Bonheur

Philip Stewart

1« Pour faire un traité sur le bonheur, » écrit Montesquieu, « il faut bien poser le terme où le bonheur peut aller par la nature de l’homme, et ne point commencer par exiger qu’il ait le bonheur des anges ou d’autres puissances plus heureuses que nous imaginons. » (Pensées, no 1644). La nature humaine est ainsi la clef, d’où un corollaire : il est essentiel de modérer nos ambitions, c’est-à-dire de nous contenter de ce qui est à notre portée.

2Dans la large mesure où le bonheur consiste à être libre de malheurs, Montesquieu pouvait se féliciter d’un tempérament fort amène, comme si c’était lui-même qu’il décrivait dans cet article des Pensées (no 1023) : « J’avais le bonheur que presque tout le monde me plaisait, et ce caractère a été la chose du monde la plus heureuse pour moi ». Pour lui, selon Jean Starobinski, le bonheur a été « une évidence perpétuelle : […] ce bonheur est au centre de son caractère » (p. 26).En fait Montesquieu paraît moins obsédé par son bonheur personnel que fasciné par l’obsession qu’en manifestent les autres.

L’être heureux

3Mais il a beaucoup réfléchi aussi sur les conditions du bonheur moral et politique. Il en a même ébauché un traité dont on trouve des passages substantiels dans les Pensées (voir surtout no 1675). Dans ce passage, intitulé « Sur le bonheur », quoique le bonheur se définisse essentiellement en termes psychologiques, au départ c’est en grande partie une question de constitution physique : « Le bonheur ou le malheur consistent dans une certaine disposition d’organes, favorable ou défavorable. » La question du bonheur « fondé sur la machine », c’est-à-dire le corps (Pensées, no 58), sera développée davantage dans l’Essai sur les causes. Aussi ne peut-on jamais juger sûrement du bonheur ou du malheur d’autrui, puisque tout y est relatif et subjectif : « Une condition n’est jamais malheureuse lorsqu’elle plaît » (Pensées, no 30) — et certains se contentent de peu.

4À deux sortes de malheureux, les léthargiques ennuyés, les assoiffés inassouvis, répondent deux sortes de gens heureux : Les uns sont vivement excité par des objets accessibles à leur âme et qu’ils peuvent facilement acquérir. Ils désirent vivement ; ils espèrent, ils jouissent, et bientôt ils recommencent à désirer. Les autres ont leur machine tellement construite qu’elle est doucement et continuellement ébranlée. Elle est entretenue, et non pas agitée ; une lecture, une conversation leur suffit. (Pensées, no 30.)

5On pourrait définir, en fonction du tempérament, une approche active qui initie et recommence sans cesse un cycle de désir et d’assouvissement : ce sont les sportifs et les sensuels ; et une approche plus placide qui a constamment besoin de stimuli mais d’une espèce plus douce : ce seront les intellectuels et les mondains. Le reste du passage donne à entendre que, pour au moins la plupart d’entre nous, l’une de ces deux conditions sera remplie, car « nous sommes heureux, et nos discours sont tels qu’il semble que nous ne le soupçonnions pas. Cependant, nous trouvons partout des plaisirs : ils sont attachés à notre être, et les peines ne sont que des accidents. » (ibid.)

6Montesquieu ajoute que deux mécanismes relevant de notre nature nous défendent contre ce genre d’« accidents » : d’un côté on travaille à améliorer les circonstances de sa vie, ce qui a pour résultat de la rendre plus douce ; de l’autre on s’enrobe de son orgueil, qui l’embellit : « il diminue nos défauts, augmente nos vertus ; c’est un nouveau sens de l’âme, qui lui donne à tous les instants des satisfactions nouvelles. » (ibid.).

7Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue, ce sont moins les plaisirs positifs que l’absence de malheurs ; « le bonheur est ce moment que nous ne voudrions pas changer pour le non-être » (Pensées, no 2010). Mais paradoxalement quand on est libre de malheurs on ne s’en aperçoit pas ; c’est ainsi que Maupertuis, selon Montesquieu, a commis dans son Essai de philosophie morale (1749) l’erreur de mésestimer « le bonheur de l’existence et la félicité permanente, qui n’avertit de rien, parce qu’elle est habituelle » (Pensées, no 2010).

8Une telle conception ne trahit aucun penchant particulier pour un état de contemplation introverti. Au contraire, on doit toujours s’intéresser à autre chose ; n’en déplaise à Pascal, il importe de s’occuper l’esprit : « Pour être heureux, il faut avoir un objet, parce que c’est le moyen de donner de la vie à nos actions. […] La raison en est que notre âme est une suite d’idées. Elle souffre quand elle n’est pas occupée, comme si cette suite était interrompue, et qu’on menaçât son existence. » (Pensées, no 1675). Le plaisir procuré par la lecture, par exemple, vient de ce qu’elle occupe agréablement « quelques heures qui nous seraient insupportables dans le vide de chaque jour ».

9Extrapolant à partir de son expérience personnelle, Montesquieu se persuade qu’en général, il « est très aisé, avec un peu de réflexion, de se défaire des passions tristes » (ibid.). On est d’ailleurs consolé, même dans le malheur, par le baume efficace de la solidarité humaine : « On est heureux dans le cercle des sociétés où l’on vit : témoin les galériens. Or chacun se fait son cercle, dans lequel il se met pour être heureux. » De même que les plaisirs imaginaires n’en sont pas moins des plaisirs, de même il n’en est pas jusqu’aux « fausses » afflictions qui ne puissent nous valoir le plaisir de la compassion. Quant aux vraies, elles aussi « ont leurs délices ; les vraies afflictions n’ennuient jamais, parce qu’elles occupent beaucoup l’âme. […] L’âme est une ouvrière éternelle, qui travaille sans cesse pour elle. » (Pensées, no 1675).

10Si Montesquieu nie certes l’équivalence du bonheur et des plaisirs, il est loin aussi d’exclure ou de déprécier ces derniers, qui n’en tiennent pas moins une forte place dans une existence qui peut s’estimer heureuse. La modération n’implique aucun ascétisme. Cependant il ne veut pas dire non plus, quand il affirme qu’« il ne faut pas se mettre dans la tête d’avoir toujours des plaisirs, cela est impossible, mais le plus qu’on peut » (Pensées, no 658), qu’il s’agit de se livrer à une poursuite effrénée du plaisir. Comme le constate Robert Mauzi, le bonheur pour Montesquieu « se situe à égale distance de l’indifférence glacée et d’une insatiable avidité » (p. 433).

11Ce que le désir et le plaisir ont de positif est de fournir à l’âme cet « objet » qu’il lui faut ; car même le bien-être, quand il est trop passif, est menacé d’un autre malheur qui est l’ennui. « Quand on est bien, on se lasse aisément de ce bien. C’est qu’on n’est jamais si bien qu’on n’ait quelque endroit qui cloche, et qui cause un dégoût. Or, quand nous sommes bien, on sent aisément ce dégoût, et l’on sent peu le bien. » (Pensées, no 1201.) Arsace nous donne la preuve, au moment où il est justement fort heureux, qu’on ne peut s’empêcher de s’agiter : « Quand nous sentons que notre bonheur ne peut plus s’augmenter, nous voulons lui donner une modification nouvelle. » (Arsace et Isménie, OC, t. IX, p. 491).

12L’ambition et la gloire, pour civiquement utiles qu’elles puissent être dans certains situations, ne sont pas sans danger pour le bonheur de l’individu. « Pour être heureux, il ne faut pas désirer plus que les autres. Si l’on avait le cheval ailé de l’Arioste, l’anneau qui rend invisible, est-ce que l’on serait plus heureux ? » (Pensées, no 2046). Mais ce contentement n’a rien de statique, ce n’est pas une « vertu de rétrécissement », pour utiliser une expression de Jean Starobinski, mais « tout au contraire l’attitude qui rend possible la plus vaste ouverture sur le monde et le plus large accueil » (p. 26).

13Cette philosophie, quelle que soit l’observance religieuse de Montesquieu lui-même, se contente volontiers d’un bonheur hic et nunc ; ainsi, dans L’Esprit des lois, il laisse de côté le rapport des religions à la vérité pour ne considérer que le « bien que l’on en tire dans l’état civil » (EL, XXIV, 1). Car, ajoute-t-il un peu plus loin, la religion — sous-entendu la vraie — visant non « le bien » mais « le meilleur », étant absolue, il est impossible d’en discuter, alors qu’« il y a plusieurs biens » (EL, XXIV, 2 et 7), le bonheur ne relevant d’aucune formule fixe. Autrement dit, à la différence de la foi, il n’est pas exclusif, n’admet ni révélation ni recette. De même sur le plan personnel Montesquieu laisse volontiers à d’autres l’angoisse métaphysique, comme le dit encore J. Starobinski : « Ouvert sur le monde, le bonheur de Montesquieu veut et peut s’épanouir à l’intérieur des limites de la condition humaine. Il prétend y accéder par lui-même, sans aucun secours extérieur. […] La nature et la raison, qui sont en nous, suffisent. » (p. 54).

14Bien entendu, Montesquieu n’est pas allé jusqu’à dire que personne n’est forcé d’être malheureux ou qu’on peut toujours se faire heureux à force de volonté. Ce qu’il affirme, c’est qu’on peut s’accommoder d’une certaine quantité d’inconfort ou de privation sans avoir besoin de s’en plaindre si on n’a pas, contre toute raison, mis trop haut son seuil de satisfaction. L’autre facteur limitatif regarde les circonstances dans lesquelles on vit, qui sont hélas souvent, à travers l’histoire, contraires à toute possibilité de bien-être.

Le bonheur politique

15Que le bonheur dépend d’autres variables que la situation ou la psychologie individuelles, que les systèmes sociaux et politiques peuvent être plus ou moins propices au bonheur particulier et collectif, la fable des Troglodytes est là très tôt pour le démontrer (LP[‣]-[‣]). Elle n’illustre pas moins une maxime qu’on trouve dans une lettre de l’auteur selon laquelle « le bonheur politique est tel qu’on ne le sent jamais bien qu’après l’avoir perdu » (au comte de Matignon-Gacé, 22 juin 1726 ; OC, t. XVIII, no 190). Que désirent les peuples sinon la sécurité et la paix ? Tout le projet de recensement et d’analyse qu’est L’Esprit des lois n’est motivé, à en croire une autre lettre, que par « l’amour pour le bien, pour la paix et pour le bonheur de tous les hommes » (au duc de Nivernais, 26 janvier 1750 ; OC, t. XX).

16Le bien en politique, comme le bonheur de tout un chacun, est lié au principe de modération : « l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites » (EL, XXIX, 1). Les excès législatifs de Rome montrent que « [l]es lois extrêmes dans le bien font naître le mal extrême » (EL, XXII, 21). L’avantage de la démocratie à cet égard vient non seulement de la médiocrité des besoins et des désirs en général, mais de la volonté de faire partager à tous les citoyens le même niveau de bonheur : « Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale » (EL, V, 3).

17Arsace et Isménie, comme l’histoire des Troglodytes, est une sorte de traité sous forme de fable sur le bonheur individuel et collectif, et le rapport de l’un à l’autre. Tout un répertoire des bonheurs (et des malheurs) possibles y est décrit, à commencer par le bonheur bucolique assaisonné d’une euphorie solidaire : Toute la maison goûtait une joie naïve. Nous descendions avec plaisir à l’égalité de la nature ; nous étions heureux, et nous voulions vivre avec des gens qui le fussent. Le bonheur faux rend les hommes durs et superbes, et ce bonheur ne se communique point. Le vrai bonheur les rend doux et sensibles, et ce bonheur se partage toujours. (Arsace et Isménie, OC, t. IX, p. 330)

18Plus loin, on retrouve le même principe de félicité dans la réciprocité que chez les bons Troglodytes, alliant le contentement personnel à la responsabilité morale qui incombe au pouvoir : Nous nous aimions, Ardasire et moi ; et sans doute que l’effet naturel de l’amour est de rendre heureux ceux qui s’aiment. Mais cette bienveillance générale que nous trouvons dans tous ceux qui sont autour de nous peut rendre plus heureux l’amour même. (ibid., p. 343)

19Les gouvernants voués à la « bienveillance générale » sont « adorés de cette petite nation qui formait [leur] maison », qui est déjà l’image en petit d’un État-nation et des sentiments qui devraient le régir aussi. Le bonheur consiste alors à ne pas trop penser à soi-même, car on trouve également son bien dans celui qu’on souhaite aux autres. Étrange effet de la nature ! l’homme n’est jamais si peu à lui que lorsqu’il paraît l’être davantage. Le cœur n’est le cœur que quand il se donne, parce que ses jouissances sont hors de lui. […]
C’est l’orgueil qui, à force de nous posséder, nous empêche de nous posséder, et qui, nous concentrant dans nous-mêmes, y porte toujours la tristesse. Cette tristesse vient de la solitude du cœur, qui se sent toujours fait pour jouir et qui ne jouit pas ; qui se sent toujours fait pour les autres et qui ne les trouve pas. (ibid.)

20Il faut encore que ces sentiments généreux soit traduits en lois capables de les fonder en institutions : Arsace « était persuadé que le bien ne devait couler dans un État que par le canal des lois ; que le moyen de faire un bien permanent, c’était, en faisant le bien, de les suivre » (ibid., p. 356). Sans « les grands principes de gouvernement », les dieux (« la Providence ») auraient beau avoir doté le roi des meilleures qualités humaines, le faisant songer toujours au bien de ses sujets : ce serait sans profit pour eux. Arsace est en même temps l’énonciateur et l’exécuteur de cette leçon fondamentale pour tout monarque : Celui qui croit trouver le bonheur sur le trône se trompe, disait Arsace : on n’y a que le bonheur qu’on y a porté, et souvent même on risque ce bonheur que l’on a porté. Si donc les dieux, ajoutait-il, n’ont pas fait le commandement pour le bonheur de ceux qui commandent, il faut qu’ils l’aient fait pour le bonheur de ceux qui obéissent. (ibid., p. 354, variante de l’édition de 1783)

21À la modération il faut donc ajouter l’équilibre et la solidarité. Le bonheur des autres n’est ni intéressé au sens étroit et mesquin, ni désintéressé comme l’altruisme ; il fait partie du bonheur de chacun, l’étend et l’assure, de même qu’en retour celui des individus stabilise le pouvoir qui assure leur sécurité. C’est ce que peut espérer, mais peut difficilement garantir pour longtemps, le bonheur terrestre.

Bibliographie

Jean Starobinski, Montesquieu par lui-même, Paris, Seuil, 1953, p. 25-58.

Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 1979 ; reprint Paris, Albin Michel, 1994.

Pour citer cet article

Stewart Philip , « Bonheur », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1377778430-fr/fr