Federalist Papers

Norbert Campagna

1Le 4 juillet 1776, les colonies anglaises d’Amérique du Nord proclament leur indépendance vis-à-vis de la mère-patrie en ne reconnaissant plus le roi d’Angleterre comme leur souverain légitime. La défense commune contre l’Angleterre exige néanmoins une collaboration entre les nouveaux États souverains. Dans un premier temps, l’union qu’ils forment est une confédération. Chaque État envoie deux représentants au Congrès qui décide uniquement des affaires communes aux différents États, mais sans posséder de pouvoir coercitif à leur égard. Au printemps 1787 une convention se réunit à Philadelphie afin de réformer le Congrès et de le rendre plus efficace. Cette convention élabore en fait une nouvelle Constitution, dont certains estiment qu’elle transforme l’ancienne structure confédérale en une structure fédérale, avec, à la clé, un pouvoir central habilité à recourir le cas échéant à l’armée pour imposer ses décisions aux différents États. Pour entrer en vigueur, ce projet constitutionnel devait être accepté par une majorité d’États. Les mois qui suivirent sa présentation allaient connaître des débats passionnés opposant adversaires et partisans, les premiers étant communément désignés par le terme « antifédéralistes », alors que ses partisans s’étaient déjà arrogés la dénomination « fédéralistes ». Mais comme le noteront de nombreux antifédéralistes, les vrais fédéralistes, c’étaient eux, leurs adversaires étant plutôt partisans d’une consolidation, c’est-à-dire d’une unification des différents États dans un nouvel ensemble, avec une perte sensible, si ce n’est totale, de leur souveraineté et du mode de gouvernement républicain que cette souveraineté rendait possible.

2Dans une série de quatre-vingt-cinq articles publiés dans des journaux new-yorkais par Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, les trois auteurs présentent et expliquent les différents points du projet constitutionnel, afin de convaincre les New-yorkais que cette constitution est nécessaire pour préserver l’indépendance américaine et qu’elle contient suffisamment de garde-fous pour éviter que la tyrannie anglaise ne soit remplacée, comme le craignent leurs adversaires, par une tyrannie américaine. Le projet de Constitution élaboré à Philadelphie est finalement adopté l’été 1788 : les États-Unis d’Amérique sont nés. Reste que le problème des compétences respectives des différents États et de l’instance gouvernementale centrale est loin d’être réglé.

3Les principaux protagonistes des débats de 1787-1788 étaient des hommes cultivés qui connaissaient l’histoire et les auteurs classiques, mais qui avaient aussi lu les principaux auteurs européens des XVIIe et XVIIIe siècles, dont Montesquieu. Quatre aspects de la pensée du magistrat de Bordeaux retiendront ici notre attention : l’idée que les grands États sont voués au despotisme ; l’idée que des républiques, petites par nature, ne peuvent se protéger efficacement que si elles s’unissent ; l’idée que le pouvoir doit arrêter le pouvoir ; le rôle légitime du pouvoir judiciaire.

4Comme le fait remarquer Hamilton (Federalist IX, p. 38), les républiques dont parle Montesquieu sont bien plus petites que les États américains, de sorte que si ces États devaient s’unir pour former un grand État, celui-ci devrait se donner un gouvernement monarchique, voire despotique. Qui plus est, pour établir des formes de gouvernement républicaines en Amérique du Nord, les grands États existants devraient se dissoudre en une multitude de petites républiques. L’Amérique du Nord deviendrait ainsi un amas de petites républiques en querelle permanente les unes avec les autres, et par là une proie facile pour les grandes puissances européennes. Or les Américains ne veulent ni le despotisme autochtone, ni le joug étranger. Si les fédéralistes mettent surtout en avant la nécessité de se défendre contre les convoitises des grandes puissances, les antifédéralistes insistent de leur côté sur la nécessité de se prémunir contre la monarchie et le despotisme – les deux étant souvent considérés comme identiques. Et là où les fédéralistes pensent que leur crainte ne saurait être apaisée que par une union basée sur des liens plus serrés que ceux contenus dans les Articles de la Confédération, les antifédéralistes se montrent plus que réticents face à toute velléité d’augmenter les pouvoirs de l’autorité centrale.

5C’est dans le contexte de cette opposition que Hamilton attire l’attention des lecteurs sur le livre IX de L’Esprit des lois. L’objet de ce livre correspond à la préoccupation principale des fédéralistes : défendre l’indépendance des anciennes colonies contre des agresseurs étrangers. Dans le premier chapitre de ce livre, Montesquieu évoque l’idée d’une « république fédérative », qui allierait « tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain, et la force extérieure du monarchique » (EL, IX, 1).

6En affirmant qu’une république fédérative naît d’une convention, Montesquieu conçoit la naissance de l’État fédéral dans le cadre de la pensée contractualiste du XVIIe siècle, à ceci près que ce ne sont pas des individus en tant que tels qui décident de former un État, mais des « corps politiques ». Et il est intéressant de noter que Montesquieu dit de ceux-ci qu’ils deviennent des « citoyens » de la nouvelle entité, assimilée à une « société de sociétés » (EL, IX, 1). Pour qu’une république fédérative puisse assumer la tâche défensive pour laquelle elle a été créée, il faut que les États qui la constituent soient de même nature, les républiques étant bien plus aptes à former de telles républiques fédératives durables que les monarchies ou un mélange de républiques et de monarchies. Dans le cas américain, cette première condition est remplie : les colonies américaines étaient régies selon un mode républicain – ou pouvant passer pour tel, si on oubliait les esclaves.

7Si Montesquieu ne dit pas à quoi ressemblerait une convention visant à instaurer une telle république fédérative, on peut néanmoins supposer qu’elle commencerait par les mots : « Nous, républiques de… ». Or la Constitution américaine commence avec les mots : « We the People of the United States… ». Si les uns estiment que le « Nous » désigne le peuple américain dans son ensemble, c’est-à-dire une nation unifiée dont les individus ont su transcender leurs affiliations politiques particulières, les autres pensent que le « Nous » désigne les citoyens de chacun des différents États qui s’unissent en tant que citoyens de tel ou tel État. « We the People » équivaudrait donc à « We the States », et la société politique nouvellement créée ne serait pas une société d’individus, mais, dans les termes de Montesquieu, une « société de sociétés ».

8Une deuxième condition énoncée par Montesquieu est la suivante : « Une république qui s’est unie par une confédération politique, s’est donnée entière, et n’a plus rien à donner » (EL, IX, 3). S’il prend la peine de citer longuement le premier chapitre du livre IX, Hamilton s’abstient de mentionner cette phrase, et pour cause : un des principaux reproches adressés par les antifédéralistes au projet constitutionnel était qu’il avait pour conséquence d’absorber entièrement les États fédérés dans l’entité fédérale. Pour les antifédéralistes, la nouvelle constitution n’était fédérale qu’en apparence, sa véritable substance était nationale. Et c’est précisément pour éviter cette « nationalisation » que les antifédéralistes exigèrent qu’une déclaration des droits des États et des citoyens soit annexée au projet élaboré à Philadelphie. Pour eux, une république qui s’est unie par une confédération politique ne s’est pas donnée entière et si elle n’a plus rien à donner, ce n’est pas parce qu’elle a tout donné, mais parce qu’il y a certaines choses qu’elle ne veut pas donner et qu’elle a parfaitement le droit de conserver.

9Ce n’est qu’après l’adoption du projet constitutionnel que dix amendements viendront le compléter – et bien d’autres encore durant les décennies suivantes. Le dixième stipule que les pouvoirs qui n’ont pas été délégués au gouvernement fédéral par la Constitution et dont elle n’interdit pas l’exercice aux États sont réservés à ceux-ci ou à la population (the people). Cet amendement vise à tenir compte des craintes des antifédéralistes.

10Au même chapitre 3 du livre IX, Montesquieu mentionne une autre question qui allait diviser les Américains, à savoir celle de la grandeur et de la puissance des États fédérés. Entre les anciennes colonies anglaises, il y avait des différences notables, tant du point de vue purement géographique que du point de vue démographique, ainsi que du point de vue économique – souvent lié aux deux premiers. Les États ayant peu d’habitants et envoyant dès lors peu de représentants au Parlement, ne risquaient-ils pas d’être sacrifiés sur l’autel des intérêts des États ayant une population nombreuse ? Un quart des États ne risquait-il pas d’imposer sa loi aux trois quarts restants ?

11Pour écarter ce danger, les auteurs du projet constitutionnel avaient prévu une bipartition du pouvoir législatif, entre le Congrès, où les États seraient représentés en fonction de leur population, et le Sénat, où les différents États seraient représentés par deux sénateurs. Par ailleurs, le président disposait d’un droit de veto. Pour qu’une loi puisse entrer en vigueur, il fallait donc une collaboration entre ces trois instances. L’idée fondamentale était la suivante : il ne fallait pas qu’une instance dispose de la plénitude du pouvoir, c’est-à-dire d’un pouvoir qu’elle pourrait exercer dans tous les domaines et comme il lui plairait.

12Il incombera à James Madison d’aborder ce sujet dans la Contribution 47. Les adversaires du projet constitutionnel reprochent à celui-ci de ne pas tenir compte du principe de liberté qui exige que les trois principaux pouvoirs politiques soient séparés et distincts (Federalist XLVII, p. 245). Dans la discussion de ce sujet crucial, Madison veut montrer que le projet constitutionnel n’est pas affecté par le reproche et que ses adversaires ont une interprétation tronquée du principe de la séparation des pouvoirs. Et c’est dans ce contexte qu’il évoque Montesquieu, « l’oracle qui est toujours consulté et cité à ce sujet » (ibid.). Cet oracle n’a toutefois pas inventé de toute pièce le système qu’il loue au livre XI de L’Esprit des lois, mais il l’a trouvé dans la Constitution anglaise. C’est donc vers celle-ci que Madison se tourne, pour faire remarquer qu’elle ne connaît pas une séparation stricte des trois pouvoirs. En se basant sur sa lecture de la Constitution anglaise et de la lecture que Montesquieu en fait, Madison aboutit à la conclusion que cette Constitution – qui, même si elle est celle de la nation tyrannique dont les Américains viennent de s’émanciper, reste néanmoins un paradigme pour la liberté politique – ne connaît pas une compartimentalisation stricte des trois pouvoirs, mais vise uniquement à empêcher l’un des pouvoirs d’avoir toutes les attributions qui reviennent à un autre. Plus qu’une simple confusion des pouvoirs, c’est leur concentration qui est visée. L’important n’est pas que les pouvoirs soient séparés les uns des autres, mais qu’ils puissent efficacement se contrôler les uns les autres. Et là où l’Angleterre décrite par Montesquieu se trouvait devant une réalité politique caractérisée par l’opposition entre différents groupes sociaux, l’Amérique de la fin du XVIIIe siècle se trouve devant une réalité politique caractérisée par l’opposition entre différents États – opposition à laquelle se surajoute une dimension sociale.

13Un droit que les différents États souhaitaient conserver était celui de la détermination de l’accès à la citoyenneté et donc aux droits, notamment politiques. Il est étrange qu’aucun des auteurs ne cite ici Montesquieu lorsqu’il affirme au sujet des démocraties: « Les lois qui établissent le droit de suffrage sont donc fondamentales dans ce gouvernement. En effet, il est aussi important d’y régler comment, par qui, à qui, sur quoi, les suffrages doivent être donnés, qu’il l’est dans une monarchie de savoir quel est le monarque, et de quelle manière il doit gouverner » (EL, II, 2). Montesquieu parle ici du suffrage dans les assemblées législatives, mais nous pouvons étendre son propos et affirmer que les lois qui établissent le droit de vote sont fondamentales dans tout gouvernement représentatif. Or une république peut parfaitement être un gouvernement représentatif, de même qu’elle peut faire partie d’un gouvernement fédéral représentatif. Mais si cela est le cas, alors le fait d’ôter à un État fédéré le droit de déterminer le droit de suffrage reviendrait à le priver d’un droit fondamental et à le détruire en tant que république.

14Dans la Contribution 52, Madison, sans citer Montesquieu, affirme que « la définition du droit de suffrage est à juste titre considérée comme un article fondamental du gouvernement républicain » (Federalist LII, p. 268). Cela étant, il est important de le régler au niveau constitutionnel plutôt que de l’abandonner aux opinions changeantes du Congrès ou entièrement aux législatures des États. La section 2 de l’article premier de la Constitution stipule de ce fait que les membres de la Chambre des représentants seront choisis tous les deux ans par des électeurs qui posséderont les qualifications demandées pour les électeurs de la branche la plus nombreuse du pouvoir législatif de l’État. Les États conservent certes encore un certain pouvoir, mais celui-ci est encadré par la Constitution.

15Dans ce contexte, la section 4 de l’article 4 faisait craindre le pire à ceux qui militaient contre l’adoption du projet constitutionnel : « Les États-Unis garantiront à tout État faisant partie de cette Union une forme de gouvernement républicaine […] ». Que faut-il entendre au juste par là ? Selon Madison, la forme de gouvernement républicaine se caractérise par le fait que « le système de représentation y a lieu », c’est-à-dire que le gouvernement est délégué à « un petit nombre de citoyens élus par le reste ». Il distingue le gouvernement républicain du gouvernement démocratique, où c’est le peuple en corps qui exerce directement le pouvoir (Federalist X, p. 45). Pour Montesquieu, « le gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple, a la souveraine puissance » (EL, II, 1). Si le peuple en corps a la puissance souveraine, il s’agit d’une république démocratique, alors que si une partie seulement du peuple l’a, nous avons affaire à une république aristocratique (EL, II, 2). Mais le verbe avoir est ambigu : on doit en effet distinguer entre posséder le pouvoir souverain en tant que tel et en posséder l’exercice. Dans une démocratie directe, le peuple possède les deux ; dans une démocratie représentative, il possède le pouvoir souverain, mais non pas son exercice – si nous faisons abstraction des élections où il recouvre ce pouvoir pendant un temps très limité et uniquement pour élire ceux qui exerceront ce pouvoir à sa place dans les années suivantes.

16Au chapitre 6 du livre XI, Montesquieu fait remarquer que dans un grand État, il est illusoire de laisser exercer le pouvoir souverain par le peuple en corps, et ce indépendamment du fait qu’un tel exercice serait aussi lié à de nombreux inconvénients, le peuple n’étant en effet pas compétent pour délibérer des affaires publiques (EL, XI, 6). Pour assurer un gouvernement républicain dans un grand État, il faut donc faire en sorte que « dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant » (EL, XI, 6). Quelques lignes plus loin il précise : « Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant, excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse qu’ils sont réputés n’avoir point de volonté propre » (ibid). Aux États-Unis, les esclaves noirs tombaient dans cette dernière catégorie, et même si certains Pères fondateurs sentaient une incohérence entre leur discours universaliste et égalitaire et la situation des Noirs dans le nouveau monde politique, ils remettaient à plus tard l’espoir d’une Amérique où tous les hommes adultes – la question du droit de vote des femmes n’était pas un sujet de discussion – auraient le droit d’élire leurs représentants. Faire adopter la nouvelle Constitution dans les États du Sud et garantir ainsi l’existence des États-Unis d’Amérique primait sur l’abolition de l’esclavage.

17Reste à aborder la question du pouvoir judiciaire défini par l’article 3 de la Constitution, qui le place entre les mains d’une Cour suprême et de cours inférieures qu’il incombera au Congrès de créer selon les nécessités et convenances. Les antifédéralistes se sont très tôt méfiés de cette Cour suprême instaurée par la Constitution, estimant que les juges constitutionnels interpréteraient le texte constitutionnel non pas strictement selon sa lettre, qui peut le faire apparaître comme ne privilégiant pas l’État national par rapport aux États fédérés, mais selon son esprit, qui était perçu comme clairement « national » (The Antifederalist Papers 80, p. 230). Cela aurait pour conséquence une extension des pouvoirs centraux et donc une disparition de l’autodétermination des États fédérés (ibid., 81, p. 234).

18Nous trouvons ici un thème cher à Montesquieu, en l’occurrence la question de savoir si les juges devaient s’en tenir strictement à la lettre de la loi ou s’ils devaient aussi avoir le droit d’interpréter la loi selon son esprit. Par ailleurs, la Cour suprême américaine peut aussi être perçue comme ce nécessaire dépôt des lois dont Montesquieu parle au livre II, chapitre 4 : elle joue le rôle de gardienne de la Constitution et doit la rappeler aux pouvoirs constitués qui voudraient l’ignorer ou la violer. Dans le Fédéralist, Hamilton affirme clairement la nécessité d’un tribunal suprême, en disant qu’il lui incombera de déterminer de manière uniforme la signification des lois nationales (Federalist XXII). Cette Cour ne sera pas seulement une bouche qui prononcera les paroles de la loi, mais elle fera office de bouche qui interprétera de manière uniforme ces paroles. Et dans la mesure où l’article 3 de la Constitution affirme que les tribunaux sont aussi compétents en matière d’équité, on peut envisager que les lois des États fédérés ou les jugements des tribunaux des différents États puissent faire l’objet d’un appel devant la Cour suprême. Les partisans des droits des États se méfient de juges fédéraux ayant le pouvoir d’invalider les lois votées par le Congrès, mais aussi celles votées par le pouvoir législatif dans les différents États.

19La question du pouvoir judiciaire est abordée dans les contributions 78 à 83 du Fédéraliste. Selon Hamilton, le pouvoir judiciaire est le moins dangereux des trois pouvoirs : « Le pouvoir judiciaire […] n’exerce aucune influence sur l’épée ou la bourse ; il ne dirige ni la force, ni la richesse de la nation, et ne peut pas prendre la moindre résolution active. On peut vraiment dire qu’il n’a ni FORCE, ni VOLONTÉ, mais seulement du jugement ; et même pour l’efficacité de ses jugements, il dépend finalement de l’aide du bras exécutif » (Federalist LXXVIII, p. 395-396). Le pouvoir judiciaire n’est donc qu’une bouche, et non pas un bras, et de ce fait c’est le pouvoir dont on a le moins à craindre qu’il s’attaque à la liberté du peuple, du moins aussi longtemps qu’il reste dans la fonction qui lui est propre et qu’il reste séparé – et ici Hamilton cite Montesquieu – des pouvoirs exécutif et législatif.

20Hamilton compare le pouvoir judiciaire à un pouvoir intermédiaire qui se situe entre le peuple et le pouvoir législatif et dont une des fonctions est de protéger le peuple contre les actes du pouvoir législatif. Le passage dans lequel Hamilton introduit ce rôle de pouvoir intermédiaire qu’exerce le pouvoir judiciaire est directement inspiré de Montesquieu, même si le magistrat bordelais n’est pas nommé ni cité dans ce contexte. Non que Hamilton veuille faire apparaître comme sienne cette idée mais plutôt parce que Montesquieu présente les pouvoirs intermédiaires comme constituant la nature du gouvernement monarchique (EL, II, 4). Or les adversaires de Hamilton reprochaient précisément au projet constitutionnel de vouloir établir un gouvernement monarchique.

21Dans L’Esprit des lois, Montesquieu dit que les pouvoirs intermédiaires doivent être « subordonnés et dépendants » (EL, II, 4). Hamilton, de son côté, fait allusion à ceux qui affirment que si le pouvoir judiciaire est habilité à déclarer nulles des lois votées par le pouvoir législatif, le premier de ces deux pouvoirs est supérieur au second. Mais dans ce cas, les Américains ne seront plus gouvernés par leurs représentants élus, mais par une élite de neuf juges, voire de cinq, étant donné que les décisions sont prises à la majorité simple. La république ne risque-t-elle pas de se transformer en aristocratie des juges ?

22Hamilton répond en présentant les juges comme les gardiens de la Constitution qui, elle, est l‘expression de la volonté du peuple. Lorsque les juges déclarent inconstitutionnelle et par là nulle une loi votée par le pouvoir législatif, ils ne substituent pas leur volonté à celle du législateur, mais ils affirment la volonté fixe du peuple uni contre la volonté changeante et arbitraire de la majorité des membres du pouvoir législatif. Pour Hamilton, les juges « doivent régler leurs décisions selon les lois fondamentales, plutôt que selon celles qui ne sont pas fondamentales » (Federalist LXXVIII, p. 398). Les juges sont ainsi élevés au rang de protecteurs du peuple et, selon Hamilton, ils ne pourront adéquatement jouer ce rôle que s’ils sont protégés contre le pouvoir législatif, celui-ci n’ayant notamment pas le droit de les destituer ni de diminuer leurs rémunérations en cours de mandat. Conscient des risques liés à la position qu’il défend, Hamilton estime qu’ils sont moindres que ceux liés à la position opposée.

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