Patrick Andrivet
1C’est essentiellement dans le chapitre viii des Romains et dans les chapitres 12 à 19 du livre XI de L’Esprit des Lois que Montesquieu traite des magistratures romaines.
2« Magistratures » s’entend précisément au sens latin, plus large que de nos jours, de charges exercées par tout homme investi d’une autorité politique, administrative ou juridictionnelle ; la notion n’a véritablement de sens pour Montesquieu que pendant un peu moins de cinq siècles d’histoire romaine, la période républicaine.
3Montesquieu passe pour avoir été un grand admirateur des institutions républicaines de Rome, et par conséquent de ses magistratures. Il est vrai que certaines de ses formulations sont très élogieuses. Ainsi dans les Romains : « Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que, depuis sa naissance, sa Constitution se trouva telle, soit par l’esprit du peuple, la force du Sénat, ou l’autorité de certains magistrats, que tout abus de pouvoir y put toujours être corrigé » ; mais on remarque que Montesquieu ne parle pas isolément des magistratures et qu’il y associe le peuple et le Sénat. C’est que, dans les Romains, viii, il n’est question des magistratures qu’à propos des « divisions qui furent toujours dans la Ville » ; dans L’Esprit des lois (XI, 12-19), le propos de Montesquieu est d’étudier ce qu’il appelle « la distribution des trois pouvoirs » dans la République romaine.
4Aussi bien dans les Romains que dans L’Esprit des lois, Montesquieu relève qu’après l’expulsion des rois, les consuls ayant hérité de toutes leurs attributions, il n’y avait pas grand-chose de changé pour le peuple, d’autant que la noblesse monopolisait « toutes les magistratures ». L’origine des magistratures issues de la « décomposition » du Consulat est paradoxale : ce sont les « familles patriciennes » qui, « voulant [avant tout] empêcher le retour des rois », exacerbèrent dans le peuple le désir de la liberté, et, par là même, faisant « plus qu’[elles] ne voulurent », le poussèrent à « abaisser le Consulat ». Ainsi, d’aristocratique qu’elle était au lendemain de l’expulsion des Tarquins, la République romaine va incliner vers la démocratie.
5Montesquieu sait que l’accès des plébéiens à toutes les magistratures fut le résultat de luttes qui s’étendirent sur une très longue période, mais il a tendance à minimiser la difficulté qu’eut le peuple à obtenir sur ce point l’égalité avec l’ordre dominant.
6En un seul paragraphe (EL, XI, 14) Montesquieu détaille ce qu’il advint du consulat : « On décomposa le Consulat, et on en forma plusieurs magistratures. On créa des préteurs, à qui on donna la puissance de juger les affaires privées ; on nomma des questeurs pour faire juger les crimes publics, on établit des édiles à qui on donna la police ; on fit des trésoriers, qui eurent l’administration des deniers publics ; enfin, par la création des censeurs, on ôta aux consuls cette partie de la puissance législative qui règle les moeurs des citoyens, et la police momentanée des divers corps de l’État. Les principales prérogatives qui leur restèrent furent de présider aux grands États du peuple [en note : comitiis centuriatis], d’assembler le Sénat et de commander les armées ».
7Dans le même livre de L’Esprit des lois, au chapitre 18, Montesquieu analyse assez longuement ce que fut « la puissance de juger » dans la Rome républicaine. Jusqu’à la décision qu’il estime extrêmement malheureuse de transférer les jugements des sénateurs aux chevaliers, à l’initiative de Tiberius (en fait Caius) Gracchus, le fonctionnement de la justice lui paraît plutôt satisfaisant. Pour les affaires civiles, « chaque année le préteur formait une liste ou tableau de ceux qu’il choisissait pour faire la fonction de juges pendant l’année de sa magistrature ». Il semble également approuver une disposition de la Loi des Douze Tables qui stipule qu’à l’égard des crimes privés le peuple nomme « pour chaque crime, par une commission particulière, un questeur pour en faire la poursuite ». La population romaine s’accroissant, vers le milieu du IIe siècle, « quelques-unes de ces commissions furent rendues permanentes. On divisa peu à peu toutes les matières criminelles en diverses parties, qu’on appela des questions perpétuelles. On créa divers préteurs, et on attribua à chacun d’eux quelqu’une de ces questions. On leur donna, pour un an, la puissance de juger les crimes qui en dépendaient ».
8Parmi les magistratures créées après l’expulsion des rois, une a la faveur particulière de Montesquieu, c’est la censure. Comme l’indique leur nom, les censeurs « faisaient le dénombrement du peuple [...] ; ils corrigeaient les abus que la loi n’avait pas prévus, ou que le magistrat ordinaire ne pouvait pas punir [...] ; ils pouvaient chasser du Sénat qui ils voulaient, ôter à un chevalier le cheval qui lui était entretenu par le public [...] ; enfin ils jetaient les yeux sur la situation actuelle de la République, et distribuaient de manière le peuple dans ses diverses tribus que les tribuns et les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suffrages, et que le peuple ne pût pas abuser de son pouvoir » (Romains, VIII). Montesquieu admire aussi le fait que seuls de tous les magistrats romains, les censeurs n’eussent pas à rendre compte de leur conduite à leur sortie de charge (EL, V, 8).
9À propos du tribunat de la plèbe, mentionné ici et que les patriciens se virent obligés de créer au lendemain de la retraite du peuple sur le Mont Sacré, Montesquieu n’a pas la sévérité de Bossuet qui ne voit en eux que des « séditieux », mais il note que « par une maladie éternelle des hommes, les plébéiens qui avaient obtenu des tribuns pour les défendre, s’en servirent pour attaquer » (Romains, viii). Certes on corrigeait ainsi un « abus », mais « ce corps [des tribuns] » « eut d’abord des prétentions immenses » et Montesquieu, sur le ton du réquisitoire, se demande, dans « l’affaire de Coriolan » « quelle fut plus grande, ou dans les plébéiens, la lâche hardiesse de demander [à être les seuls juges], ou dans le Sénat, la condescendance et la facilité d’accorder ». À l’autre bout de l’histoire de la République, il reproche aussi aux tribuns, c’est-à-dire les Gracques comme on l’a vu, d’avoir privé « les sénateurs de la puissance de juger » : « il en résulta des maux infinis. On changea la constitution dans un temps où, dans le feu des discordes civiles, il y avait à peine une constitution ».
10L’ensemble des magistratures romaines à l’époque républicaine, avec l’évolution que connut chacune d’entre elles, est la preuve, aux yeux de Montesquieu, de la capacité du peuple et du Sénat à bâtir, puis, le cas échéant, à corriger la Constitution, au moins jusqu’à la crise gracquienne. D’autres facteurs viendront, on le sait, détruire ce bel édifice.
Bibliographie
Patrick Andrivet, « Rome enfin que je hais… » ? Une étude sur les différentes vues de Montesquieu concernant les anciens Romains, Orléans, Paradigme, 2012.