Patrick Andrivet
1Avec le peuple et les magistrats, le Sénat constitue un des éléments essentiels du « gouvernement de Rome », celui qui, grâce aux armées, a assuré pendant plusieurs siècles l’extension, puis l’hégémonie du nom romain. Montesquieu est fort loin de minimiser son rôle, fidèle en cela à toute une tradition historiographique qui assure au Sénat une place centrale dans les institutions de la République.
2Le Sénat de la période royale n’a certes pas l’importance du Sénat républicain ; néanmoins, ainsi que l’exposent les premiers chapitres des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, comme « la couronne était élective », « sous les cinq premiers rois, le Sénat eut la plus grande part à l’élection ». Sous leur règne, « le Sénat avait une grande autorité. Les rois prenaient souvent des sénateurs pour juger avec eux : ils ne portaient point d’affaire au peuple qu’elles n’eussent été délibérées dans le Sénat ». Avec les deux derniers rois, les choses se gâtent : Servius Tullius « se fit proclamer par le peuple » et « il porta directement au peuple toutes les affaires » ; quant à Tarquin, « il prit la couronne comme un droit héréditaire, il extermina la plupart des sénateurs ; il ne consulta plus ceux qui restaient ». Le régime républicain qui suit l’expulsion des Tarquins va redonner au Sénat un rôle capital.
3Montesquieu ne néglige pas le fait que le Sénat est constitué par des patriciens, qui ne représentent qu’une petite partie de la population romaine ; très vite la situation devient conflictuelle et le Sénat devra consentir d’importantes réformes qui diminuent, sans les supprimer, les privilèges de l’ordre dominant. Montesquieu rappelle ce qu’était le système des comices : centuriates, curiates, tributes. Lorsque le peuple était réuni par centuries, « les patriciens, les principaux, les gens riches, le Sénat, ce qui était à peu près la même chose, avaient presque toute l’autorité ». Or l’élection des magistrats, même lorsque la plèbe eut obtenu qu’ils pussent être choisis parmi elle, se faisait — à l’exception de celle des tribuns — selon le système centuriate.
4En 1719, un lord anglais, Stanhope, avait rédigé un mémoire qu’il adressa à Vertot, reconnu comme un bon spécialiste de l’histoire romaine : il demandait « quelle était la voie commune et régulière dans les quatre ou cinq premiers siècles de la République qui donnait entrée au Sénat ». Vertot répondit consciencieusement, montrant qu’à l’origine ce sont les rois qui choisissent les sénateurs, puis, après leur expulsion, les consuls, enfin les censeurs ; tous les patriciens ne peuvent devenir sénateurs ; puis l’habitude se prend de faire entrer au Sénat les magistrats sortis de charge ; et comme des plébéiens peuvent être magistrats, des plébéiens peuvent devenir sénateurs. Finalement se constitue un ordre sénatorial, qui suppose un certain niveau de fortune, supérieur à celui qui est nécessaire pour faire partie de l’ordre équestre. Signe de la corruption envahissante, la naissance ou le mérite n’ont plus rien à voir.
5Montesquieu ne se soucie guère de ces questions, mais dans un paragraphe des Romains (VIII), il énumère les moyens qu’utilisent respectivement le peuple et le Sénat dans leur lutte séculaire, le premier pour que « les lois [inclinent] vers la démocratie », le second pour défendre « les restes de son aristocratie » (EL, II, 3). « Le Sénat, écrit-il, se défendait par sa sagesse, sa justice, et l’amour qu’il inspirait pour la patrie, par ses bienfaits, et une sage disposition des trésors de la République » — tous les aspects positifs de cette peinture se trouvaient déjà chez Bossuet — « par le respect que le peuple avait pour la gloire des principales familles, et la vertu des grands personnages, par la religion même, les institutions anciennes » ; les traits qui suivent relèvent plutôt de la tactique politique, et sont moins honorables : « [par] la suppression des jours d’assemblée sous prétexte que les auspices n’avaient pas été favorables, par ses clients, par l’opposition d’un tribun à un autre » ; « par la création d’un dictateur » — Montesquieu écrit ailleurs : « le Sénat avait le pouvoir d’ôter, pour ainsi dire, la république des mains du peuple, par la création d’un dictateur, devant lequel le souverain baissait la tête et les lois les plus populaires restaient dans le silence » (EL, XI, 16) — « [par] les occupations d’une nouvelle guerre, ou les malheurs qui réunissaient tous les intérêts, enfin par une condescendance paternelle » — peut-être encore un souvenir de Bossuet — « à accorder au peuple une partie de ses demandes pour lui faire abandonner les autres, et cette maxime constante de préférer la conservation de la République aux prérogatives de quelque ordre, ou de quelque magistrature que ce fût » : ce dernier trait est évidemment un bel hommage au civisme du Sénat.
6Le Sénat romain n’a pas les attributions qu’on pourrait attendre d’une assemblée de quelque trois cents membres, celles par exemple d’une Chambre Haute. Mais il est, avec les magistrats et, pour une part, avec le peuple, détenteur du pouvoir exécutif. « La part que le Sénat prenait à la puissance exécutrice, dit-il encore, était si grande, que Polybe dit que les étrangers pensaient tous que Rome était une aristocratie ». Montesquieu illustre l’importance de son rôle par une énumération de ses attributions, qu’on peut détailler ainsi, en les répartissant par domaines :
a) financier : « le Sénat disposait des deniers publics et donnait les revenus à ferme » ;
b) politique : « il décidait de la guerre et de la paix, et dirigeait, à cet égard, les consuls » ;
c) militaire : « il fixait le nombre des troupes romaines et des troupes alliées, distribuait les provinces et les armées aux consuls ou aux préteurs ; et, l’an expiré, il pouvait leur donner un successeur ; il décernait les triomphes » ;
d) diplomatique : « il était l’arbitre des affaires des alliés [...] ; il recevait des ambassades et en envoyait ; il nommait les rois, les récompensait, les punissait, les jugeait, leur donnait ou leur faisait perdre le titre d’alliés du peuple romain ». En somme, le Sénat cumule les attributions qui seraient celles, aujourd’hui, à la fois d’un chef d’État, d’un ministre des finances, d’un ministre des armées, et surtout d’un ministre des affaires étrangères. C’est dire son importance et, dans les meilleurs temps de la République, le fait, quoi qu’en pense Montesquieu, qu’il n’y avait guère de contrepoids à son influence dans les affaires publiques.
7Le jugement que porte Montesquieu sur le Sénat paraît bien partagé : autant il exalte, sur le plan intérieur, la capacité de cette assemblée à bien gérer la République, autant il se montre extrêmement critique à l’égard de la politique extérieure menée par Rome sous l’impulsion du Sénat. En fait, s’il condamne sans équivoque la recherche de l’hégémonie qui caractérise le caractère romain, il n’est pas non plus un véritable admirateur d’institutions qui, comparées à la construction idéale tracée dans le chapitre sur la Constitution d’Angleterre, pèchent par maints côtés. Il a beau dire que « le gouvernement de Rome fut admirable en ce que depuis sa naissance sa Constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la force du Sénat, ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus de pouvoir y pût toujours être corrigé », il est obligé de reconnaître que la « corruption » (c’est le titre du chapitre X des Romains) s’introduisit dans les cœurs et mina les institutions : conséquence de l’accroissement indéfini des territoires sur lesquels Rome exerçait son autorité, de l’enrichissement qui s’ensuivait, la corruption eut elle-même pour conséquence la fin du bon fonctionnement du gouvernement. Montesquieu dénonce ainsi très nettement le « gouvernement des provinces romaines » : « ceux qu’on envoyait avaient une puissance qui réunissait celle de toutes les magistratures romaines ; que dis-je ? celle même du Sénat, celle même du peuple. C’étaient des magistrats despotiques [...] » (EL, XI, 19). Or beaucoup de ces magistrats despotiques étaient issus de l’ordre sénatorial. Fallait-il d’ailleurs que ces préteurs ou proconsuls fussent fort éloignés de Rome ? L’exemple de Verrès, gouverneur de Sicile et concussionnaire notoire, atteste le contraire. Et pour un Verrès sanctionné, d’ailleurs légèrement, combien demeurent impunis ! L’impuissance du Sénat, lorsque naissent les guerres civiles qui vont venir à bout de la République, est patente : il met tous ses espoirs en Pompée, parce que celui-ci « retournant à Rome maître d’opprimer la République, eut la modération de congédier ses armées avant que d’y entrer » ; après Pharsale, il n’est plus rien : « César de tout temps ennemi du Sénat ne put cacher le mépris qu’il conçut pour ce corps qui était devenu presque ridicule depuis qu’il n’avait plus de puissance » ; c’est bien parmi les sénateurs que se recrutent les conjurés des Ides de mars ; mais, le dictateur abattu, le Sénat est incapable d’agir. Auguste ménage adroitement le Sénat, mais gouverne en monarque. Plus tard, sous Tibère et les empereurs qui lui succèdent, le Sénat connaît un « avilissement » dont il ne se relèvera pas.
Bibliographie
Patrick Andrivet, « Rome enfin que je hais… » ? Une étude sur les différentes vues de Montesquieu concernant les anciens Romains, Orléans, Paradigme, « Modernités », 2012.