Voltaire

Nicole Masson

1S’il fallait simplement rendre compte des relations personnelles entre Montesquieu et Voltaire et narrer quelques anecdotes, la matière serait bien maigre. En effet, pas de scandale, pas d’inimitié violente, mais pas non plus d’amitié ou de complicité. Les deux grandes figures des Lumières se sont à peine croisées dans la vie, même s’ils connaissaient bien leurs œuvres respectives et ont pu en laisser quelques commentaires.

2Il faut d’abord s’intéresser aux faits. C’est sans doute à Bélébat, auprès de Mme de Prie, que les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois à l’automne 1725. Mais ils n’appartiennent pas au même monde. Ce qui explique pourquoi Montesquieu reste froid quand l’insolent Arouet se fait rouer de coups par le chevalier de Rohan, en février 1726. Il consigne l’événement, s’indigne du procédé qui consiste à payer des sbires, mais ne défend pas la turbulente victime qui « va partout conter son histoire » (Spicilège, no 773). Ils ont côtoyé quelques cercles communs, celui de l’hôtel de Brancas et celui de Maurepas, la cour de Stanislas à Lunéville (que Montesquieu fréquente seulement quelques semaines en 1747, il est vrai). Mais on chercherait en vain dans les mémoires du temps la trace de conversations ou même de relations simplement cordiales entre les deux hommes, les anecdotes sur une invitation de Montesquieu chez Voltaire, à Paris ou à Ferney, étant sans fondement aucun. Ils font tous deux le voyage en Angleterre, à quelques années d’écart. Là encore, on constate quelques fréquentations communes, comme le duc de Richmond. Ils connaissent et apprécient tous deux un autre anglais, célèbre, le vicomte Bolingbroke. Mais ces rapprochements sont presque fortuits et ne créent aucun lien entre les deux philosophes. Le seul contact dont Montesquieu ait rendu compte, des conversations à propos de l’authenticité du Testament politique de Richelieu (Pensées, no 1762), n’aboutit qu’à des conclusions absolument opposées (« Entre Voltaire, Dubos et Montesquieu : Le Testament politique du cardinal de Richelieu »).

3Même l’Académie qui finit par les accueillir tous deux n’est pas un lieu où ils se lieront. D’emblée, Montesquieu était très circonspect sur l’élection éventuelle de Voltaire. Il notait : « Il serait honteux pour l’Académie que Voltaire en fût ; il lui sera quelque jour honteux qu’il n’en ait pas été. » (Pensées, no 896). Il soutient Marivaux contre Voltaire. Et lorsque ce dernier y est finalement reçu, c’est en l’absence de Montesquieu. Ce n’est qu’en 1746, pour l’élection de Duclos, qu’ils siègent en même temps.

4L’attitude de Voltaire face à l’œuvre de Montesquieu permet de comprendre le fossé qui les sépare. Même s’il défend, parfois avec vigueur, des positions analogues — la condamnation de l’esclavage par exemple — même s’il est conscient de certaines convergences de vue, il ne peut s’empêcher de voir chez Montesquieu la noblesse de robe et ses raideurs. Il lui arrive de saluer les remarques et jugements de Montesquieu, mais il ponctue aussi ses ouvrages de notes peu amènes. Montesquieu, de son côté, n’apprécie pas les jugements hâtifs et l’esprit trop vif de Voltaire. Il n’aime pas l’homme qu’il trouve « étourdi » et intéressé. Il dédaigne le bel esprit dont le « notaire » Arouet est capable et ne reconnaît pas de profondeur de vue au penseur. Il voit en lui, comme tout le siècle, un poète, sans doute habile, mais auquel il reproche sa facilité : c’est là une vraie divergence esthétique, car la « facilité » est pour Voltaire une vraie qualité poétique qu’il admire chez un La Fontaine par exemple. Il lui reproche aussi une écriture trop engagée, sans recul, lorsqu’il s’agit d’écrire l’histoire, même s’il lui reconnaît le sens de la narration, notamment dans l’Histoire de Charles XII dont, par contre, il ne partage pas les vues politiques (Pensées, nos 641, 734, 744 ; Spicilège, nos 236, 572). Il faut dire aussi que Montesquieu meurt avant d’avoir pu voir à l’œuvre le patriarche de Ferney dans son combat contre l’intolérance, mais leurs tempéraments d’hommes et d’écrivains ne sont pas vraiment compatibles.

5Toutefois, les jugements de Voltaire sont assez nuancés et parfois contradictoires lorsqu’il évoque les ouvrages de Montesquieu. Il fustige souvent la disposition des sujets traités, affectant d’y voir une sorte de poudre aux yeux jetée à l’intelligence critique des lecteurs. Ainsi à propos des Considérations sur les […] Romains il confie à Thiriot en 1734 : « Ce livre est plein d’aperçus, c’est moins un livre qu’une ingénieuse table des matières, écrite en un style étrange » (Voltaire, Correspondence, D803 ; lettre en anglais, traduite par nous). Ou bien, songeant à L’Esprit des lois, dans une lettre de 1759 (D8029) il affirme que « Montesquieu manque souvent d’ordre malgré ses divisions en livres et en chapitres. » On sourit quand on lit ce que Voltaire ajoute : « quelquefois il donne une épigramme pour une définition, et une antithèse pour une pensée nouvelle ». Ne peut-on pas voir, avec le recul, un point commun à ces deux esprits supérieurs ? Que dire encore de la critique maintes fois répétée qui accuse le magistrat de ne pas être exact dans ses citations ? Voltaire est assez mal placé pour faire cette remarque…

6Cependant, dans la controverse de L’Esprit des lois, Voltaire soutient l’auteur malmené, publie en mai 1750 un pamphlet intitulé Remerciement sincère à un homme charitable, pour le défendre contre les attaques des Nouvelles ecclésiastiques. Mais son attitude change bientôt, et après la mort de Montesquieu, il se fera beaucoup plus critique. Le premier des « dix-sept dialogues politiques » qui composent L’ABC en 1768 établit un parallèle entre Grotius, Hobbes et Montesquieu : Voltaire fustige l’imagination du magistrat, dit d’emblée qu’il se trompe sur les faits et parfois aussi quand il raisonne, mais il le qualifie tout de même de « bel esprit humain ». On peut penser que chaque mot compte dans cette formule. Il l’évoque également dans les Idées républicaines (1766), où il attaque néanmoins davantage Rousseau que Montesquieu.

7C’est cependant plus tard, en 1777, que Voltaire reprend un grand nombre de propositions de L’Esprit des lois pour en proposer un commentaire suivi, comme il avait pu le faire pour l’œuvre de Pascal (Commentaire sur L’Esprit des lois). C’est évidemment rendre hommage aussi à Montesquieu que de prendre ainsi en considération sa pensée, même si parfois il exprime de profondes réserves, prenant au pied de la lettre certaines formules, mais surtout dénonçant un usage inconsidéré des relations de voyages, et une conception du despotisme qu’il juge fallacieuse : sur la Chine, qu’ils connaissent tous deux grâce aux mêmes informateurs, Du Halde (auteur, ou plutôt compilateur de la Description de la Chine) et les jésuites, auteurs des Lettres édifiantes et curieuses, ils portent des jugements absolument opposés. Mais dans la lettre de 1759 déjà citée, il écrivait : « […] ce sera à jamais un génie heureux et profond, qui pense et fait penser. Son livre devrait être le bréviaire de ceux qui sont appelés à gouverner les autres. ». C’est encore sur cet aspect qu’il revient dans son Commentaire sur L’Esprit des lois expliquant pourquoi les erreurs mêmes de Montesquieu sont à ses yeux fructueuses : « Lorsqu’un aussi beau génie que Montesquieu se trompe, je m’enfonce dans d’autres erreurs en découvrant les siennes. C’est le sort de tous ceux qui courent après la vérité ; ils se heurtent dans leur course, et tous sont jetés à terre. Je respecte Montesquieu jusque dans ses chutes, parce qu’il se relève pour monter au ciel […] ; je le prends pour mon guide, non pour mon adversaire. » (Commentaire sur L’Esprit des lois, xlvii, p. 403-404). On retrouve là tout ce que Voltaire apprécie dans ses lectures : une sorte d’aiguillon pour la pensée, même lorsqu’il n’y a pas d’accord de point de vue, un point à partir duquel il peut lui-même développer ses propres théories dans un dialogue en mouvement.

Bibliographie

Voltaire, Correspondence and related documents, éd. Theodore Besterman, Oxford, 1968-1977 (édition dite « définitive » : D).

Voltaire, Commentaire sur L’Esprit des lois, Oxford, Voltaire Foundation, Œuvres complètes de Voltaire, t. 80B, 2009 (éd. Sheila Mason).

Corpus des notes marginales de Voltaire, O. Golubieva et alii éd., Berlin-Oxford, Akademie Verlag-Voltaire Foundation, 1994, t. V.

Voltaire en son temps, René Pomeau dir., Oxford, Voltaire Foundation, 1985, 5 volumes.

Robert Shackleton, Montesquieu. Une biographie critique, Grenoble, PUG, 1977 (1re éd., en anglais, 1961).

— « Allies and Enemies : Voltaire and Montesquieu », Essays on Montesquieu and on the Enlightenment, , Oxford, 1988, p. 153-169 (1re éd., 1977).

Jean Ehrard, « Voltaire vu par Montesquieu », dans Voltaire et ses combats, Ulla Kölving et Christiane Mervaud dir., Oxford, Voltaire Foundation, 1997, p. 939-951, repris sous le titre « Le ver et la cochenille » dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 195-211.

Catherine Volpilhac-Auger, « Entre Voltaire, Dubos et Montesquieu : Le Testament politique du cardinal de Richelieu », dans OC, t. IV, 2008, p. 899-901 ; version révisée (2010) [http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article871].

Myrtille Méricam-Bourdet, « Voltaire contre Montesquieu ? L’apport des œuvres historiques dans la controverse », Débats et polémiques autour de L’Esprit des lois, Revue française d’histoire des idées politiques, 35 (2012/1), https://www.cairn.info/revue-francaise-d-histoire-des-idees-politiques1-2012-1-page-25.htm.