Usure (prêt à intérêt)

Norbert Campagna

1À l’époque de Montesquieu, le débat concernant la légitimité morale du prêt à intérêt en tant que tel est pour ainsi dire clos, les arguments avancés par Aristote et repris par les scolastiques – notamment : il n’est pas naturel que l’argent génère de l’argent – ayant fini par céder devant le fait d’une économie à grande échelle qui ne pouvait plus fonctionner sans le prêt à intérêt. Et si, comme le suggère Montesquieu, ce serait « une action très bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt » (EL, XXII, 19), ce type d’action appartient au domaine du surérogatoire et non de ce que requiert la stricte justice ou l’équité. Les conseils de la religion doivent être distingués des lois civiles, les premiers ayant « pour objet la bonté de l’homme », les secondes « le bien général de la société » (EL, XXVI, 9). Dans ce passage du Spicilège, il est question du second aspect : « Celui qui m’emprunte ne le fait que pour faire son profit, car sans cela pourquoi m’emprunterait-il ? C’est ce profit que je demande avec justice qu’il partage avec moi. Si par exemple il achète un fonds, doit-il jouir du revenu de mon argent et moi le perdre ? » (no 369). Le prêteur a droit à une partie du profit réalisé avec son argent, et ce indépendamment des éventuels risques qu’il encourt. Les conseils de religion se soucient des motifs et n’acceptent que les bons motifs ; les lois civiles ne s’intéressent pas aux motifs et ne considèrent que la stricte justice des actes.

2Dans la Défense de L’Esprit des lois, Montesquieu insiste sur le fait qu’il parle du prêt à intérêt non pas « dans son rapport avec la religion chrétienne », mais en tant « qu’historien et jurisconsulte » (OC, t. VII, p. 101) et, pourrait-on ajouter, en tant que politique. Son souci est d’expliquer les usages et les lois, sans pour autant s’abstenir de les évaluer à la lumière des « rapports d’équité » antérieurs aux lois positives.

3Mais si la question du principe du prêt à intérêt est pour ainsi dire clos, la question concernant la hauteur légitime du taux d’intérêt fait encore débat du temps de Montesquieu, et le terme « usure » est réservé pour un taux jugé trop élevé. Montesquieu reproche à Mahomet de ne pas avoir distingué entre le prêt à intérêt – en soi licite – et l’usure – en soi illicite – (EL, XXII, 19), une distinction que les Romains n’ont pas faites non plus (EL, XXII, 21). Le Coran assimile les deux et condamne en bloc tous ceux qui prêtent avec intérêt (par exemple Sourate II, versets 275-279). L’islam reprend là une condamnation qui se trouve déjà dans l’Ancien Testament ou dans le Talmud – où elle ne concerne toutefois que les prêts entre Juifs –, ainsi que chez les premiers Pères de l’Église. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu semble plutôt condamner cette assimilation, alors que dans les Pensées, il adopte une position plus nuancée et estime que « [l]a loi de Mahomet, qui confond le prêt avec l’usure, était bonne pour les pays d’Arabie », car les échanges économiques s’y faisaient encore souvent en nature (no 1738).

4Mais l’économie allait rapidement se monétariser, et dans le monde musulman comme dans le monde chrétien, la réalité socio-économique allait diverger des idéaux religieux, et il n’était pas rare de trouver des prêteurs qui demandaient 20 % d’intérêt. Montesquieu notait d’ailleurs que l’interdiction du prêt à intérêt avait pour conséquence des taux d’intérêts élevés, car « le prêteur s’indemnise du péril de la contravention » (EL, XXII, 19).

5Ce péril de la contravention vient s’ajouter au « péril de l’insolvabilité », qui peut tenir, dans le commerce maritime, à la disparition du débiteur due au « péril de la mer », l’un des deux fondements de « la grandeur de l’usure maritime », l’autre étant le profit plus rapide et plus grand que le commerce sur mer rapporte à l’emprunteur (EL, XXII, 20). Ces deux raisons ne valent pas pour les « usures de terre », ce qui a conduit les législateurs soit à les proscrire, soit, « ce qui est plus sensé », à les réduire « à de justes bornes » (ibid.), donc à ramener un taux d’intérêt illégitime à un taux légitime.

6Le bref chapitre consacré aux usures maritimes suscita une vive réaction des théologiens et dans les Nouvelles ecclésiastiques du 9 octobre 1749, son critique lui reprocha d’avoir justifié les usures maritimes (OC, t. VII, p. 30-31). Dans la Défense de L’Esprit des lois, qui paraît début février 1750, mais que l’auteur avait commencé à rédiger au plus tard début décembre 1749, soit à peine deux mois après les deux articles des Nouvelles parus les 9 et 16 octobre, Montesquieu affirme ne jamais avoir justifié la grandeur des usures maritimes, son but n’ayant été que de montrer qu’elle « répugnait moins à l‘équité naturelle » que celle des usures terrestres (ibid., p. 100). L’auteur joue ici sur la distinction entre justification et simple explication, mais aussi sur la distinction entre justification économique et justification morale.

7La justification économique insiste sur la nécessité. Un taux d’intérêt élevé peut être nécessaire pour inciter les prêteurs à prêter et permettre ainsi la réalisation de projets commerciaux, la grandeur du taux dépendant aussi des profits escomptés. Montesquieu y faisait allusion : « Pour que le commerce puisse se bien faire, il faut que l’argent ait un prix, mais que ce prix soit peu considérable. S’il est trop haut, le négociant, qui voit qu’il lui en coûterait plus en intérêts qu’il ne pourrait gagner dans son commerce, n’entreprend rien ; si l’argent n’a point de prix, personne n’en prête, et le négociant n’entreprend rien non plus » (EL, XXII, 19). La justification morale pourra prendre une forme positive – la stricte justice requiert le versement d’un intérêt au prêteur –, ou négative – la stricte justice permet le versement d’un intérêt au prêteur. Montesquieu emprunte la première voie dans le Spicilège, comme on l’a vu plus haut, et suggère la seconde dans L’Esprit des lois, où elle se surajoute à la justification économique. Après avoir reproché aux scolastiques d’avoir puisé leur condamnation du prêt à intérêt chez Aristote plutôt que dans l’Évangile, il affirme que cela a conduit à pousser les gens malhonnêtes à s’adonner au commerce, « car toutes les fois que l’on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre malhonnêtes gens ceux qui la font » (EL, XXI, 16 [20], souligné par nous).

8La question de la grandeur des usures maritimes était déjà abordée par Montesquieu très précocement, dans la Collectio juris, où il évoque un passage du Digeste (22, 2, 4) : « Et parce que le péril appartient au prêteur on lui donne aussi de plus gros intérêts que les légitimes, car il a ce qu’on appelle usura centesima », cette dernière équivalant à 12 % par an (OC, t. XI, p. 222). Les usures maritimes dépassent donc l’intérêt légitime que l’on est en droit de demander. Le Digeste faisait dépendre la grandeur des intérêts des coutumes locales et, en cas de coutumes divergentes, ordonnait de s’aligner sur celle qui prévoyait les intérêts les moins élevés (ibid., p. 218). Pour trouver une indication chiffrée, il faut se reporter aux Pensées, où Montesquieu dresse une liste des lois destinées à rendre un État prospère ; il prévoit qu’« [o]n pourra prêter à intérêt de quelque manière que ce soit, pourvu que l‘intérêt n’excède pas le quinzième du sort principal » (Pensées, no 185 ; antérieur à 1731) – ce qui équivaut à un taux absolu entre 6,5 et 7 %. Une autre loi stipule que les « enfants de famille et mineurs seront contraints de payer leurs dettes, sauf de punir les usuriers » (ibid.). La Collectio juris aborde encore la question des usures maritimes avec un passage du Code de Mornac (t. i, p. 528-529) qui porte sur les usures maritimes : « [C]ette usure est très juste, même chez ceux qui sont très chrétiens, et il en est de même si des risques se présentent par voie terrestre » (justissima hac usura etiam apud cristianissimos, idem si in terra eminent periculum ; OC, t. XII, p. 686). La grandeur des usures maritimes n’est ici pas seulement expliquée, mais aussi justifiée.

9À la querelle concernant la question de la légitimité de la grandeur des usures maritimes se surajoute une querelle concernant la grandeur des intérêts chez les Romains, Montesquieu cherchant à montrer qu’il connaît bien mieux les lois romaines que son critique. Il s’agit « de savoir si la loi quelconque dont parle Tacite fixa l’usure à un pour cent par an, comme l’a dit l’auteur ; ou bien à un pour cent par mois, comme le dit le critique » (Défense de L’Esprit des lois, OC, t. VII, p. 103). Avant l’établissement d’une loi, les usuriers prenaient par an douze onces de cuivre sur 100 onces prêtées, soit une once, équivalant à un as, par mois – d’où les appellations d’usure onciaire et d’usure centésime pour une seule et même forme d’usure mensuelle. Montesquieu estime qu’il s’agit là de « grosses usures » (EL, XXII, 22) et il l’explique en disant que les Romains de l’époque durent souvent emprunter pour financer des guerres dont ils rapportaient de grands butins.

10Lorsqu’une loi fut faite, elle ne prit en compte que le taux d’intérêt annuel, sans se soucier de sa division mensuelle. Elle conserva toutefois les termes en usage, et notamment celui d’usure onciaire. Mais comme elle ne connaissait que l’année comme subdivision du temps, l’usure onciaire équivalait à un pour cent par an (EL, XXII, 22). Mais cette loi fut abolie quelques années plus tard pour être remplacée par une loi interdisant toute forme de prêt à intérêt entre Romains. Celle-ci se heurta toutefois à la force des choses, ou comme le dit Montesquieu, « il faut que les affaires aillent ; et un État est perdu, si tout y est dans l’inaction ». Or « on n’avait que trop besoin d’emprunter ». Afin d’éviter l’excès d’« une usure affreuse » (ibid.) né de l’usage, on tomba dans l’excès inverse avec une loi interdisant toute forme de prêt à intérêt et dont la conséquence fut une inaction non moins affreuse. Montesquieu en tire la morale suivante, qui est celle de tout L’Esprit des lois : « Je le dirai toujours ; c’est la modération qui gouverne les hommes, et non pas les excès » (EL, XII, 12). Le taux d’intérêt maximal proposé dans les Pensées – la quinzième partie, soit entre 6,5 et 7 % – se situe presque exactement entre le taux annuel de 12 % d’avant la loi et celui de 1 % fixé par la loi, et reflète cette modération préconisée par Montesquieu.

11Celle-ci semble inconnue aux banquiers qui, quand ils ne se limitent pas à leur rôle d’agent de change et commencent à prêter de l’argent, déploient un art qui « consiste à se procurer de gros profits de leur argent, sans qu’on puisse les accuser d’usure » (EL, XXII, 16). Montesquieu ne donne pas d’explication plus précise, mais considérant que cette affirmation se trouve dans un chapitre intitulé « Du secours que l’État peut tirer des banquiers », on peut envisager que la hauteur licite du taux d’intérêt sera fonction de la solvabilité de l’État débiteur et de la confiance que l’on a qu’il remboursera effectivement la dette.

Bibliographie

Défense de L’Esprit des lois, OC, t. VII, 2010 (voir notamment Nouvelles ecclésiastiques, p. 15-37, et C. Volpilhac-Auger, « La référence romaine dans la controverse historique
 sur l’usure de la Défense », p. 65-70).

Mathias Rohe, Das islamische Recht. Geschichte und Gegenwart, Munich, C.H. Beck, 2009.

Pour citer cet article

Campagna Norbert , « Usure (prêt à intérêt) », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1390304772-fr/fr