Bertrand Binoche
1L’histoire même du Commentaire sur “L’Esprit des lois” » est très embrouillée. Tracy (1754-1836) le rédige vers 1806-1807 entre deux chapitres du Traité de la volonté et de ses effets dont la première partie paraîtra en 1815. Certainement soucieux de contourner la censure impériale et grand admirateur de Jefferson, il adresse son manuscrit à celui-ci, qui le juge très favorablement et œuvre à sa traduction et à sa publication en 1811 à Philadelphie (Chinard, 1925, p. 67 et 85-86). Une traduction en français de cette traduction paraît alors, sans nom d’auteur, à Liège en 1817, et se voit réimprimée à Paris chez Delauney, toujours anonyme, en 1819. La même année, Tracy prend l’initiative d’une nouvelle édition, officielle cette fois, à Paris toujours, chez Desoer ; mais il s’agit en réalité de la même traduction qui a simplement fait l’objet d’ajustements mineurs, principalement dans les notes. Rencontrant un succès certain du côté républicain, l’ouvrage connaît une septième édition en 1828 (Welch, 1984, p. 156). Quant au manuscrit, il a été conservé à la bibliothèque Tracy W. McGregor de l’université de Virginie (Kennedy, 1978, p.168, note 6).
2L’entreprise de Tracy a sans doute des enjeux politiques immédiats — contre une certaine utilisation monarchiste de Montesquieu, contre l’autoritarisme napoléonien... — mais il s’agit avant tout de prendre appui sur L’Esprit des lois pour élaborer quelque chose comme un jusnaturalisme enfin scientifique, susceptible de stabiliser durablement les acquis de la Révolution. La vraie « science sociale », en tant que science, doit savoir s’en tenir aux faits, comme l’avait ambitionné Montesquieu, et en finir avec les abstractions bavardes et périlleuses d’un « contractualisme » qui attribue arbitrairement des droits à un sujet fictif, au pire sens du terme, l’homme de l’état de nature : « Je ne veux, à l’exemple de Montesquieu, que dire ce qui est [...] » (éd. Desoer, 1822, p. 10). Mais cela ne doit pas induire en erreur : les faits dont il s’agit, ce ne sont pas ceux « ou minutieux, ou problématiques, ou mal circonstanciés, que Montesquieu va chercher dans les auteurs les plus suspects, ou dans les pays les moins connus, pour les faire servir de preuves à ses principes ou à ses raisonnements », et cela « dans une multitude de petits chapitres décousus » (ibid., p. 111 et 194). Non, la longue chevelure des rois francs n’a aucun intérêt et il convient de s’en tenir aux seuls faits probants pour les enchâsser dans un argumentaire essentiellement continu : « [...] ce n’est pas l’abondance des idées qui est à rechercher, mais leur sévère enchaînement et leur suite non interrompue et sans lacunes » (Traité de la volonté, I, 7, rééd. Fayard, 1994, p. 209).
3Bref, Montesquieu n’a échappé aux principes gratuits du jusnaturalisme que pour se perdre dans l’érudition sans principes des antiquaires. C’est cette alternative qu’il faut dépasser en revenant aux faits premiers, ceux de la physiologie : « Car toute philosophie ayant pour objet la connaissance de l’homme doit s’appuyer sur les faits constants que nous devons à l’étude de la physiologie » (ibid., II, 11, p. 395) ; et, à partir de là, doit devenir possible la détermination du meilleur gouvernement « uniquement fondé sur la nature et la raison » (Commentaire, p. 40). Rien ne montre mieux comment Tracy rate la question propre à Montesquieu, que l’on pourrait appeler la question de l’institution circonstanciée : en fonction de quelles lois, c’est-à-dire de quels rapports nécessaires, les hommes ont-ils de facto inventé les lois, c’est-à-dire les règles, si diverses qui leur tiennent lieu des rapports naturels d’équité auxquels ils n’ont pas su (ou pas pu) demeurer assujettis ? Et Tracy passe complètement à côté de cette interrogation parce qu’il réactive celle de Hobbes, ou de l'obéissance légitime : non pas « pourquoi a-t-on institué telle règle ? », mais « qui doit obéir à qui ? ». De fait, le meilleur régime est bien celui dont la configuration des pouvoirs est telle qu’on ne pourra y trouver « aucun cas où chaque citoyen ne sache pas à qui il doit obéir » (p. 184). Et alors, L’Esprit des lois ne peut plus apparaître, en effet, que comme une digression perpétuelle.
4Cela se comprend : si la question prioritaire est celle de l’obéissance due, il faut bien retrouver la loi comme « commandement » légitime et Montesquieu n’a pu que s’égarer d’emblée en cherchant son point de départ dans les « rapports nécessaires ». Au sens propre, la loi est bien « une règle prescrite à nos actions par une autorité que nous regardons comme ayant le droit de faire cette règle », et c’est seulement au sens figuré que l’on parle des « lois de la nature », comme si celle-ci avait ordonné que les choses se passent comme elles se passent (p. 1-2). L’homme ayant une certaine nature, c’est-à-dire obéissant naturellement aux lois de la physiologie, on peut et l’on doit en déduire les justes lois positives. Leur véritable « esprit » se trouve alors dans la justesse de cette déduction ou, si l’on préfère, dans la conformité des lois positives à la vraie nature de l’homme (p. 5).
5Tout le Commentaire résulte donc d’une torsion de principe et c’est pourquoi il se présente, bon gré mal gré, sous la forme d’un compromis. Tracy entend certes démarquer fermement le « traité », qui va déductivement du connu à l’inconnu, d’avec le « commentaire », qui n’aurait d’autre prétention que de suivre pas à pas, humblement, l’ouvrage de Montesquieu pour y trier le bon grain de l’ivraie avec la seule caution des « faits » (ibid., Réflexions préliminaires). En réalité, il en va tout autrement ; il ne s’agit pas seulement de rendre les raisons, mais bien aussi de justifier (EL, XVI, 4) — de montrer quelles lois sont absolument justes car justement inférées de la nature authentique de l’homme. Et cela engage une recomposition d’ensemble de L’Esprit des lois qui avance pour gages les deux grandes découvertes qui auraient eu lieu depuis lors : celle du gouvernement représentatif pur (p. 20) et celle de l’économie politique (Traité, I, 9, p. 280, note 1). De ce fait, il faut distinguer soigneusement une première partie (livres I-XII), consacrée à la formation et à la distribution des pouvoirs, d’avec une seconde partie (livres XIII-XXXI) ayant pour objet la formation et la distribution des richesses (Commentaire, p. 197 et 355). Pour autant que l’homme est un être essentiellement animé par la recherche du bonheur, on doit même subordonner le premier problème, celui de l’obéissance légitime, au second, celui de la jouissance optimale : « Car, on ne saurait trop le redire, la liberté, c’est le bonheur ; la science économique est une partie considérable de la science sociale ; elle en est même le but, puisque l’on ne désire que la société soit bien organisée, qu’afin que les jouissances [...] y soient plus multipliées, plus complètes, plus paisibles » (ibid., p. 253).
6Deux concepts s’imposent alors comme majeurs, que Montesquieu avait largement ignorés : la souveraineté et le travail. C’est, en effet, seulement si l’on respecte le « principe de la souveraineté nationale » que l’on pourra permettre à chacun de développer au mieux ses facultés productives. Naturellement, il en résulte aussitôt que la classification des régimes proposée par Montesquieu est inadéquate. À la tripartition république/ monarchie/ despotisme, Tracy substitue le couple national/ spécial. Les gouvernements « nationaux », comme leur nom l’indique, reposent sur « le principe que tous les droits et tous les pouvoirs appartiennent au corps entier de la nation » ; les gouvernements « spéciaux » sont tous les autres, tous ceux « où l’on reconnaît d’autres sources légitimes de droits et de pouvoirs que la volonté générale » (p. 10-12). C’est dire, comme le pseudo-Helvétius, quoique Tracy s’en défende, qu’il n’existe que deux espèces de gouvernements, « les bons et les mauvais » (Correspondance, dans Montesquieu, Œuvres complètes, André Masson dir., t. III, 1955, p. 1105 ; Commentaire, p. 9). Et c’est aussi revenir à Aristote puisque chaque gouvernement se dédouble, selon qu’il est ou non fondé sur la volonté générale, en une forme légitime (nationale) et une forme pervertie (spéciale) : une monarchie, par exemple, peut respecter ou non le principe de la souveraineté nationale.
7En tout cas, ce n’est pas la monarchie anglaise qui le respectera au mieux et Tracy lui adresse trois grands griefs : primo, elle admet un monarque héréditaire ; secundo, elle remet une partie du pouvoir législatif dans les mains d’une aristocratie héréditaire ; tertio, elle est corrompue, le pouvoir exécutif du roi ayant en réalité assujetti les autres (ibid., XI, 1). C’est là une critique que Jefferson appréciera particulièrement dans son combat contre les partisans américains d’un régime à l’anglaise (Chinard, 1925, p. 58). Beaucoup plus réservée, en revanche, sera sa réaction à la description proposée ensuite par Tracy du meilleur gouvernement et qui prescrit une assemblée législative unique, un pouvoir exécutif pluriel et, pour régler l’action de ces deux forces, un « corps conservateur » — sorte de clef de voûte dont le principe même nie les vertus de l’équilibre, c’est-à-dire d’une régulation purement immanente des instances constitutionnelles (EL, XI, 6 ; Robert Derathé éd., Paris, Classiques Garnier, 1973, t. I, p. 177 ; Commentaire, XI, 2).
8La grande maxime de l’économie politique se formule comme suit : « le commerce est toute la société, comme le travail est toute la richesse » (Commentaire, p. 287). Le commerce est toute la société parce que celle-ci se définit comme une trame continue d’échanges — et cela revient bien sûr à dire que la religion se présente a contrario comme une affaire strictement privée, qu’elle ne contribue donc plus en rien au lien social (p. 351-352). Pour intensifier celui-ci, il faudra par conséquent favoriser le commerce au sens le plus large du terme, mais d’abord le commerce intérieur, scandaleusement négligé par Montesquieu, et auquel le commerce extérieur, qui lui est homogène, est un simple adjuvant (p. 309). Cela dit, le commerçant procède à un changement de lieu comme le manufacturier à un changement de forme et l’agriculteur à un changement de nature (p. 295-296) : tous trois sont également « producteurs d’utilité » et la classe véritablement stérile, c’est celle des propriétaire oisifs (Traité, I, 2, p. 128). Si le travail est toute la richesse, c’est donc parce que, producteur d’utilité, il accroît la somme globale de jouissances qu’il s’agit alors de répartir à peu près équitablement. Et le véritable esprit des lois n’a décidément plus grand-chose à voir avec celui de Montesquieu.
Bibliographie
Textes
Destutt de Tracy, Commentaire sur "L’Esprit des lois" de Montesquieu, Paris, Delauney, 1819 (reprint université de Caen, 1992) ; Paris, Desoer, 1819 (reprint Genève, Slatkine, 1970) ; rééd. Paris, Desoer, 1822 http://books.google.fr/books?hl=fr&id=RUVPAAAAcAAJ
Destutt de Tracy, Traité de la volonté et de ses effets (1815), Paris, Fayard, 1994.
Études
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— (seconde) Recension du Commentaire, Le Censeur européen, 17 septembre 1819, p. 3 ; rééd. Corpus, revue de philosophie 26-27 (1994), p. 149-156.
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Bertrand Binoche, La Raison sans l'Histoire, Paris, PUF, 2007, chap. iv.