Despotisme

Bertrand Binoche

1La nature du despotisme, c’est la monarchie sans la légalité : « […] un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (EL, II, 1). Son principe est la passion même qui contraignait chacun, telle une bête, dans l’état de nature, à fuir autrui, id est la crainte (III, 9), une crainte d’autant plus terrible qu’elle a pour objet une force dont on ne peut jamais anticiper le point d’impact : « [...] et quant à l’enchaînement des événements, ils [des esprits ignorants, orgueilleux et prévenus] ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même » (V, 14). Le despotisme apparaît ainsi comme une politique de sauvages (V, 13), l’institution d’un monde essentiellement imprévisible où l’on retrouve à l’envers le principe des gouvernements dits modérés, soit la liberté politique, « cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté » (XI, 6). Et ce monde-là a toujours exercé sur les lecteurs de Montesquieu un pouvoir ambigu de fascination : faute de meilleur gouvernement, il est le pire, et l’on ne peut qu’en éprouver une horreur qui n’a jamais fini de s’indigner ; mais régime placé sous le double signe de la jouissance et du secret, l’on ne peut qu’y escompter l’accomplissement des plus voluptueuses perversions qu’on n’en aura jamais fini d’imaginer — Sade, en effet, n’en finira pas.

I. La constitution du concept

2Il faut d’abord admettre que Montesquieu inventa le concept de « despotisme ». Le tyran grec était celui qui, transférant dans la Cité un mode de pouvoir naturellement « domestique », traitait ses concitoyens comme les esclaves que, par définition, ils n’étaient pas. Et Platon en déduisait logiquement qu’un tel régime, dont les Perses donnaient déjà fort bien l’exemple, ne pouvait pas être dit, à proprement parler, « politique » (Lois, 697c et 712e-713a) ; le despotisme était alors seulement la perversion qui tenait ordinairement lieu de politique chez les Barbares. Or Montesquieu retiendra sans doute certains traits du tyran, entièrement asservi à Éros qu’il ne pouvait satisfaire que dans la dissimulation et la peur (République, 574e, 579bc) : abruti de débauches, le despote sera lui aussi « le premier prisonnier du palais » (EL, V, 14). Mais l’essentiel est ailleurs : authentique mode de gouvernement, le despotisme renvoie à un ordre véritable où l’abus de pouvoir, institutionnalisé, ne peut plus de ce fait se penser comme un simple « abus » ; il renvoie à une économie spécifique de l’autorité qui se définit par des lois tout à fait contraignantes. C’est pourquoi si la psychologie du tyran faisait la tyrannie, ce sont les rapports nécessaires caractérisant le despotisme qui font le despote. Et si le tyran était un démagogue dont la menace était étroitement liée à la démocratie, le despote ne peut jamais être que le « nouveau » despote dans des États où le peuple, définitivement hébété, n’a jamais son mot à dire : « une nation libre peut avoir un libérateur ; une nation subjuguée ne peut avoir qu’un autre oppresseur » (XIX, 27). Si l’on ne peut jamais prédire ce que va vouloir le despote en titre, ni quel sera son successeur, ni quand il le sera, on peut donc, à coup sûr, prédire que ce sera à son tour un despote.Cette figure inédite, on aurait tout aussi tort de croire que Montesquieu l’a trouvée dans les fameux récits de voyage en Orient de la seconde moitié du siècle précédent dont il argue la caution, à commencer par ceux de Chardin, Rycaut ou Bernier. On cherchera en effet en vain chez ceux-ci le terme même de « despotisme », et quand ils utilisent celui de « despote », ce n’est encore que pour désigner ce que le Dictionnaire de Furetière définissait en 1690 comme un « titre d’honneur et qualité qu’on donne aux princes de Valachie, et à quelques autres voisins », c’est-à-dire une simple dignité ottomane. Ce qu’ils évoquent, c’est autre chose que Chardin appelle « pouvoir despotique et arbitraire ». Un tel pouvoir est certainement tout à fait absolu et donc despotique en tant que les sujets y sont esclaves, c’est-à-dire dépourvus de tout moyen juridique de résistance ; il est par conséquent aussi arbitraire puisque le souverain n’y reconnaît aucune loi. Mais cela ne suffit pas à en faire un pouvoir tyrannique car l’arbitre, absolument souverain, peut user au mieux de ses formidables prérogatives pour récompenser et punir sans délais ceux qui le méritent, sans qu’aucun imperium in imperio ne puisse prétendre l’en empêcher à des fins égoïstes de corps. Le pouvoir despotique et arbitraire peut aussi bien être celui de la raison que du caprice. Pour l’identifier au despotisme proprement dit, Montesquieu ne devra retenir que la seconde possibilité, c’est-à-dire nier les avantages du pouvoir absolu. Et c’est pourquoi il se trouve conduit à faire un usage très sélectif des récits de voyage, écartant ou déformant ce qui ne lui convient pas afin d’élaborer, des gouvernements orientaux, par touches successives, une image univoque, purement négative, où apparaissent comme accomplies les potentialités les plus inquiétantes de l’absolutisme français — ou plus précisément d’une monarchie que Montesquieu perçoit comme devenant « absolue » (Thireau, 1997).Cela ne signifie pas que l’Orient soit un simple décor : aux yeux de Montesquieu, le despotisme est sans doute réellement oriental et c’est en quoi le despote échappe au péché originel — il est moins méchant qu’indolent et moins vicieux qu’impuissant (Larrère, 1999, p. 86). Mais cela signifie que, de fait, c’est dans la littérature française d’opposition que Montesquieu a pu trouver le terme de « despotisme » dont la première occurrence politique connue figure dans les Réponses aux questions d’un provincial de Bayle (Koebner, 1951, p. 300). Il désigne alors polémiquement l’usage abusif (tyrannique) du pouvoir royal dans la dénonciation duquel se retrouvent des forces politiques fort peu homogènes : les objectifs de Fénelon ne sont assurément pas ceux de Bayle. Et sans doute est-ce là le propre d’une rhétorique d’opposants que d’avancer des qualifications, ou plutôt des disqualifications, dont l’unité demeure strictement négative : si beaucoup sont d’accord pour « modérer » l’exercice du pouvoir monarchique, ils ne s’accordent pas pour autant sur la façon de le modérer.C’est pourquoi l’on peut dire que si Montesquieu n’inventa pas le signifiant « despotisme », il en inventa bien le concept, et cela signifie deux choses. D’abord que le despotisme devient, dans L’Esprit des lois, un véritable objet théorique qu’il s’agit d’étudier avec soin : on peut et on doit se demander ce qu’en lui-même il est, au lieu de le réduire au seul excès de la monarchie. Ensuite, il faut dire que ce pire gouvernement, équivoque a contrario en ce qu’il justifie à l’envers tous les régimes « modérés » qu'on veut, devient le générateur d’un mode argumentatif remarquable qui consiste en la juxtaposition méthodique de toutes les institutions susceptibles de freiner le despotisme virtuel des gouvernements européens (la banque, les Églises, les droits seigneuriaux, la vénalité des offices, etc.). Contre le despotisme, Montesquieu n’entreprend pas de légitimer un droit quelconque de résistance, il recense des points empiriques de résistance. Et il élabore ainsi quelque chose comme une « politique négative » : non pas une dévaluation de l’État au profit de la société civile — c’est là une opposition qu’il ignore —, mais une évaluation de tous les pouvoirs susceptibles d’interdire le despotisme, alors même qu’ils seraient parfaitement incompatibles entre eux. Une politique de la coalition.

II. L’économie du pouvoir despotique

3Prétendre que le despotisme constitue en soi un régime à part entière implique que l’on soit en mesure d’exhiber sa positivité ou, si l’on préfère, ses lois, à condition de distinguer ici les génitifs objectif et subjectif : il y a les rapports nécessaires qui organisent le régime despotique et en font l’objet d’une analyse rationnelle ; et il y a le problème du statut des règles juridiques dans un gouvernement dont la nature se définit par leur absence.Si le despotisme est rationalisable, c’est d’abord parce qu’il obéit à un principe simple, à savoir l’impératif de jouissance auquel tout doit se trouver sacrifié, ce qui explique que le sérail soit sa vérité et que toute frontière entre les sphères publique et privée soit ici effacée : « Tout se réduit à concilier le gouvernement politique et civil avec le gouvernement domestique, les officiers de l’État avec ceux du sérail » (EL, V, 14 ; cf. Krause, 2001, p. 240). De cet impératif découlent nécessairement deux processus inverses et complémentaires (Grosrichard, 1979, p. 91-106). En premier lieu, le mouvement centripète des richesses : « La monarchie se perd, lorsque le prince, rapportant tout uniquement à lui, appelle l’État à sa capitale, la capitale à sa cour, et la cour à sa seule personne » (EL, VIII, 6 [texte de l’édition posthume de 1758 : toutes les autres éditions donnent « la capitale à la cour »]). En second lieu, le mouvement centrifuge de l’autorité : pour décharger tout à loisir, le despote doit forcément se décharger de l’exercice du pouvoir et c’est en ce sens que « l’établissement d’un vizir est, dans cet État, une loi fondamentale » (II, 5). Cela signifie que, du prince au plus petit fonctionnaire, chacun se défait du pouvoir tout entier, de telle sorte que celui-ci s’écrase comme en chute libre sur les sujets esclaves au lieu que, dans les gouvernements modérés, sous une forme ou une autre, des médiations amortissent son transfert : « Dans le gouvernement despotique, le pouvoir passe tout entier dans les mains de celui à qui on le confie. Le vizir est le despote lui-même ; et chaque officier particulier est le vizir » (V, 16). Le despote n’est plus alors qu’une fonction, une autorité au nom de laquelle on gouverne, mais qui ne gouverne jamais par elle-même : « Il est caché, et l’on ignore l’état où il se trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans ces pays qu’ils n’ont besoin que d’un nom qui les gouverne » (V, 14).En un autre sens, dépourvu de toute règle juridique en général, le despotisme est dépourvu de lois fondamentales en particulier, c’est-à-dire de principes constitutionnels : « Dans les États où il n’y a point de lois fondamentales, la succession à l’empire ne saurait être fixe » (V, 14). De là résulte que les seules contraintes stables qui subsistent sont nécessairement infra-juridiques : « C’est que dans ces États, il n’y a point de lois, pour ainsi dire ; il n’y a que des mœurs et des manières ; et si vous renversez cela, vous renversez tout » (XIX, 12). Cela ne signifie pas qu’en valeur absolue, il y ait plus de mœurs que dans les régimes modérés, au contraire : « La plupart des peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs », par opposition à ceux des trois autres parties du monde (VIII, 8). Cela signifie que, proportionnellement, les mœurs y sont plus consistantes que les lois. Elles lestent le despotisme. Pourtant, Montesquieu présente parfois aussi celui-ci, dans des textes dont la postérité sera considérable (et notamment XXIX, 18), comme le gouvernement de l’uniformisation par les lois : il s’agit alors, sur l’ensemble du territoire, d’homogénéiser les pratiques dans l’indifférence aux coutumes. Mais ce n’est pas contradictoire pour autant que ceci amorce cela. La simplification des lois, en effet, c’est le commencement de leur disparition : « Aussi lorsqu’un homme se rend plus absolu […], songe-t-il d’abord à simplifier les lois. On commence, dans cet État, à être plus frappé des inconvénients particuliers que de la liberté des sujets dont on ne se soucie point du tout » (VI, 2). Et c’est avec beaucoup de conséquence que Montesquieu justifie a contrario la complexité et la lenteur du droit : « [...] les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté » (VI, 2). Si l’on veut la justice, il faut y mettre les formes au lieu de sottement chercher à « faire simple ». Pourtant encore, Montesquieu semble parfois aller plus loin en désignant le despotisme comme un régime où, loin d’abolir la loi, on ne gouverne que par elle : ainsi sont-ce les lois qui « tyrannisent le Japon » (XIX, 4), c’est-à-dire précisément la nation où le despotisme, parvenu à son comble, « est devenu plus cruel que lui-même » (VI, 13). Mais cela ne signifie pas que le despotisme légifère à tout vent, que la loi y code tout comportement ; cela signifie que le pouvoir ne s’y exerce que par des lois pénales, simples et atroces, c’est-à-dire par les supplices. De telles lois sont doublement arbitraires : d’une part, parce qu’elles fixent des peines disproportionnées aux crimes (XII, 4) et, d’autre part, parce que leur application ne tient aucun compte des formalités requises pour un jugement équitable — c’est bien pourquoi la justice y est si rapide (VI, 2).Le despotisme apparaît alors comme le régime de la répression pure, sauvage, où quelques mœurs résiduelles assurent une stabilité dérisoire. Et il faut bien sûr entendre cela à rebours comme signifiant : primo, qu’il faut être constitutionnaliste, contre la croyance naïve que la vertu et la sagesse pourraient suppléer avantageusement aux lois fondamentales ; secundo, qu’il faut être formaliste, contre tous les partisans d’une simplification des lois ; et tertio, qu’il faut être habile, c’est-à-dire savoir gouverner par les mœurs, en donnant l’exemple, et pas seulement par les lois : « Inviter, quand il ne faut pas contraindre ; conduire, quand il ne faut pas commander, c’est l’habileté suprême » (XXVIII, 38).

III. L’horizon despotique

4Parce que le despotisme fait le despote, il n’est pas seulement un accident dont les causes tiendraient à la psychologie de celui-ci, il constitue au contraire l’horizon naturel des gouvernements modérés. Sans doute est-il « naturalisé » à l’Orient (V, 14) mais, à bien y regarder, le clivage Asie/Europe se reproduit à l’intérieur de cette dernière : « [...] presque tous les peuples du Midi sont, en quelque façon, dans un état violent, s’ils ne sont esclaves » et, chez eux également, la servitude est « naturalisée » (XXI, 3). De fait, si les républiques grecques et romaine connurent la liberté, ce fut au prix d’un effort contre-nature, c’est-à-dire contraire à la nature locale des choses — d’où résulte leur fameuse comparaison avec les ordres monastiques (V, 2). L’Europe libre se trouve alors dangereusement rétrécie au Nord et ce sont bien les nations scandinaves qui « ont été la source de la liberté de l’Europe, c’est-à-dire de presque toute celle qui est aujourd’hui parmi les hommes » (XVII, 5). Mais, peau de chagrin oblige, ce résidu de liberté se trouve lui-même bien fragile : « La plupart des peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si par une grande conquête, le despotisme s’établissait à un certain point, il n’y aurait point de mœurs ni de climat qui tinssent ; et dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres » (VIII, 8). Ce ne serait certes que pour un temps, comme l’atteste l’exemple de Pierre Ier qui, après des siècles d’oppression, a pu facilement donner aux Russes des mœurs européennes parce qu’ils étaient géographiquement européens (XIX, 14) ; et c’est pourquoi « en Asie, il n’arrive jamais que la liberté augmente ; au lieu qu’en Europe, elle augmente ou diminue selon les circonstances » (XVII, 3). Mais, tout de même, il y a de quoi s’alarmer et si l’Europe, siège naturel de la liberté, fait les trois quarts du commerce du monde (XXI, 2), elle n’en mène toutefois pas large.Pourquoi donc le despotisme est-il à portée de conquérir le globe ? La réponse est d’abord celle-ci : c’est le gouvernement le plus facile ; « [...] comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela » (V, 14). Tandis que les gouvernements libres exigent l’art subtil de la modération, c’est-à-dire un usage différentiel de la contrainte qui accorde aux lois, aux mœurs et aux manières, en fonction de la conjoncture, ce qui leur revient respectivement, le gouvernement despotique, on l’aura compris, marche à la pure répression, ce qui ne demande assurément guère de doigté.Les choses ont donc très vite fait de mal tourner. En effet, par hypothèse, « tout est extrêmement lié » (XIX, 15). Il en découle derechef que « le plus petit changement » institutionnel, par exemple constitutionnel (VIII, 14), se répercutera tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, sur le principe même du gouvernement qui constitue comme le point d’inflexion du processus pour autant que sa force « entraîne tout » (VIII, 11). C’est là que le changement se retourne en corruption car c’est là que les meilleures lois deviennent soudain les pires : une fois le principe — la vertu ou l’honneur — altéré, les autres institutions le contredisent et ne peuvent plus alors jouer que négativement. C’est d’ailleurs bien pourquoi le législateur raisonnable ne réforme jamais que dans la crainte et le tremblement (XXVI, 23 et XXIX, 16).Il est vrai que la corruption du principe n’est pas toujours désastreuse : « L’inconvénient n’est pas lorsque l’État passe d’un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, comme de la république à la monarchie ou de la monarchie à la république ; mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme » (VIII, 8). Du fait qu’il existe des bons gouvernements (au pluriel), il s’ensuit naturellement que l’on peut passer sans regret de l’un à l’autre et qu’il existe donc des transformations neutres ; du fait qu’il existe un gouvernement pire que les autres, il y a des transformations catastrophiques. Et c’est ici que s’énonce en creux la question décisive : comment faire en sorte que les gouvernements ne deviennent pas despotiques ? Question dont on a vu qu’elle n’était pas de droit, mais de fait.

IV. La querelle du despotisme

5Durant toute la seconde moitié du siècle, L’Esprit des lois fut au cœur d’une polémique qui se ramifia autour de trois grands centres nerveux : le plan, ou la nature même du discours (épistémologie) ; l’importance réelle des « causes physiques », ou le matérialisme (anthropologie) ; la vertu et le despotisme enfin, ou la légitimité de la monarchie (politique).La thèse selon laquelle « la vertu n’est point le principe du gouvernement monarchique » (III, 5) avait en effet de quoi frapper les esprits pour autant qu’on l’entendait comme signifiant que la monarchie était donc un régime essentiellement corrompu. Mais en dissociant la même monarchie du despotisme comme deux espèces bien distinctes de gouvernement, Montesquieu paraissait, par un nouveau biais, disqualifier, sinon la monarchie perse, du moins ce que les partisans de l’absolutisme désignaient sous ce terme. Aussi, Voltaire en tête, se focalisa-t-on très vite sur l’opportunité de cette distinction contre laquelle on répéta infatigablement qu’elle n’était rien d’autre qu’un coup de force terminologique car le « despote » n’était jamais que le « maître de maison » (Essai sur les mœurs, chap. 91, t. I, p. 814) ou un « petit vassal de Constantinople » au pouvoir « très faible et très limité » (Supplément au Siècle de Louis XIV, p. 1246). Le « despotisme » ne pouvait donc pas constituer un mode spécifique de gouvernement, mais seulement « l’abus de la monarchie » (ibid.). En 1755, d’Holberg ne dit pas autre chose : « Mais n’est-ce pas confondre un gouvernement avec les abus qui y peuvent naître [...] ? » (Remarques, Lettre 514). Et Dupin, en 1757 : « Ces États, dont il parle ici sous le nom de gouvernements despotiques, sont des monarchies pures et simples […] » (Observations, t. I, p. 124).Malgré les apparences, la dispute n’est donc pas que de mots : en réalité, Montesquieu s’est sournoisement efforcé de condamner l’exercice absolu de la monarchie sous le nom de despotisme. Et cela implique trois thèses indissociables. Primo, ce qu’il appelle proprement « monarchie », ce n’est que la forme « féodale » de celle-ci dont il définit d’ailleurs le principe, avec conséquence, par l’honneur des mutins. Comme le dit Crevier, « quel est le duelliste qui ne se croie appuyé dans sa façon de penser et dans sa conduite par M. de Montesquieu lorsqu’il l’entend dire froidement que ‘‘l’honneur souvent exige ce que la loi défend ?’’ » (Observations, p. 18 ; cf. EL, IV, 2). Secundo, il amalgame au fond monarchie absolue et tyrannie, mais la vraie monarchie est absolue sans être nécessairement tyrannique : « Dans le terme de monarchie strictement pris, on entend le gouvernement absolu d’un seul et, dans ce sens étroit, l’Empire ottoman est une vraie monarchie [...] » (Dupin, Observations, t. II, p. 34). Tertio, puisque la réalité ne présente de fait que des monarchies absolues, où il fait plutôt bon vivre, et quelques regrettables, mais fatales tyrannies, il faut dire qu’en toute rigueur ce que Montesquieu appelle « despotisme » n’existe pas : « On ne peut trop combattre cette idée, humiliante pour le genre humain, qu’il y a des pays où des millions d’hommes travaillent sans cesse pour un seul qui dévore tout » (Voltaire, Essai sur les moeurs, chap. 143, t. II, p. 322). On peut certes considérer que Montesquieu avait anticipé ce dernier argument dans les Considérations où l’on pouvait lire : « C’est une erreur de croire qu’il y ait dans le monde une autorité humaine à tous les égards despotique ; il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais ; le pouvoir le plus immense est toujours borné par quelque coin » (xxii, OC, t. II, p. 276-277). Mais, dans une lettre à Risteau du 19 mai 1751, il répliquera de fait tout autrement : « Un gouvernement qui est tout à la fois l’État et le Prince vous paraît chimérique ; je pense au contraire qu’il est très réel, et je crois l’avoir peint d’après la vérité ». On peut bien sûr concilier les deux affirmations en soutenant que le despotisme pur est une abstraction (méthodique) sans pour autant être une chimère (idéologique). Mais de l’une à l’autre, le pas est bien vite franchi et l’on voit mal ce qui, ici, mis à part les récits de voyage dont on a vu plus haut ce qu’il fallait penser, pourrait gager empiriquement l’abstraction...Au fond, les critiques révolutionnaires se contenteront de renverser l’argumentaire absolutiste. Si Montesquieu a eu tort de distinguer la monarchie d’avec le despotisme, ce n’est pas parce qu’il faudrait sauver la monarchie qu’il appelle abusivement despotique ; c’est parce qu’au contraire, du point de vue de la république, toute monarchie est despotique. En 1797, Barère se montre catégorique : « Pour le philosophe, le publiciste et le citoyen de bonne foi, il n’y a que deux sortes de gouvernement : le gouvernement des hommes libres ou républicain et celui des sujets ou esclaves ; le gouvernement d’un seul ou le gouvernement de plusieurs. Liberté ou despotisme, indépendance ou tyrannie, égalité ou servitude, voilà les deux grands caractères, les deux grandes démarcations des gouvernements. [...] Comme l’on ne peut suppléer ni à la vertu ni à la liberté, il n’y a point de raison d’admettre la monarchie comme une forme particulière de gouvernement. Aussi que d’efforts Montesquieu a dû faire pour poser des bornes entre le despotisme et la monarchie tempérée. » (Montesquieu peint d’après ses ouvrages, p. 62-63).On aurait tort de considérer ces lectures avec condescendance : elles témoignent plutôt de la perspicacité des contemporains de Montesquieu qui perçurent d’emblée fort bien comment celui-ci, en construisant le concept de « despotisme », avait ouvert une nouvelle époque dans l’histoire des représentations spéculaires de la légitimité. De la tyrannie à ce qu’on appelle aujourd’hui la « mondialisation », elle reste à faire...

Bibliographie

Textes

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