de nos mœurs pour croire qu’il serait bien reçu en France. Je vous apporterai ce manuscrit, nous le lirons ensemble, et je le donnerai à lire à quelques amis. » Ces lignes ont laissé penser que l’ouvrage devait être lu comme la mise en fiction de sentiments édifiants (l’amour conjugal), que Montesquieu hésitait à faire paraître par peur du ridicule. On verra qu’il n’en est rien, et que si l’ouvrage ne paraît pas avant 1783, dans les Œuvres posthumes publiées par son fils Jean-Baptiste de Secondat, c’est pour des raisons bien plus graves : il est d’ailleurs amputé de sa fin, qu’on peut lire pourtant dans le manuscrit, qui porte aussi témoignage de l’activité des deux derniers secrétaires de Montesquieu, en 1754 (« S » et « V »). Ces dernières pages n’ont été connues qu’en 1955, grâce à l’édition Masson (tome III) ; de ce fait, plusieurs éditions antérieures (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », et Seuil, « L’intégrale ») les ignorent.

2Pour les comprendre, il faut suivre le fil du roman, fort riche en rebondissements. En Bactriane, un bel et jeune étranger, Arsace, éblouit la cour de la reine Isménie par sa valeur. Aspar, l’eunuque Premier ministre, sollicite ses confidences ; Arsace entame alors un long récit. Il raconte ses amours avec son épouse Ardasire en Médie, interrompues par un mariage imposé avec la princesse de Médie, qu’il refuse ; et comment il s’enfuit alors avec Ardasire, qui a essayé de le tuer pour ne pas le perdre. Il évoque longuement son bonheur en Margiane avec Ardasire, dans un cadre idyllique où un bon génie semble veiller à leur bien-être ; mais Arsace, avide de gloire, devient bientôt le favori du roi de Margiane ; il est enlevé en Hyrcanie par une princesse inconnue qui tente de le séduire — mais c’est en fait Ardasire, jalouse, qui le travestit en femme et le met à l’épreuve en ne se faisant pas reconnaître. Tout s’arrange… mais Arsace se substitue à Ardasire que le roi d’Hyrcanie veut enlever ; il le tue, avant qu’Ardasire ne meure elle-même. Ainsi s’achève le récit d’Arsace. Mais coup de théâtre, sur l’intervention du ministre Aspar, qui livre son propre récit : la reine de Bactriane, Isménie, se révèle être Ardasire, qui n’est pas morte, et sur laquelle le fidèle Aspar (le bon génie) veillait depuis le début… Les deux récits se rejoignent : Ardasire-Isménie connaît un parfait bonheur en régnant avec Arsace, ce qui donne lieu à l’exposé de maximes de politique qui font de son royaume une monarchie modérée admirablement gouvernée. C’est là que s’arrête la version des Œuvres posthumes. Dans le manuscrit, Arsace, attaqué par les Mèdes, en devient le prisonnier ; il s’évade, mais la nouvelle de sa mort provoque le suicide d’Isménie. Arsace feint de se plier à tout ce qu’on exige de lui, notamment son mariage avec la princesse de Médie. Mais il a tout préparé pour se suicider, par amour pour Isménie.

3C’est en fait cette double mort volontaire, mais surtout ce suicide de sang-froid que la France, catholique, risquait de réprouver, « l’homicide de soi-même » étant formellement interdit par l’Église — alors même qu’en 1754, Montesquieu corrigeait celles des Lettres persanes où la question était débattue (Lettres [‣] et Lettre supplémentaire [‣]). Jean-Baptiste de Secondat préférait évidemment que l’ouvrage s’achevât sur le tableau idyllique d’une monarchie bien tempérée, non sur cette évocation dangereuse sur laquelle Montesquieu refusait de transiger, et qu’il jugeait trop éloignée des mœurs et des manières de penser de beaucoup de ses contemporains.

4« Histoire orientale », Arsace l’est par ses invraisemblables péripéties, par l’évocation des mœurs du sérail où les passions se déchaînent, même si les références orientales relèvent parfois de l’artifice (le bon génie qui semait les dariques était en fait un ministre habile, soucieux du bien-être de ses protégés). De par la complexité de sa construction où les deux récits viennent s’entrecroiser et s’éclairer mutuellement, il tient aussi de la tradition baroque (voir en bibliographie les trois articles cités). Mais c’est également une histoire où la politique tient sa place : les maximes de politique d’Arsace présentent une monarchie idéale que Montesquieu situe ordinairement ailleurs qu’en Orient. Ici il semble plus s’intéresser aux modes d’exercice du pouvoir et aux qualités du prince qu’à des institutions garantissant la liberté — c’est dire les limites d’une politique qui tient plutôt de la morale : cet Orient est un non-lieu, une fiction, qui ouvre toutes les possibilités et s’offre comme le lieu du bonheur, jusqu’à la catastrophe finale.

5Le dernier roman de Montesquieu est donc d’une très grande richesse. L’auteur use de toutes les ressources de l’écriture, moins par le recours aux procédés traditionnels de la fiction que par la superposition d’intentions et de plans différents, qui en brouillent délibérément l’interprétation, et ne font que mieux ressortir la disparition finale d’Arsace, soigneusement mise en scène. En ce roman oriental « désorienté », que la critique aura pratiquement ignoré pendant deux siècles (sinon pour y trouver matière à dénoncer une profusion et une complexité défiant l’analyse, et regretter finalement une telle publication), le lecteur aura fini par trouver, au bout de deux siècles et demi, un point fixe.

Bibliographie

Manuscrit

Bordeaux, BM, Ms 2500.

Édition

Arsace et Isménie, éd. Sheila Mason et C. Volpilhac-Auger, OC, t. IX, 2006, p. 305-367.

Bibliographie critique

Laurent Versini, « Montesquieu romancier », dans La Fortune de Montesquieu, Louis Desgraves dir., Bordeaux, Bibliothèque municipale de Bordeaux, 1995, p. 247-257.

Aurélia Gaillard, « Montesquieu et le conte oriental : l’expérimentation du renversement », Féeries 2 (2004), http://feeries.revues.org/document107.html.

Françoise Gevrey, « Morale et politique mises en fiction : Arsace et Isménie de Montesquieu », dans Morales et Politiques, Jean Dagen, Marc Escola, Martin Rueff dir., Paris, Champion, 2005, p. 229-246.

Philip Stewart et C. Volpilhac-Auger, introductions à Montesquieu, Histoire véritable et autres fictions, Paris, Gallimard, « Folio Classiques », 2011.