Paix

Jean Terrel

1« Il faut que la guerre soit entreprise en telle manière qu’il semble qu’on ne désire rien d’autre que la paix » (traduction d’un texte de Cicéron [De officiis, I, 23] recopié par Montesquieu [Spicilège, no 694]). Après beaucoup d’autres (voir par exemple Grotius, Droit de la guerre et de la paix, III, 25, §2), Montesquieu fait de la guerre un moyen au profit d’une fin qui lui est supérieure, en évitant cependant le lyrisme de la paix et le pathétique des misères de la guerre.

2La paix est une loi naturelle. C’est un constat anthropologique et non une affirmation normative : si on se transporte fictivement dans un état antérieur à l’établissement des sociétés, les hommes sont des êtres sensibles qui songent d’abord à se conserver et ont d’abord le sentiment de leur faiblesse : « On ne chercherait donc point à s’attaquer, et la paix serait la première loi naturelle » (EL, I, 2).

3Avec l’établissement des sociétés et les guerres qui en résultent, la paix change de définition et ne résulte plus de la crainte : « Comme le principe du gouvernement despotique est la crainte, le but en est la tranquillité ; mais ce n’est pas une paix, c’est le silence de ces villes que l’ennemi est près d’occuper » (EL, V, 14 ; voir aussi Pensées, no 809). La paix ne s’achète pas (Romains, xviii ; Pensées, no 362), elle se gagne parce qu’on est capable de vaincre ou tout au moins de résister longtemps à l’ennemi. Le projet de paix perpétuelle en Europe prêté à Henri IV était « mauvais si on l’avait envisagé en lui-même ; les premiers barbares auraient subjugué l’Europe » (Pensées, no 188) : l’ethos guerrier des anciens ou des barbares du Nord est donc favorable à la liberté ; les guerres civiles les plus funestes peuvent avoir des effets bénéfiques quand la paix revient et que les forces sont de nouveau réunies (Pensées, no 187 ; voir aussi no 463). L’objet de la guerre peut être en même temps la victoire (EL, I, 3) et la paix (Pensées, no 1814) : pour « faire la paix », il faut être capable de se défendre, en respectant cependant les règles du droit des gens qui permettent de suspendre l’usage de la force quand elle n’est plus nécessaire : il faut déclarer la guerre, ne pas empoisonner les puits et les fontaines, ne pas assassiner le monarque dans sa cour, respecter les hérauts et les ambassadeurs.

4On aboutit, semble-t-il, à une définition minimale et négative de la paix : à l’intérieur de l’état de guerre général entre les nations, il y aurait des moments plus ou moins longs où l’équilibre des puissances permettrait de suspendre la guerre ouverte et déclarée. De ce point de vue, les princes « sont gouvernés par la force ; ils peuvent continuellement forcer et être forcés » (EL, XXVI, 20 ; souligné par nous). Montesquieu n’en reste pas là : dans l’Europe de son temps où aucun État ne peut prétendre à l’hégémonie, une simple politique d’équilibre fait « qu’on entretient partout un nombre désordonné de troupes » : « sitôt qu’un État augmente ce qu’il appelle ses forces, les autres soudain augmentent les leurs », si bien qu’« on nomme paix cet état d’effort de tous contre tous » (Réflexions sur la monarchie universelle, xxiv ; OC, t. II). Si cet effort maintient l’équilibre « parce qu’il éreinte les grandes puissances » (ibid., note n), il ruine l’Europe, pauvre avec la richesse de tout l’univers. La paix véritable n’est donc ni le silence d’un pays conquis, ni l’équilibre des forces, ni ce que le droit des gens bien fondé permet d’obtenir entre les nations (des guerres réglées et suspendues par des traités), elle suppose l’adoucissement des mœurs qui est l’effet du christianisme bien pratiqué et surtout du commerce, qui porte à la paix (EL, XX, 1-2), parce que « la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout » et qu’on rompt avec une logique où tout renforcement de l’un affaiblit l’autre, ou tout au moins menace de le faire. L’Europe n’est plus qu’une nation (ou même un État) composée de plusieurs provinces (Monarchie universelle, xviii ; Pensées, no 318, antérieur à 1731). Ce n’est pas que la pluralité des États ne soit plus nécessaire, ni même seulement que tous les êtres de raison forment un même société : l’ancien cosmopolitique s’inscrit dans des relations nouvelles où l’opulence de l’un fait celle de l’autre.

Bibliographie

Catherine Larrère, « Montesquieu et l’idée de fédération », dans L’Europe de Montesquieu, Alberto Postigliola et Maria-Grazia Bottaro-Palumbo dir., Cahiers Montesquieu 2, Naples, Liguori, 1995, p. 137-152.