Hobbes, Thomas

Jean Terrel

1Montesquieu possède une édition des œuvres latines de Hobbes (1668, Catalogue, no  [‣]) et les traductions françaises du De cive par Sorbière (1651, Catalogue, no  [‣]) et par Du Verdus (1660, no  [‣]). Nous ignorons s’il a lu ou consulté le Léviathan dans sa version anglaise. Montesquieu fréquente aussi le Droit de la nature et des gens, où Hobbes est très longuement cité, paraphrasé et critiqué par Pufendorf.

2Du Traité des devoirs (1725) à la Défense de l’Esprit des lois (1750), l’attaque est constante contre le « système terrible » de Hobbes (Défense) qui risque de « gâter » le lecteur comme ce fut le cas pour le duc d’Orléans (Spicilège, no 505). La critique explicite concerne les principes de la morale et du droit et se maintient sans changements significatifs de 1725 à 1748. Cependant certains thèmes essentiels de L’Esprit des lois (la différence entre le gouvernement despotique et le gouvernement monarchique, l’éloge de la modération politique, l’éclipse de la souveraineté, le refus de couper les hommes du reste de la nature) ouvrent des nouveaux fronts avec Hobbes ou tout au moins, puisqu’il n’est plus nommé, révèlent l’éloignement des deux auteurs.

3Lecteur de Pufendorf, Montesquieu connaît la complexité des thèses de Hobbes sur les lois naturelles : Hobbes est moins « outré » que Spinoza (Pensées, no 1266 ; transcrit entre 1734 et 1739), il sait que les pactes doivent être observés (Pensées, no 224 ; antérieur à 1731). Pufendorf jouait de cette complexité pour écarter les thèses les plus sulfureuses, dissocier Hobbes de Spinoza et le réintégrer dans la tradition du droit naturel. Ce n’est pas le point de vue de Montesquieu : « beaucoup moins outré » que Spinoza, Hobbes « est, par conséquent, beaucoup plus dangereux » (Pensées, no 1266). Débarrassé de ses complexités, ramené à l’essentiel, Hobbes « me dit que la justice n’est rien en elle-même, qu’elle n’est autre chose que ce que les lois des empires ordonnent et défendent » (ibid.). De même, selon la relation par la Bibliothèque française de la communication faite par Montesquieu des premiers chapitres d’un Traité des devoirs (OC, t. VIII, p. 429-439), « l’auteur, dans les chapitres iv et v, fait voir que la justice n’est pas dépendante des lois humaines […] Cette question conduit à la réfutation des principes de Hobbes sur la morale ». Ce thème est repris dès le premier chapitre de L’Esprit des lois : au lieu de « dire avec Hobes qu’il n’y a rien de juste ou d’injuste que ce qu’ordonnent les lois positives […] il faut [...] avouer des rapports d’équité anterieurs à la loi positive qui les établit » (EL, I, 1 ; OC, t. III, p. 7). Notons cependant que Montesquieu admet avec Hobbes (sans expliciter ce point d’accord) que les rapports d’équité sont établis par les lois positives. Montesquieu a biffé cette première référence à Hobbes : peut-être sait-il que ce dernier ne se laisse pas si facilement réduire à ce positivisme sans nuance et que cette manière de le critiquer est peu originale. Quand Hobbes entre directement en scène au chapitre qui suit, Montesquieu expose la critique qui lui est propre, qu’il a formulée bien plus tôt (Pensées, no 1266 ; transcrit entre 1734 et 1739, mais « n’ayant pu entrer dans le Traité des devoirs », de 1725) et qui sera ensuite reprise et développée par Rousseau : avant l’établissement des sociétés, les hommes sont proches de l’animalité, raisonnables seulement en puissance, poussés par la crainte à se fuir et ensuite à se regrouper et non à se faire la guerre pour la domination. Or cette critique est préparée par la distance prise au préalable avec le rationalisme du droit naturel moderne. Si les bêtes « ont des lois naturelles, parce qu’elles sont unies par le sentiment » (EL, I, 1), on ne peut plus, comme Grotius et Pufendorf, réduire la loi naturelle à la loi de raison propre aux animaux raisonnables. De même les premières lois naturelles, selon l’ordre temporel, procéderaient pour les hommes du sentiment et de l’instinct, et non de la raison. C’est dans ce mouvement où l’actualisation de la raison dépend du développement de la société que Hobbes se voit reprocher d’attribuer « aux hommes, avant l’établissement des sociétés, ce qui ne peut leur arriver qu’après cet établissement […] » (EL, I, 2). On pourra donc user du concept d’état de guerre (là encore Montesquieu tait ce qu’il emprunte à Hobbes) si on cesse de le confondre avec l’état de nature qui devient ainsi le point de départ d’une histoire hypothétique de l’humanité. L’annihilation fictive de l’État et du droit, que Hobbes jugeait nécessaire à la démonstration génétique des principes du droit politique, est ainsi historicisée comme c’était déjà le cas chez Locke ou Pufendorf et comme cela le sera encore plus chez Rousseau.

4L’état de guerre entraîne le droit à la défense naturelle. Grotius et Pufendorf condamnent l’attaque préventive, sauf si on a la certitude que l’autre a le pouvoir et la volonté de vous attaquer (Droit de la guerre et de la paix, II, 22, § 5). Selon un texte qui n’a pu entrer dans le Traité général des devoirs et qui est consacré à la conception hobbésienne du droit naturel, « il est faux que la défense entraîne nécessairement la nécessité d’attaquer » (Pensées, no 1266). C’est une position encore proche de celle de Grotius. En 1748, Hobbes n’est plus cité et l’accent est différent : l’état de guerre qui subsiste entre les États (et non au sein de chacun d’eux) fait que « le droit de défense naturelle entraîne quelquefois la nécessité d’attaquer » (EL, X, 2). La référence grotienne à une intention avérée de nuire ou d’attaquer disparaît : il suffit que l’attaque soit le seul moyen d’empêcher l’autre de vous détruire.

5Avant 1731, et la critique est de nouveau peu originale, Hobbes, selon Montesquieu, « a oublié son principe du droit naturel », l’obligation de respecter les pactes, en affirmant « que, le peuple ayant autorisé le prince, les actions du prince sont les actions du peuple, et, par conséquent, le peuple ne peut pas se plaindre du prince, ni lui demander aucun compte de ses actions, parce que le peuple ne peut se plaindre du peuple » (Pensées, no 224). C’est amalgamer des arguments de 1642 et de 1651, l’idée que, dans une monarchie, « le roi est le peuple » (De cive, chap. xii, § 8) et l’argument selon lequel « celui qui se plaint d’un tort commis par le souverain se plaint de ce dont il est lui-même l’auteur » (Léviathan, chap. xviii) : dans l’argument reconstitué, c’est le peuple et non, comme dans le Léviathan, chaque particulier qui autorise le prince. Comme d’autres avant lui (et en particulier Pufendorf), Montesquieu refuse de placer le souverain à l’extérieur de la convention qui l’établit : le prince a un pacte à honorer. De même le fait que le prince représente le peuple, qu’il soit son délégué – Hobbes parle bien d’un trust, d’une mission de confiance qui lui est confiée – est retourné contre l’absolutisme, l’idée d’une autorisation sans limites. Ce texte n’est pas repris dans L’Esprit des lois : Montesquieu préfère critiquer l’absolutisme sur un autre terrain, en développant positivement la théorie politique qui lui est propre : éclipse de la souveraineté au profit du gouvernement (voir l’article « Souveraineté » du présent dictionnaire), distinction de la monarchie et du gouvernement despotique (ce qui revient à l’évidence à s’opposer à la manière dont Hobbes récuse la distinction entre royauté et tyrannie et, plus généralement, la distinction aristotélicienne du politique et du despotique).

6Au-delà de la morale, des principes du droit et de la politique, il y a des raisons philosophiques qui expliquent que Hobbes, beaucoup plus que Spinoza, soit un adversaire : son artificialisme, son volontarisme exagéré, sa manière de séparer (brutalement selon Montesquieu) l’homme du reste de la nature. Comme pour préparer la critique de Hobbes qui suit immédiatement, Montesquieu déclare dans un passage biffé du manuscrit de L’Esprit des lois que « c’est surtout chez eux [les animaux] qu’il faut aller chercher le droit naturel » (I, 2 ; OC, t. III, p. 8) ; « Hobbes dit que la curiosité est particulière à l’homme ; en quoi il se trompe, chaque animal l’ayant dans la sphère de ses connaissances » (Pensées, no 288). Il ne s’agit pas d’une divergence mineure : la curiosité est pour Hobbes ce qui manifeste la spécificité de l’animal humain, l’arrachement au présent qui détermine sans cesse de nouveaux désirs, ce que Montesquieu refuse de manière d’autant plus significative qu’il emprunte à Hobbes (peut-être par Locke interposé) l’idée que le comble de la félicité consiste à « former toujours de nouveaux désirs et les satisfaire à mesure qu’on les forme » (Pensées, no 69).

Bibliographie

Simone Goyard-Fabre, « Montesquieu adversaire de Hobbes », Paris, Minard, 1981, « Archives des Lettres modernes », 72 pages.

Benoît Le Roux, « Hobbes et Montesquieu », Montesquieu, De L’Esprit des lois : la nature et la loi, coll. Analyses et réflexions, Paris, Ellipses, 1987, p. 162-168.

Annamaria Loche, « Le ragioni di una polemica : Montesquieu e Hobbes », Oxford, Voltaire Foundation, SVEC 190 (1980), p. 334-343.