Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution

Catherine Maire

1Montesquieu a rédigé ce mémoire vers 1753-1754, dans le contexte de la querelle janséniste relative aux refus de sacrements. Celle-ci oppose d’un côté, les évêques et les curés partisans de la Constitution Unigenitus, en particulier l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, et de l’autre côté, les défenseurs des mourants suspectés de jansénisme, à savoir les parlements, en particulier celui de Paris. À la suite des grandes remontrances du 9 avril 1753 que le roi a refusé de recevoir, le parlement de Paris a quitté son service et a été exilé en différents endroits, notamment à Bourges en ce qui concerne les principaux meneurs. La Grand Chambre a été bannie à Pontoise, où elle a suspendu ses disputes. Une première vague de négociations menées par le maréchal de Richelieu, l’ancien procureur général Joly de Fleury et le prince de Conti, échoue à ramener la paix. Les « enragés » de Bourges, sous la direction du président Durey de Meinières, s’obstinent à la résistance et c’est désormais vers eux que se tournent les efforts des partisans de la paix. Montesquieu est l’un d’eux. À la mi-juin, il a été invité à l’audience du roi. Il est vraisemblable de penser que l’auteur de L’Esprit des lois a été prié d’intervenir auprès de ses collègues et de rédiger un mémoire pour le roi sur les moyens de ramener la paix, en particulier une déclaration sur le silence. Cela expliquerait la concomitance de la lettre à Durey de Meinières du 9 juillet 1753 et du Mémoire sur le silence à imposer sur la Constitution.

2Montesquieu entend se démarquer de tous les protagonistes de la querelle : jansénistes, parlements, évêques constitutionnaires et pape. À cette orientation singulière correspond une conduite préconisée pour le prince : la tolérance « extérieure », et un moyen politique pour rétablir la paix : la déclaration sur le « silence ». Même sur le plan terminologique, Montesquieu prend soin de rester le plus neutre et le plus désengagé possible. C’est ainsi qu’il utilise les adjectifs « extérieure » et « intérieure » pour qualifier deux formes de la tolérance, au lieu de reprendre la distinction classiquement reconnue depuis le XVIIe siècle, aussi bien chez les protestants que chez les catholiques, chez les philosophes que chez les antiphilosophes, entre la « tolérance ecclésiastique », fait de l’Église, et la « tolérance civile », fait de l’État. La tolérance « intérieure » implique une « espèce d’approbation » à l’inverse de la tolérance « extérieure » qui n’entraîne aucune adhésion intérieure. On retrouve une distinction similaire au chapitre 9 du livre XXV de L’Esprit des lois : « pour les théologiens mêmes, il y a bien de la différence entre tolérer une religion et l’approuver ».

3La démonstration de Montesquieu est d’une grande subtilité, elle procède par étapes successives dont il faut suivre pas à pas le cheminement logique. L’origine du mal remonte, selon lui, à la confusion de la tolérance « intérieure » avec la tolérance « extérieure ». Ces formes différentes ont toutes deux leur légitimité et obéissent à des principes différents : le théologique pour la première, le politique pour la seconde. Elles correspondent à deux consciences du prince, mais leur distinction ne détruit pas l’unité de la foi catholique professée par l’autorité politique. Le prince catholique croit au principe théologique mais ce n’est pas « toujours » en conformité à ce dernier que les lois doivent être conçues. « Le salut de l’État est la suprême loi » (OC, t. IX, p. 531), ainsi que Montesquieu aime également à le rappeler à Durey de Meinières. Il ne s’ensuit pas pour autant que la tolérance extérieure remette en cause la catholicité du Prince. Les exemples historiques de l’édit de Nantes et du traité de Westphalie sont évoqués à l’appui de la thèse. A contrario l’intolérance de l’Espagne ou du Portugal à l’égard des Juifs ne renforce pas la catholicité de ces pays. Dans les disputes récentes sur la Constitution, la tolérance extérieure s’impose avec d’autant plus d’évidence que les deux partis qui se combattent ne sont pas des sectes. Très habilement Montesquieu retourne le sophisme de « l’intérêt de la religion » en « intérêt des disputes sur la religion ». Il renvoie ainsi dos-à-dos jansénistes et constitutionnaires qui se séparent eux-mêmes de l’Église par leur « fureur ». Le devoir d’extériorité du prince en ressort renforcé à l’égard d’un champ qui n’est même pas celui de la foi. Quant à ce dernier, il ne peut être pacifié par les théologiens qui ne sont pas parvenus à trouver un consentement mutuel depuis quarante ans.

4Montesquieu fonde ses espérances sur la Constitution Unigenitus, si curieux que cela puisse paraître, puisque, tout en considérant qu’elle a été reçue en France et qu’elle est tacitement admise par le pays, il ajoute que c’est précisément cette réception qui a fait l’objet d’interminables disputes. Il s’agit donc de trouver les moyens de faire prévaloir cet accord potentiel en éteignant les controverses. À nouveau, Montesquieu se démarque des deux partis dans les solutions qu’il préconise. Contre les jansénistes et les magistrats de l’opposition, il soutient la Constitution. Il la considère même comme « une espèce de repos et de point de ralliement entre les citoyens » ainsi qu’il l’explique dans sa lettre à Durey de Meinières. Contre les ecclésiastiques partisans de la Constitution, il affirme l’autonomie du Conseil d’État, qu’il considère comme le « véritable conseil de conscience » du roi. Les membres du clergé ne devraient y exercer aucune influence, allusion sans doute aux nombreuses évocations des arrêts du Parlement relatives aux refus de sacrements. Par rapport aux précédentes déclarations royales destinées à rétablir le silence (1717, 1719, 1730, 1752), la proposition de Montesquieu est la plus extérieure et la plus pragmatique : une simple affaire de police. Elle vise à une abstention active de tout engagement dans les affaires théologiques et à l’application de mesures destinées à les rendre inopérantes : silence total sur la qualification même de la Constitution imposée indifféremment aux deux partis sous peine d’être traité de « perturbateur du repos public ».

5L’attitude préconisée à l’égard du pape est très équivoque. D’une part, toute la responsabilité de la qualification théologique de la Constitution lui est renvoyée, mais d’autre part le souverain pontife est tenu complètement à l’écart de la pacification, comme un boutefeu potentiel auquel il ne faut surtout rien demander. Si Montesquieu accepte la Constitution, c’est en quelque sorte pour mieux la suspendre. Il diffère la décision à son propos parce qu’il table sur la force de l’oubli. La force coactive reste en définitive dans les mains du prince. Ce dernier garde la possibilité de punir les contrevenants trop zélés au moyen de l’arme que constitue la distribution des bénéfices. C’est pourquoi cette tâche stratégique doit être confiée à des mains laïques et sages : la « noblesse » et les « gens éclairés ». Montesquieu développe les principes d’un gallicanisme original et personnel, politique, mais modéré formellement par rapport à Rome, éclairé et savant mais pragmatique, également distant devant la « chaleur » des « petites gens », des « ecclésiastiques ignorants », des jansénistes ou des parlementaires de l’opposition. Il n’est pas interdit de penser que l’esprit de ce mémoire (s’il a jamais été transmis à Louis XV), a pu inspirer la « loi du silence » du 2 septembre 1754 puis la déclaration du 10 décembre 1756 qui retirera la qualification de « règle de foi » à la Constitution à la suite de l’encyclique de Benoît XIV.

Bibliographie

Manuscrits

Bordeaux, BM, Ms https://selene.bordeaux.fr/in/imageReader.xhtml?id=BordeauxS_B330636103_Ms2103.

Édition

Mémoire sur le silence à observer sur la Constitution, éd. Pierre Rétat et Catherine Maire, OC, t. IX, p. 519-536.

Bibliographie

Augustin Gazier, « Une lettre inédite de Montesquieu », Revue d’histoire littéraire de la France 19 (1907), https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5767394m/f132.item.

Lucien Ceyssens, « Autour de la Bulle Unigenitus : Charles de Montesquieu (1689-1755) », Jansenistica Lovaniensia 6 (1990), p. 1-2, 5-22.

Rebecca Kingston, « Montesquieu on Religion and on the Question of Toleration », Montesquieu’s Science of Politics. Essays on ‘‘The Spirit of Laws’’, David W. Carrithers, Michael A. Mosher et Paul A. Rahe dir., Lanham, Boulder, New York, Oxford, Rowman & Littlefield, 2001, p. 375-408.

Catherine Maire, « Le Paige et Montesquieu à l’épreuve des enragés de Bourges », dans Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle. L’invention d’un discours politique, Alain Lemaître dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, https://books.openedition.org/pur/100686?lang=fr.