Manuels scolaires (littérature française)

Laetitia Perret

1Montesquieu est un des rares auteurs à être présent dans les manuels et les programmes depuis l’émergence de ces derniers, sous Napoléon, jusqu’à nos jours. Son enseignement est en réalité établi dès l’Ancien Régime : en 1765, l’Université de Paris recommande les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence pour la classe de seconde dans ses collèges. À la même époque, Rolland d’Erceville (1734-1794), président de la chambre des requêtes, recommande cette œuvre en seconde, dans le nouveau programme d’auteurs pour les collèges de l’Université de Paris qu’il écrit en 1768 et publie en 1783. André Chervel (2006) enfin rappelle que le nom de Montesquieu figure parmi les six auteurs utilisés par quarante-cinq professeurs d’histoire des écoles centrales qui répondirent à une enquête ministérielle de 1799 et qu’on lit les Romains dans l’école centrale de Haute-Garonne (1er frimaire an V [novembre 1796]).

2Montesquieu franchit donc les différentes réformes, qui articuleront cet article : 1801 (première liste d’auteurs français au programme), 1880 (passage d’un enseignement des lettres fondé sur la rhétorique à un enseignement fondé sur l’histoire littéraire) et 1980 (introductions de nouveaux programmes, fortement influencés par l’analyse du discours et de nouveaux exercices).

I. 1803-1880. Les œuvres de Montesquieu objet d’enseignement rhétorique

A. Programmes

3La rhétorique scolaire dans la première moitié du XIXe siècle demeure stable dans les principes établis à la fin du XVIIIe siècle. Le cours porte sur les préceptes rhétoriques et repose sur l’écriture d’imitation, afin de former le goût, qui s’acquiert par la pratique des Anciens et des classiques du XVIIe siècle français. La tradition scolaire de l’Ancien Régime, qui considère Montesquieu (Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence), Bossuet (Discours sur l’histoire universelle) et Voltaire (Le Siècle de Louis XIV) comme les trois grands « historiens » français, perdure elle aussi tout au long des programmes du XIXe siècle. Montesquieu est présent neuf fois en classe de rhétorique (l’équivalent de la classe de première qui compte environ 2% de la population au XIXe siècle et connait 32 programmes entre 1801 et 1880), à travers cette seule œuvre. Toutefois, le Dialogue de Sylla et d’Eucrate est brièvement au programme en seconde, de 1845 à 1850. Cette présence est remarquable pour un auteur du XVIIIe siècle (les analyses de Martine Jey montrent qu’avant 1880, 77% des auteurs au programme appartiennent au XVIIe siècle ).

B. Manuels

4Si la légitimité de Montesquieu dans les programmes est incontestable, il figure aussi dans les dix manuels étudiés pour cette période ; deux sont des recueils de préceptes, cinq des manuels d’histoire littéraire, quatre prennent la forme d’anthologies, où les morceaux sont regroupés selon leur similitudes rhétorico-stylistiques dans des rubriques comme « Narrations, Tableaux, Caractères et portraits ». Les Romains figurent dans les histoires littéraires et sont absents des anthologies, ce qui voudrait dire qu’il s’agit d’une œuvre considérée comme importante du point de vue de l’évolution du genre historique, mais difficilement réductible à un modèle d’écriture rhétorique. Ainsi, le Noël et Delaplace, anthologie en deux volumes (prose et poésie) qui, avec vingt-neuf éditions entre 1804 et 1862, apparaît comme le grand classique scolaire des deux premiers tiers du XIXe siècle, ne cite aucun extrait des Romains, mais en revanche propose deux extraits de L’Esprit des lois, deux des Lettres persanes, un du Temple de Gnide. D’autres anthologies présentent aussi, de façon ponctuelle et marginale, Lysimaque et le Dialogue de Sylla et d’Eucrate. Ce sont donc en tout cinq œuvres de Montesquieu qui sont présentes. Il bénéficie de quatre à cinq extraits dans les différentes rééditions du Delaplace consultées. Dans le domaine de la prose, il est à égalité avec Voltaire (trois à sept extraits), mais dépassé par Jean-Jacques Rousseau (treize à seize extraits), Thomas (qui progresse de vingt-trois à trente-trois), Bernardin de Saint-Pierre (qui progresse de huit à dix-huit) et Buffon (qui progresse de seize à vingt).

5Le choix des programmes de proposer les Romains témoigne de « la récupération scolaire du livre de Montesquieu au service du mythe romain » (Jean Ehrard, 1998). L’importance essentielle de la latinité dans les études, la place du genre historique pour caractériser le XVIIIe siècle littéraire, et le fait qu’un auteur doit pouvoir être étudié en « doublure » d’un auteur latin expliquent sa présence dans les programmes aux côtés de Tacite et Bossuet. Toutefois, dans le cadre des usages de classe, l’œuvre s’avère complexe : considérations discontinues, morale discutable, écriture peu modélisante. En effet, les deux grandes figures de l’écriture historique tout au long du XIXe siècle sont Bossuet et Tacite, modèles d’écriture oratoire, proposant une histoire narrative, accordant une grande importance à la figure du héros, et à travers lui aux causes psychologiques. Dès lors, les Romains, même s’ils figurent dans les programmes, sont absents du manuel le plus utilisé en classe à cette époque.

6Néanmoins, Montesquieu est un classique, dont le nom évoque un XVIIIe siècle modéré, générant « un discours [….] plus symbolique que réellement critique » (Catherine Volpilhac-Auger, 2003). Il ne peut donc être absent des manuels. Pour résoudre cette tension, le Noël et Delaplace privilégie des extraits d’œuvres qui permettent de mieux lier Montesquieu à un corpus scolaire légitime et peuvent illustrer les préceptes rhétoriques qui structurent le manuel. Les extraits des Lettres persanes font de Montesquieu un moraliste associé à La Bruyère, aux côtés duquel il figure dans les rubriques intitulées « Caractères et portraits moraux et politiques ». Le manuel propose aussi des extraits de L’Esprit des lois qui font de Montesquieu un historien auteur de portraits de grands hommes (« Charlemagne »).

7C’est ce Montesquieu scolaire, moraliste et historien, qui est présent dans les trois sujets du baccalauréat collectés par André Chervel (1999). Depuis 1808, date de sa création, le baccalauréat consiste en une puis plusieurs épreuves orales, auxquelles s’ajoutent une version latine en 1830 et une composition française entre 1853 et 1857. Le sujet présenté à Paris en mai 1854 : « À quoi reconnaît-on que Montesquieu avait étudié Tacite ? » illustre parfaitement la façon dont on étudie Montesquieu jusqu’en 1880. Cette image persiste sans doute au-delà, si l’on en croit les sujets du baccalauréat collectés entre 1880 et 1900 : dix-huit des vingt-trois sujets portent sur Montesquieu historien, cinq le présentent comme un moraliste.

II. 1880-1980, Les œuvres de Montesquieu objets d’enseignement en histoire littéraire

A. Programmes

8Sous la IIIe république le lycée demeure une filière réservée à une élite malgré l’instauration de sa gratuité en 1928. Si le public évolue en se féminisant, le taux de scolarisation reste aux alentours de 3% jusqu’aux années 1930. La population lycéenne triple entre la fin des années 1940 et le début des années 1960, mais moins de 5% d’une génération passe le baccalauréat en 1950, pour atteindre les 10% en 1960, rappelle Jean-Noël Luc. Le bouleversement du public est bien plus important dans le premier degré, ce qui va avoir des conséquences sur le public du second degré.

9Du point de vue des programmes, la rupture essentielle est celle de 1880 : l’histoire littéraire remplace officiellement et définitivement, dans les textes officiels, la rhétorique. Ensuite, les réformes importantes de 1890 et surtout 1902, instaurent des filières sans le latin, qui perd ainsi progressivement son hégémonie. Les instructions officielles de 1925 sont peu modifiées en 1938 et restent la référence jusqu’en 1977.

10S’intéresser à un auteur à partir de l’histoire littéraire et non de la rhétorique amène à modifier les modalités selon lesquelles on l’étudie : il est désormais un objet de lecture, non d’écriture imitative, et il est ancré dans son temps. Si une œuvre est le reflet de son époque, il faut donc connaître cette dernière et présenter aux élèves les œuvres qui vont le mieux illustrer non plus un précepte, mais une époque. Le corpus se renouvelle, le nombre d’auteurs étudiés augmente. Jean-Jacques Rousseau et Diderot entrent ainsi dans les programmes en 1895. En 1923 les programmes proposent autant d’auteurs du XIXe siècle que du XVIIe qui perd progressivement son hégémonie. Le XVIIIe siècle qui est étudié jusqu’aux années 1930 surtout comme continuateur des genres classiques (l’épistolaire, les moralistes, le conte), ou comme initiateurs de nouveaux genres (le drame, le récit historique…), devient progressivement le siècle des Lumières, de la philosophie.

11De nouvelles œuvres de Montesquieu se légitiment. En effet, si les Romains continuent à être proposés dès la quatrième (1885), on trouve des « extraits de L’Esprit des lois et des œuvres diverses », de 1895 à 1923 en classe de rhétorique, date à partir de laquelle les œuvres ne sont plus que rarement nommées. En première, on ne trouve plus que des « extraits » de Montesquieu, tout comme en 1925. Montesquieu passe du statut d’auteur de caractères moraux et politiques à celui de philosophe des Lumières. À partir de 1931, il figure dans la rubrique : « les philosophes du XVIIIe siècle : Montesquieu, Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes, Buffon », jusqu’en 1947, date à laquelle il disparaît définitivement des programmes, alors qu’y figurent encore des « extraits » de Voltaire, Rousseau et Diderot, qui incarnent mieux le combat philosophique. Ces programmes ne sont plus modifiés avant 1973, date de « l’allègement » qui précède la fin d’une liste obligatoire d’auteurs en 1981.

B. Manuels

12Notre corpus comporte treize manuels. Onze parus entre 1880 et 1949 sont des histoires littéraires en un seul volume, qui ne citent pas d’extraits, et s’accompagnent parfois de manuels de morceaux choisis. Les quatre manuels parus entre 1950 et 1980 combinent histoires littéraires et morceaux choisis et accordent un volume à chaque siècle.

13Le passage de la rhétorique à l’histoire littéraire modifie le palmarès des auteurs et des œuvres dans les manuels. En nombre de pages, entre 1880 et 1950, Voltaire est systématiquement à la première place dans les manuels comme dans les programmes. Dans les manuels, Rousseau et Montesquieu se disputent la place de second, Buffon et Diderot sont en concurrence pour les deux dernières places. À partir de 1950 ce sont Voltaire et Rousseau qui sont en concurrence pour la première place, Diderot et Montesquieu pour la troisième. Buffon occupe la cinquième et dernière place dès les années 1940.

14En ce qui concerne les œuvres de Montesquieu, entre 1880 et 1950, L’Esprit des lois devient une œuvre majeure, les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence demeurent importantes mais subissent la concurrence de L’Esprit des lois puis des Lettres persanes qui gagnent en importance à partir des années 1900. En 1949, Castex accorde, à égalité, 20% de ses pages aux Lettres persanes et aux Romains, et 60% à L’Esprit des lois. A partir de 1950, les Lettres persanes sont désormais en concurrence avec L’Esprit des lois pour la première place, les Romains sont troisièmes. En 1953, Lagarde et Michard est le premier manuel de notre corpus à accorder plus d’importance aux Lettres persanes qu’à L’Esprit des lois.

15Si la plupart des manuels privilégient les Romains au détriment des Lettres persanes, jusqu’aux années 1900, c’est parce qu’ils valorisent l’image d’un Montesquieu sérieux, érudit, historien de l’Antiquité et philosophe de l’histoire, au détriment d’un auteur de roman léger – à une époque où le roman est un genre dévalorisé – ou d’un portraitiste satirique, épigone de La Bruyère. La place de Montesquieu au lycée est donc aussi liée aux genres scolaires, à leur évolution, à la légitimation et délégitimation de certains d’entre eux.

16Cette modification du palmarès des œuvres est en effet liée à la place du roman et de la littérature philosophique dans l’institution scolaire. Sous la Troisième république et jusque dans les années 1950, l’idée de littérature continue d’être fondée sur l’éternité du beau, du bien et du vrai, afin de développer le goût. L’historicisation de la littérature permet surtout de montrer la décadence du théâtre, de la poésie et de l’oraison sacrée au XVIIIe siècle, en l’expliquant par un contexte socio-économique peu favorable à la création littéraire. L’histoire supposée calamiteuse du XVIIIe siècle (fin pesante du règne de Louis XIV, Régence, incompétence de Louis XV, Révolution) ne peut entraîner qu’une littérature calamiteuse. Toutefois, le genre romanesque se légitime lentement, des « extraits de romanciers du XIXe siècle » entrent au programme de la classe de rhétorique en 1923, puis en 1931 c’est « une œuvre romanesque du XIXe siècle ». Or, le grand siècle du roman est, selon les histoires littéraires en vigueur dans l’institution scolaire, le XIXe siècle, le XVIIIe en étant le brouillon. Le XVIIIe siècle a donc dans son ensemble un véritable problème de légitimité littéraire, qui ne peut se résoudre que si l’on considère certains genres comme l’essai, ou ce que l’on appelle la littérature philosophique, comme littéraires.

17Ce manque de légitimité, qui se résorbe entre les années 1950 et 1980, et dont le Lagarde et Michard est une excellente illustration, explique les lectures scolaires des trois œuvres de Montesquieu encore présentes dans les manuels. Les Romains sont lus comme une théorie un peu sèche du déterminisme historique, illustrant la rigueur mais aussi le manque de sensibilité de Montesquieu. L’Esprit des lois comme une rationalisation des lois à travers la théorie des climats, autre façon d’illustrer un rationalisme triomphant. Enfin, les Lettres persanes continuent d’être vues comme une œuvre de moraliste, mais d’un moraliste philosophe, qui s’attache à la critique de l’institution et des mœurs et non à celle de l’éternelle fragilité humaine, comme savait si bien le faire La Bruyère.

III. 1980-2000, Les œuvres de Montesquieu objets d’enseignement en classe de français

A. Programmes

18Les années 1980 se caractérisent par un nouveau bouleversement dans la conception de l’enseignement de la littérature, comme le montrent Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard. Le public scolaire se massifie considérablement. En 1970, 20% d’une classe d’âge obtient le baccalauréat ; en 1990, 40% ; en 2000, 60%. Arrivent au lycée des élèves qui n’ont pas de culture familiale de l’écrit. On assiste à la remise en cause des humanités comme critère d’excellence scolaire, au profit des disciplines scientifiques. La littérature cesse d’être le pivot de l’enseignement, elle est désormais intégrée à la discipline « français » et doit contribuer à faire mieux lire, mieux écrire, mieux parler. À partir de 1983, les listes d’auteurs deviennent indicatives et ne mentionnent plus d’auteur obligatoire ; Montesquieu n’est presque plus jamais recommandé.

19La culture scolaire portée par l’histoire de la littérature est remise en question, cette dernière se colore de sociologie de la littérature et d’histoire de la réception, et les programmes du lycée des années 1980 introduisent des notions de la linguistique moderne autour des « types de textes », puis des « formes de discours » qui semblent proposer des critères plus faciles à identifier formellement. Les exercices et les modes de lecture des textes changent radicalement. Le groupement de texte et l’œuvre intégrale remplacent les morceaux choisis. Or les exercices contribuent à structurer la discipline, notamment au lycée où l’échéance du baccalauréat amène à privilégier un travail d’entraînement systématique aux exercices qui auront cours lors de l’épreuve finale.

20Les réformes de 1996 puis 2000 confirment ces tendances en introduisant comme nouveauté des œuvres obligatoires au programme de la classe de première. La périodisation séculaire qui structurait les niveaux de classe est rejetée au profit d’une structuration à partir des mouvements littéraires et des « objets d’études » qui sont une sorte d’institutionnalisation des groupements de textes. Les auteurs sont étudiés non seulement comme représentants de leur siècle mais aussi à travers une grille achronique de genres et de registres.

21S’ils accordent une grande importance au XVIIIe siècle, les programmes de 2000 citent Montesquieu de façon marginale. Les auteurs-phares de ce siècle sont Voltaire, Diderot et Rousseau. Les « éléments historiques sommaires » que publie le ministère oublient aussi Montesquieu, et considèrent comme « les deux grands romans du XVIIIe siècle : La Nouvelle Héloïse et Les Liaisons dangereuses ».

22Du point de vue de la conception de la littérature, entre les années 1960 et les années 1980, la méfiance à l’égard de l’imagination et des modèles romanesques, qui était encore importante au début du XXe siècle, a disparu, tout comme la prédilection dont le XIXe siècle faisait preuve à l’égard de textes « classiques », ayant pour modèles des textes antiques. Le XIXe et le XXe siècle sont devenus les siècles de référence, à travers le roman et la poésie. Le XVIIe siècle se marginalise, cantonné à la tragédie et la comédie. Sont valorisées non plus des œuvres qui imitent celles du Grand Siècle mais celles qui sont en rupture avec les codes – linguistiques, narratifs – dominants. Tout cela va influencer une nouvelle lecture de la littérature du XVIIIe siècle. La littérature philosophique acquiert définitivement une légitimité scolaire, par l’invention de « la littérature d’idées ». Ce « domaine » rassemble des textes très hétérogènes génériquement qui ont pour unique point commun la contestation d’un certain ordre social et l’usage de l’argumentation. Cela a pour conséquence une refonte radicale de la perception de la littérature des Lumières. La poésie, les œuvres historiques du XVIIIe siècle disparaissent des manuels au profit des essais, des romans, des œuvres philosophiques, le théâtre étant représenté par Marivaux et Beaumarchais.

B. Manuels

23Les programmes de 1983 et 1987 n’ont pas de répercussion importante sur la présentation des manuels qui continuent de proposer un volume par siècle. Tous les ouvrages persévèrent dans une même présentation : des extraits d’auteurs « entourés » d’un discours critique. En revanche, les questions sur les textes évoluent et s’intéressent de plus en plus à des marqueurs linguistiques. Dans notre corpus de six manuels, les quatre manuels des années 80 favorisent Diderot et Rousseau, souvent au détriment de Voltaire. Montesquieu apparaît systématiquement en quatrième position, Buffon poursuivant sa régression.

24La place des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence s’affaiblit considérablement, allant jusqu’à disparaitre dans un manuel (Biet et Brighelli). Les Lettres persanes et L’Esprit des lois sont à égalité dans deux manuels, les premières l’emportant dans deux autres.

25Les programmes de 1994 et ceux de 2000, en revanche, ont totalement bouleversé les modalités de présentation de nombreux manuels qui délaissent une organisation chronologique au profit d’une organisation par le biais des objets d’études imposés par les programmes. Cela entraîne une diminution et un éclatement des extraits dans différentes rubriques et la surreprésentation de Voltaire, auteur au programme, et de Rousseau, dans le cadre de l’objet d’étude consacré au genre autobiographique. Dans les deux manuels étudiés, Diderot n’est plus un « outsider » mais occupe la troisième place. Buffon disparaît. Montesquieu est quatrième, et réduit à deux œuvres, L’Esprit des lois et les Lettres persanes, avec un avantage écrasant à ces dernières.

26À partir des années 1980 le genre romanesque est privilégié, et le XVIIIe siècle devient le siècle du combat philosophique. Dès lors, la suprématie de Voltaire s’explique : dans le corpus scolaire des philosophes du XVIIIe siècle, il est celui qui a produit les textes narratifs les plus compatibles avec les nouvelles grilles de lectures scolaires. C’est ce que confirme l’ « observatoire des listes d’oral » du baccalauréat dirigé par Bernard Veck entre 1992 et 1995 : Montesquieu n’est que très rarement étudié en œuvre complète, il se classe mieux en groupement de textes, autour du thème du combat philosophique, et à travers l’analyse de l’ironie, dont « De l’esclavage des nègres » devient une illustration fréquente dans les manuels.

27Si les œuvres de Montesquieu conservent leur légitimité dans l’enseignement tout au long des deux siècles que couvre notre étude, c’est de façon paradoxale. En effet, c’est tout d’abord par ce qui le rapproche du XVIIe siècle et notamment de La Bruyère, et par le lien qu’il permet de tisser avec l’Antiquité que Montesquieu devient un auteur scolaire. Mais lorsque le combat philosophique et la littérature d’idées gagnent en légitimité, il pâtit de cette image scolaire et reste dans l’ombre de Voltaire, Rousseau et Diderot. L’extrême ambiguïté générique de ses œuvres (les Romains ne possèdent pas les caractéristiques du genre historique, et ce dernier sort de la sphère littéraire dans les premières années du XXe siècle, les Lettres persanes ne sont pas, ou pas seulement un roman, L’Esprit des lois est difficile à qualifier génériquement) ne facilite pas sa lecture scolaire.

Bibliographie

Manuels (par ordre chronologique)

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Joseph-Victor Leclerc, Nouvelle rhétorique, extraite des meilleurs écrivains anciens et modernes, suivie d’observations sur les matières de composition dans les classes de rhétorique et d’une série de questions à l’usage de ceux qui se préparent aux examens dans les collèges royaux et à la faculté des lettres, professeur d’éloquence à la faculté des lettres de Paris, ouvrage adopté par le Conseil royal de l’Instruction publique, pour les classe de l’Université, 3e édition, Paris, A. Delalain, 1830. [1re éd. 1822, 23e éd. 1891]

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Émile Lefranc, Abrégé du traité théorique et pratique de littérature, spécialement destiné, par sa rédaction, aux maisons d’éducation où l’on ne fait d’études qu’en français, Paris, Jacques Lecoffre et Cie. [1re éd. 1845, 12e éd. 1853]

Abbé Henry, Histoire de l’éloquence, avec des jugements critiques sur les plus célèbres orateurs et des extraits nombreux et étendus de leurs chefs-d’œuvre, par l’abbé Henry, directeur de l’Institution de la Trinité à La Marche (Vosges), Paris, 1848, 4 tomes.

Jacques Demogeot, Histoire de la littérature française depuis ses origines jusqu’à nos jours, 20e éd.,1883, Paris, Hachette et Cie. [1re éd. 1851, 27e éd. 1908]

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Ferdinand Brunetière, Manuel de l’histoire de la littérature française, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1898.

Émile Faguet, Histoire de la littérature française depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, illustrée d’après les manuscrits et les estampes conservés à la Bibliothèque nationale et complétés par une table analytique des matières dressée par Léon Dorez, Paris, Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, 1925. [1re éd. 1900, 11e éd. 1905, 28e éd. 1928, encore édité en 1929]

Émile Abry, Charles Audic et Paul Crouzet Histoire illustrée de la littérature française, Paris, Henri Didier, 4e éd.,1918. [1re éd. 1912, 400 000 exemplaires entre 1912 et 1940, dernière édition en 1954]

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Pour citer cet article

Perret Laetitia , « Manuels scolaires (littérature française) », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1379422014-fr/fr