Législateur

Jean Goldzink

1Grande figure des Lumières, le législateur est sans doute le lecteur idéal de L’Esprit des lois, puisqu’il lui revient d’appliquer la « raison humaine » sous forme de lois civiles et politiques particulières, à même de fonder ou conserver au mieux la nature, le principe et l’esprit général d’une nation (I, 3). Mission grandiose et probablement aporétique.

2Le Mémoire sur les dettes de l’État (1715) prouve l’intérêt précoce de Montesquieu pour la législation dans ce qu’elle a de plus technique, mais aussi, selon ses termes, de « singulier et extraordinaire » lorsqu’elle déroute le préjugé ou la routine au profit de la raison inventive (OC, t. VIII, p. 64). Mais la monarchie française, une fois la Régence passée et le Club de l’Entresol fermé, n’était pas en état d’écouter les raisonnements brillants d’un Montesquieu. Il n’aura donc jamais, contrairement à Rousseau ou Locke, à jouer au législateur.

3La puissance fondatrice et la sagesse de celui-ci sont magnifiées d’emblée dans la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716). « Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique » alors que les autres peuples « firent l’État pour la religion » (OC, t. VIII, p. 83). Il manquait donc à Rome des « principes de morale ». Mais réformer la religion eût affaibli son autorité ; on établit de nouvelles lois, car « les institutions humaines peuvent bien changer, mais les divines doivent être immuables comme les dieux mêmes » (p. 84). Ridicule en soi, la superstition populaire des Romains fut organisée sciemment pour abuser un peuple violent, sans tromper les sénateurs. Primauté du politique, nécessité de règles morales, prudence réformatrice, prise en compte des ordres de lois et de la diversité des forces sociales, prééminence du génie propre à un peuple, rationalité supérieure cachée sous l’apparente déraison, constance des principes : que de thèmes fondamentaux de la réflexion de Montesquieu dans ces premières pages admiratives sur les législateurs romains !

Le législateur au miroir du roman

4Où trouver une image de législateur dans les Lettres persanes ? On songe évidemment d’abord à Usbek, maître d’un sérail où il entend bien faire exécuter « aveuglément » les « lois de la pudeur et de la modestie » (LP, [‣]). L’absence du maître, en aggravant la guerre des femmes et des eunuques, débouche sur un désordre qui appelle la fureur répressive et un parallèle avec l’état de la France ravagée par les réformes de Law (LP, [‣]). En fait, que peut-on reprocher à Usbek ? Il s’absente pour sauver sa vie et il n’est pas en son pouvoir, l’eût-il voulu, de réformer les lois du sérail, institution centrale de l’Orient, dont L’Esprit des lois dévoilera, au rebours des Lettres persanes, la fonction moralisatrice au sein des sociétés despotiques (EL, XVI). Mais l’auteur de la lettre [‣] (« Avantages de la douceur et inconvénients de la sévérité des lois ») est incapable de se conduire en législateur lucide et modéré, tant le sérail, par sa nature, déchaîne ses passions les plus furieuses, au point de risquer sa tête pour punir des femmes qu’il ne désire pas et des esclaves qu’il abhorre.

5Reste que cette violence est conforme aux lois de son pays et même, apparemment, aux préceptes religieux. En proclamant qu’elle a, de son propre chef, « réformé » les lois d’Usbek et de son « affreux sérail » « sur celles de la nature » (LP, [‣]), Roxane soulève sans le résoudre ni même le justifier un immense problème, laissé en suspens : un particulier peut-il faire fi des lois, violer les serments et les devoirs, faire de son plaisir (l’adultère) une suprême « vertu » ? Le conflit d’interprétation sur la législation du sérail, surgi avec la dernière lettre, est une aporie. Car il serait un peu naïf de croire, sur la foi de nos préjugés, que Montesquieu fait avec Roxane l’apologie de la révolte contre les lois au nom du désir ! En somme, la fable du sérail, à lire les Lettres persanes sans anticiper sur L’Esprit des lois, confirmerait assez ce jugement d’Usbek : « La plupart des législateurs ont été des hommes bornés, que le hasard a mis à la tête des autres, et qui n’ont presque consulté que leurs préjugés et leurs fantaisies. […] ils se sont amusés à faire des institutions puériles […] ». Mais il ajoute aussi, au nom de l’auteur : « Quelles que soient les lois, il faut toujours les suivre et les regarder comme la conscience publique, à laquelle celle des particuliers doit se conformer toujours » (LP, [‣]).

6Si les fureurs conjointes d’Usbek et Roxane, nouées par le sérail, renvoient à la nature même du despotisme, Law incarne, sur le versant occidental du livre, un thème majeur de la réflexion sur le législateur, qui peut se réclamer de Machiavel et Montaigne – les dangers de la concupiscence réformatrice : « Il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante » (LP, [‣]). Avec Law, comme avec Richelieu, vient au contraire le temps « des remèdes violents », des « nouveaux projets », des « systèmes nouveaux » « que de grands génies travaillent nuit et jour […] dans le fond d’un cabinet impénétrable », au risque de défaire la France (LP, [‣]). Cependant, Montesquieu juge favorablement, dans la même lettre, d’une forte et brève innovation, la polysynodie (1715-1718), censée modérer l’absolutisme royal au profit de la noblesse. La haine des réformes n’est donc pas absolument indépendante de leur contenu, presque toujours favorable à l’extension insidieuse, mais continue, du pouvoir monarchique et ministériel. Mais incontestablement, il n’est de bon législateur que sobre, circonspect, précautionneux, attaché à conserver plutôt qu’à innover. Parfois nécessaire, la réforme est d’abord une marque du temps qui sape et corrompt. Pour preuve l’apologue des Troglodytes, saisis par les révolutions (Lettres [‣] à [‣]) et les vigoureuses sorties, dans les notes personnelles de l’écrivain, contre les ministres qui font le lit du despotisme. Bien entendu, ce jugement ne vaut pas pour les législateurs-fondateurs, les Solon, Lycurgue et autres bâtisseurs de peuples entrés dans l’immortalité. On ne saurait cependant dire que la lettre [‣] sur la Russie laisse transpirer, à propos du tsar qui veut « tout changer », le même enthousiasme civilisateur que Voltaire, dix ans plus tard, dans son Histoire de Charles XII.

Le législateur devant l’esprit des lois

7Le législateur ne travaille pas en Utopie, mais sur des hommes déterminés qui forment des collectivités animées par des penchants distincts. Il est par conséquent exclu de définir un gouvernement idéal, fondé sur une raison à vocation universelle, sur une nature uniforme ou originelle (par exemple, la famille et le pouvoir paternel, exaltés par certains comme modèle monarchique naturel du pouvoir politique). Ainsi, « le gouvernement le plus conforme à la nature est celui dont la disposition particulière se rapporte mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi » (EL, I, 3). Pas plus qu’il n’y a un gouvernement plus naturel qu’un autre, auquel la raison législatrice devrait se plier, elle ne doit songer à imiter ou à s’exporter : les lois « doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre » (EL, I, 3). En effet, la particularité d’un peuple est composée par tous les rapports connexés qu’examine L’Esprit des lois et que résume le chapitre 3 du livre I. Il est donc absurde de prétendre bouleverser le gouvernement établi, de se complaire à le haïr, « car, comme il est impossible d’en changer, sans changer de manières et de mœurs, je ne conçois pas, vu l’extrême brièveté de la vie, de quelle utilité il serait pour les hommes de quitter à tous les égards le pli qu’ils ont pris. » (Pensées, n° 934). Pli si fort que les Anglais ont bien dû, après Cromwell et la république, retrouver aussitôt la pente monarchique. Comme tout se tient, il est aussi malavisé et à vrai dire tyrannique de prétendre exporter une religion qu’un mode de gouvernement (EL, XXIV, 25-26). On peut par conséquent avancer cette loi, qu’il n’y a « guère que les religions intolérantes qui aient un grand zèle pour s’établir ailleurs » (EL, XXV, 10). Et donc proposer au législateur « le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un État une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir; quand elle est établie, il faut la tolérer » (ibid.). Propos impeccablement conforme à la logique fondatrice de L’Esprit des lois, mais peu agréable aux oreilles cléricales et d’une actualité toujours brûlante sous la nouvelle religion des droits de l’homme appuyés par les armes.

8Le devoir de prudence et de modération du législateur tient à la logique même de la loi-rapport, essence de l’esprit des lois. C’est précisément cette primauté de la réalité et de sa logique immanente qui déconcertera violemment Condorcet, dans ses Observations sur le livre XXIX, ainsi que Destutt de Tracy, tous deux attachés, en disciples émancipés de Voltaire, Turgot et Rousseau, à définir la loi comme une norme universelle émanant de la raison raisonnante enfin consciente d’elle-même au terme de sa traversée de l’Histoire.

Les paradoxes du législateur

9En conclure que le législateur se doit de respecter l’ordre connexé et toujours intelligible des choses serait cependant un lourd contresens, constamment démenti dans L’Esprit des lois. Il suffit pour s’en convaincre de se reporter à l’article « Législateurs » de la Table analytique des matières : « Comment doivent ramener les esprits d’un peuple que des peines trop rigoureuses ont rendu atroce, VI, 13 », « Belle règle qu’ils doivent suivre, XV, 16 », « De quel esprit doivent être animés, XXIX, 1 », etc. Si le souci de comprendre peut faire de Montesquieu le grand précurseur de l’esprit sociologique, il ne saurait occulter la pente prescriptive et correctrice de L’Esprit des lois, incarnée dans la figure du sage législateur qui trouve son modèle idéal en Solon (XIX, 21). Le bon législateur ne se plie pas à la force des choses, il se doit de la connaître pour mieux en surmonter les vices. D’où ce paradoxe : « les peuples de ces climats [chauds] ont plus besoin d’un législateur sage que les peuples du nôtre », afin d’être conduits « par la raison » et non par « des préjugés » (XIV, 3). « Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales les en doivent éloigner », comme firent « les législateurs de la Chine », à l’inverse de « Foë, législateur des Indes », dont « la doctrine, née de la paresse du climat, […] a causé mille maux » (XIV, 5). Ce « système de métaphysique » indien obéit bien à une forte raison naturelle que la raison législatrice se doit de combattre. De même, quand « la puissance physique de certains climats viole la loi naturelle des deux sexes et celle des êtres intelligents, c’est au législateur à faire des lois civiles qui forcent la nature du climat et rétablissent les lois primitives » (XVI, 12).

10Est-ce à dire alors que le législateur se trouve finalement investi d’une mission grandiose qui serait de lutter contre le despotisme oriental, défini pourtant comme un régime sans lois ni règles, conduit par des ministres sans lumières, entièrement voué à la peur, à la violence, à la passivité ? On peut en douter : « C’est une maxime capitale, qu’il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l’État despotique; rien ne serait plus promptement suivi d’une révolution. C’est que dans ces États, il n’y a point de lois, pour ainsi dire; il n’y a que des mœurs et des manières ; et, si vous renversez cela, vous renversez tout » (XIX, 12). Or les lois sont « des institutions particulières et précises du législateur; et les mœurs et les manières, des institutions de la nation en général » (XIX, 14). Un prince despotique qui voudrait changer les mœurs et les manières se tromperait doublement, et sur la nature du despotisme, et sur « les moyens naturels » d’un tel changement qui consistent à réformer « par les lois ce qui est établi par les lois, et […] par les manières ce qui est établi par les manières » (ibid.). Pierre le Grand a commis cette erreur, de vouloir changer les manières par des lois assortie de peines sévères et proprement tyranniques, au lieu de procéder par la douceur de l’exemple, en favorisant les manières nouvelles contre les anciennes.

11Mais n’a-t-il pas eu tort de vouloir policer sa nation en violant apparemment la « maxime capitale » établie en XIX, 12, qui interdit de toucher aux mœurs et manières d’un État despotique ? Montesquieu se défend d’une telle contradiction. La « facilité de ces changements » moscovites témoigne d’abord de l’inutilité de la brutale méthode utilisée et prouve ensuite le caractère en somme factice, ou second, du despotisme russe : « ce qui rendit le changement plus aisé, c’est que les mœurs d’alors [antérieures à la réforme] étaient étrangères au climat, et y avaient été apportées par le mélange des nations et par les conquêtes [tartares] ». Il donna en fait « les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe », mais par des procédés despotiques de type asiatique, contraires au climat russe. Extraordinaire exemple d’un législateur qui réussit tout en se trompant sur tout : sur la nature de ses peuples qui, malgré ses dires, « n’étaient pas des bêtes », sur la méthode, sur le sens de son succès (XIX, 14) ! L’exemple russe, malgré de fortes apparences, prouve d'une part que le véritable despotisme échappe à la prise du législateur et que, d'autre part, « l’empire du climat est le premier de tous les empires » (ibid.), enfin que le législateur ne doit pas s’abandonner au vertige qui peut le guetter, celui de la toute-puissance : « la loi n’est pas un pur acte de puissance » (ibid.), apte à tout prendre sous son glaive. « Il y a deux sortes de tyrannie : une réelle qui consiste dans la violence du gouvernement, et une d’opinion qui se fait sentir lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la manière de penser d’une nation » (XIX, 3). De ce point de vue, incontestablement, Montesquieu peut être invoqué par les adversaires de la mondialisation ou de l’uniformisation à marche forcée.

« Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur » (XXIX, 1).