Japon

Rolando Minuti

1La documentation dont la culture européenne pouvait disposer sur le Japon au début du XVIIIe siècle n'était pas extrêmement développée, mais elle donnait beaucoup de renseignements. Même la fermeture du Japon à la pénétration missionnaire, définitive à partir de 1637, n’interrompit pas une communication qui resta active grâce à la Compagnie hollandaise des Indes orientales ; cela se traduisit par beaucoup de relations de voyages et d’informations diffusées dans la culture européenne par des publications célèbres comme le Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales, publié à Amsterdam à partir de 1702.

2Montesquieu montre sans doute le même intérêt que beaucoup d’Européens pour la réalité japonaise et si, comme pour d’autres aspects de son intérêt pour le monde extra-européen, sa connaissance n’est pas celle d’un érudit mais plutôt le résultat d’un choix quelquefois partiel, elle ne manque pas d’être attentive — comme ses recueils de pensées et de notes de lecture et de travail nous le montrent — et de fournir un matériel utile pour l’approfondissement de sujets importants, tels que le droit pénal ou le rapport entre institutions politiques et religion, qui ont une importance centrale dans L’Esprit des lois.

3C’est sans doute dans l’ouvrage d’Engelbert Kämpfer, traduit en français en 1729 sous le titre d’Histoire naturelle, civile et ecclésiastique de l’empire du Japon à partir de l’édition anglaise du texte, ouvrage qui constitua longtemps une référence fondamentale pour la culture européenne, que Montesquieu a pris l’essentiel de sa documentation, à partir de l’édition anglaise (1727) qu’il possédait à La Brède (Catalogue, no [‣]). On le voit particulièrement dans le Spicilège : les fragments nos 517, 523, 524 sont constitués d’annotations ponctuelles de l’ouvrage du voyageur allemand, entremêlées à des considérations personnelles qui révèlent une lecture attentive de ce texte. À la lecture de Kämpfer, Montesquieu pouvait ajouter la consultation du Recueil hollandais (dont témoignent aussi bien le Spicilège que le dossier 2506 des manuscrits de La Brède, ainsi que les notes de L’Esprit des lois) et même quelques pages de l’ouvrage fameux du père Du Halde, la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise. Ces ouvrages constituent la base documentaire de son information sur le Japon, dont la singularité, par rapport au tableau général des nations asiatiques, apparaît clairement et offre un sujet spécifique de réflexion dans L’Esprit des lois.

4Une des premières questions qui se posent à Montesquieu concerne les origines de la nation japonaise. Si en effet dans le Spicilège (no 517) il semble s’accorder avec l’opinion commune qui fait venir les Japonais de Chine, dans les Pensées les différences entre Japonais et Chinois sont soulignées (Pensées, no 1775 et 1839, où il se réfère surtout à la question de la propriété de la terre), et leur relation directe avec les grands conquérants de l’Asie, les Tartares, est en même temps rappelée (Pensées, no 1730, où le rapport entre Japon et empire du Mogol est souligné). Mais ce changement sur les origines de la nation japonaise ne résout pas le problème des caractères particuliers du despotisme japonais. L’« esprit précaire » propre à tous les États despotiques et surtout évident dans l’empire du Mogol, se manifestait en effet au Japon d’une façon toute particulière qui méritait des explications, que Montesquieu essaye de donner dans L’Esprit des lois.

5La dureté exceptionnelle des lois japonaises est un fait auquel Montesquieu prête attention dans le livre VI, en partant d’un constat : la conformité naturelle entre la sévérité particulière du droit pénal et l’ « esprit » propre aux États despotiques, dont le principe est la crainte (chap. 9). Cette sévérité n’implique pas une meilleure efficacité du droit pénal, mais, comme le rappelaient déjà les Lettres persanes ([‣]), il n’était que la conséquence de l’adaptation des lois à une psychologie caractérisée par l’accoutumance aux violences et aux cruautés. Des peines beaucoup moins sévères auraient eu dans les États modérés une efficacité bien plus grande. Mais au Japon (EL, VI, 13), la sévérité des lois, comme l’attestaient de nombreuses sources — en particulier l’Histoire de Kämpfer dont Montesquieu exagère sans doute les conclusions —, était sans doute exceptionnelle même par rapport aux autres États de l’Asie. Dans un des fragments de L’Esprit des lois (OC, t. IV, p. 790 : dossier Ms 2506/7), « Comment les mauvaises lois en demandent d’autres plus mauvaises pour arrêter leur effet »), il apparaît que pour se conserver il était nécessaire que le despotisme « abusât de lui-même ». Mais cet abus, qui permet le maintien d’un gouvernement militaire, ne produit pas une plus grande stabilité sociale et institutionnelle que dans les autres États despotiques, mais bien plutôt une escalade de lois pénales très cruelles, qui montre la face extrême et plus violente du despotisme.

6Cette représentation provient en grande partie du Recueil hollandais, qui jugeait très sévèrement les excès et les absurdités de la législation pénale japonaise. Le pouvoir immense de l’« empereur » du Japon, et la superposition du crime contre l’autorité politique au crime contre la religion, donnaient selon Montesquieu une explication de cette réalité : « Ils font donc le même raisonnement à l’égard de leur empereur que nous faisons à l’égard de Dieu. La faute est infinie qui offense un être infini » (Spicilège, no 524). Une autre explication peut venir de la nature particulière de la nation japonaise, dure et opiniâtre, qui n’a jamais rencontré pendant toute son histoire un « législateur sage » capable de corriger les comportements avec raison et modération — ce qui était par ailleurs contradictoire avec la nature des États despotiques ; de ce fait elle avait réagi à des lois pénales toujours plus dures et sévères en élevant progressivement le niveau de sa capacité de souffrance : « voilà l’esprit des lois du Japon » (EL, VI, 13). La nature du despotisme chinois est bien différente, car en Chine la tradition, c’est-à-dire le système des rites, avait donné la possibilité de traduire le despotisme en formes moins violentes et de quelque façon plus enracinées dans les consciences, même si Montesquieu ne doute pas que c’est toujours « le bâton qui gouverne la Chine » (EL, VIII, 21).

7D’autres aspects suscitent l’intérêt de Montesquieu pour la réalité japonaise. Si les questions qui touchent le droit de succession ou la démographie (EL, XXIII) ne font qu’effleurer le Japon, le problème du commerce l’intéresse bien davantage. Comme le rappelle le Spicilège (no 517, avec référence à Kämpfer), le Japon peut se maintenir en dehors des relations commerciales internationales sans le moindre dommage ; mais Montesquieu en tire une conclusion opposée à l’auteur allemand : les privilèges commerciaux accordés aux seuls Chinois et Hollandais se révèlent en fait désavantageux (EL, XX, 8 [9]), alors que le Japon aurait pu retirer des avantages bien supérieurs en libéralisant davantage le commerce (EL, XX, 21 [23]), conformément à la nature du pays et à sa richesse. De ce point de vue aussi, comme à propos de la législation pénale, la singularité négative du Japon était évidente.

8Mais du point de vue institutionnel, et particulièrement quand il s’agit du rapport entre lois et religion, l’exemple du Japon revêt également une importance particulière. L’excès de législation pénale et de répression, déjà montré précédemment, était en effet selon le livre XXIV de L’Esprit des lois l’aboutissement inévitable d’un système dans lequel la religion, dont la fonction civile et politique est toujours jugée très importante par Montesquieu, est très faible. En l’absence de récompenses et de punitions après la mort pour orienter et discipliner les comportements individuels (conclusion que Montesquieu tire d’une lecture encore une fois peu respectueuse du texte de Kämpfer), punitions et supplices imposés par les lois se multiplient. La fonction fondamentale de modération exercée par la religion par rapport à la législation civile et pénale n’existant pas, on en arrive à un excès croissant de la dureté des peines, et, en même temps, à l’impossibilité de parvenir à un point d’équilibre et de stabilité.

9Cette image du Japon intégralement négative du point de vue institutionnel et civil, qui montre la face extrême et la plus détestable d’un système déjà détestable en soi comme le despotisme, confirme, dans le tableau général que Montesquieu dresse du monde, celle des « antipodes moraux de l’Occident » que la littérature des XVIe et XVIIe siècles, en grande partie missionnaire, avait contribué à affirmer, et qui restera longtemps un schéma de lecture solide dans la culture européenne.

Bibliographie

Muriel Dodds, Les Récits de voyages sources de L’Esprit des lois de Montesquieu, Paris, Champion, 1929 (Genève, Slatkine Reprints, 1980).

Rolando Minuti, « La ‘tirannia delle leggi’ : note sul Giappone di Montesquieu », Studi Settecenteschi 17 (1997), p. 83-110.