Rebecca Kingston
1Durant sa carrière au parlement de Bordeaux, de 1714 à 1726, Montesquieu fut d’abord conseiller puis président à mortier (juge). Auparavant, durant son enfance et sa jeunesse, on s’employa à lui donner l’éducation propre à le faire accéder à la charge qu’il devait hériter de son oncle Jean-Baptiste de Secondat. Bien qu’il ait vendu son office à l’âge de trente-sept ans, il garda le titre honorifique de président sa vie durant. Cette carrière judiciaire a souvent incité à interpréter son œuvre ultérieure comme une apologie des parlements ; il est certain que les magistrats de la seconde moitié du XVIIIe siècle contribuèrent à répandre cette idée, en s’appuyant sur celle-ci pour défendre avec constance leurs droits et leurs privilèges contre la couronne. Cependant, une telle interprétation peut susciter quelque ironie, car Montesquieu se plaisait peu aux exigences quotidiennes de sa fonction judiciaire, surtout quand il fallait maîtriser les finesses de la procédure (Pensées, no 213).
2Dans le cadre institutionnel de l’Ancien Régime, les fonctions des parlements étaient multiples. À l’époque de la Révolution, il en existait treize, surtout connus comme cours d’appel de dernière instance dans leur région. Le plus ancien était celui de Paris, qui fut établi au XIIIe siècle comme un prolongement du Conseil du roi. Au XVIIIe siècle, il était toujours le plus important des parlements : sa juridiction s’étendait en gros sur un quart du royaume. Les parlements régionaux (Toulouse, Grenoble, Bordeaux, Dijon et Rouen, tous fondés au XVe siècle, tout comme Aix, Rennes, la Navarre, Metz, Besançon, les Flandres et Nancy), étaient organisés selon le même cadre institutionnel que celui de Paris, mais ils apparaissaient aussi comme succédant aux grandes cours seigneuriales qui existaient avant l’expansion du domaine royal. L’autorité des parlements venait de leur place dans le système royal de la justice déléguée, mais les parlementaires décrivaient souvent cette cour comme « souveraine », puisqu’elle était la cour de dernière instance de la région.
3Les parlements avaient aussi le droit d’enregistrement. Cela consistait à accepter officiellement les lois et les décrets qui émanaient du Conseil du roi de manière à les faire appliquer dans leur juridiction. Évidemment, le pouvoir d’accepter comportait aussi le droit de refuser ; en cela, les parlements étaient censés avoir un pouvoir législatif limité pour autant qu’ils pouvaient formuler des remontrances et adresser au roi un relevé officiel de leurs objections à la loi nouvelle. Les remontrances devinrent un moyen ordinaire pour les magistrats de signifier leur opposition à la politique du roi et de son conseil. En réaction à cela, Louis XIV avait cherché à limiter ce droit de remontrances, mais sa volonté fut battue en brèche après sa mort. De toute manière, le roi gardait toujours la faculté de répondre à des remontrances en délivrant des lettres de jussion ou même en convoquant un lit de justice pour s’assurer que sa volonté serait exécutée. Dans les cas extrêmes, le roi pouvait exiler le parlement entier.
4Le pouvoir des parlements incluait aussi une partie de l’administration locale qu’ils exerçaient grâce à des arrêts de règlement. Ces arrêts portaient sur toutes sortes de sujets, depuis la structure des institutions municipales jusqu’au maintien de l’ordre public et l’approvisionnement en temps de famine. Comme il n’y avait pas de partage clair des responsabilités au niveau local, de telles décisions entraînaient parfois des conflits entre les parlements et les administrateurs de tous niveaux, parmi lesquels les autorités municipales et les intendants. L’indépendance relative des parlements était assurée par la vénalité des offices, qui faisait de la charge judiciaire la propriété personnelle du magistrat et permettait de la vendre comme de la transmettre en héritage.
5Si les parlements avaient des pouvoirs identiques dans tout le royaume, leur importance dans le système politique d’Ancien Régime est matière à discussion. Selon certains (Cobban, Bluche), ils apparaissent comme les défenseurs d’une conception ancienne et féodale de la monarchie, qui devint de moins en moins compatible avec les réformes introduites par Louis XIV et ses successeurs pour renforcer les pouvoirs de la couronne. Pour d’autres (Doyle), malgré l’opposition manifeste des parlements à bien des aspects de la politique royale au XVIIIe siècle, ils sont pour l’essentiel les alliés et les défenseurs du roi. Plus récemment, on a soutenu que les parlements partageaient l’exercice du plus crucial et essentiel aspect du pouvoir souverain, le pouvoir de juger (Krynen).
6Cependant, il faut prendre garde que les parlements ne doivent pas être toujours considérés de la même façon (Castaldo). S’il est encore beaucoup de recherches à mener sur les parlements au niveau local, des découvertes récentes montrent la complexité réelle des relations entre les parlements et d’autres institutions régionales et centrales (Campbell, Poumarède). Comme cours souveraines dans un système de justice déléguée, elles étaient de fait considérées comme représentant la justice royale. Comme institutions régionales, elles avaient aussi en vue des intérêts locaux. De plus, comme tous les magistrats étaient considérés comme appartenant à la noblesse de robe, ils avaient les mêmes intérêts de classe. Enfin, c’étaient les intérêts institutionnels eux-mêmes des parlements qui devaient être défendus contre les institutions locales, régionales et nationales. Selon le contexte politique et les décisions à prendre, ces influences s’exerçaient diversement sur eux. Cependant, comme Montesquieu l’avait parfaitement vu, les conflits existants dans tous ces cas pouvaient aisément être rapportés à un ethos de l’honneur largement partagé, bien que la nature exacte de ce principe fasse l’objet de discussions entre interprètes de Montesquieu (Krause 2002, Spector 2004, Kingston 2011).
7Montesquieu puisa à de nombreuses sources pour comprendre le fonctionnement de ces institutions, à commencer par sa propre carrière de magistrat, à laquelle il s’était préparé de longues années durant, depuis son entrée au collège oratorien de Juilly jusqu’à ses études de droit à Bordeaux et à Paris ; mais il est également clair qu’il consacra beaucoup de temps à en étudier les origines et le développement historique. Dans le Spicilège (no 315 ; antérieur à 1731), il dresse la liste des textes qu’il voulait lire sur ce sujet, parmi lesquels Des parlements de France de La Roche-Flavin [[‣]]. L’aboutissement le plus manifeste de cette démarche est le livre XXVIII de L’Esprit des lois, où il explore l’histoire complexe des lois françaises et les empiétements de la justice royale sur le pouvoir judiciaire traditionnel de la noblesse d’épée.
8Au XVIIIe siècle, on commença beaucoup à redouter que les parlements, en tant que principaux représentants de la justice royale, ne soient en plein déclin. C’est ce qu’évoque Montesquieu en 1721, à travers l’Usbek des Lettres persanes (Lettre [‣]) :
Les parlements ressemblent à ces ruines que l’on foule aux pieds, mais qui rappellent toujours l’idée de quelque temple fameux par l’ancienne religion des peuples. Ils ne se mêlent guère plus que de rendre justice, et leur autorité est toujours languissante, à moins que quelque conjoncture imprévue ne vienne lui rendre la force et la vie. Ces grands corps ont suivi le destin des choses humaines : ils ont cédé au temps, qui détruit tout, à la corruption des mœurs, qui a tout affaibli, à l’autorité suprême, qui a tout abattu.
9Rédigés quand Montesquieu était encore magistrat en exercice, ces commentaires se chargent surtout d’une grande inquiétude à l’égard de la politique de Louis XIV (l’« autorité suprême »), qui cherchait à la fin de sa vie à limiter la réalité du pouvoir parlementaire de remontrance en faisant enregistrer les lois avant d’avoir entendu leurs objections. Alors qu’au lendemain de la mort de Louis XIV, le Régent avait révoqué ces dispositions, dans la même lettre d’Usbek, Montesquieu laisse au lecteur l’impression que le mal était fait, et que le destin des parlements était désormais irrévocablement lié au caprice du monarque.
10En apparence, l’esprit du commentaire d’Usbek peut sembler s’opposer aux passages souvent cités de L’Esprit des lois dans lesquels Montesquieu présente les parlements comme un rouage indispensable au bon fonctionnement de la monarchie. De tous les « pouvoirs intermédiaires, subordonnés, et dépendants » qui constituent la nature du régime monarchique où « un seul gouverne par des lois fondamentales » (EL, II, 4), les parlements sont généralement considérés comme le plus important. On pourrait penser qu’après avoir « vendu » sa charge en 1726 à d’Albessard, Montesquieu en vint à juger de manière nettement plus positive l’efficacité des parlements et leur capacité à offrir un rempart contre les empiétements du pouvoir royal.
11Cependant, une réflexion plus approfondie révèle aussi une forte continuité d’un texte à l’autre. Dans les Lettres persanes comme dans les premiers livres de L’Esprit des lois on trouve la même idée selon laquelle les parlements sont des institutions à part entière, mais subordonnées, d’un régime monarchique. Conformément à la tradition des penseurs politiques de la monarchie absolue, comme Bodin ou Seyssel (avant que cette tradition ne soit caricaturée dans les débats de la Révolution), Montesquieu reconnaît à la fois le pouvoir souverain du roi et l’existence de lois fondamentales qui garantissent les pouvoirs des corps sociaux traditionnels et des cours souveraines. Le monarque est considéré comme la source de l’autorité politique et la justice déléguée est exercée au nom du roi (« le prince est la source de tout pouvoir politique et civil […] »). En même temps les parlements, parce qu’ils sont une des nombreuses institutions subordonnées, soutiennent l’autorité royale et fournissent les conditions structurelles de celle-ci. De cette manière, la relation de subordination est aussi une relation d’interdépendance : « Point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque […] » (EL, II, 4).
12Mais les parlements de L’Esprit des lois ne sont pas seulement considérés comme « subordonnés », ils sont aussi « intermédiaires » (ibid.). Cela implique négociation ou communication entre le souverain, le royaume et les différents corps : forme de politique qui n’avait encore rien à voir avec la notion moderne de gouvernement représentatif ; ainsi, tandis que les parlements apparaissaient comme jouant un rôle indispensable, leur légitimité ne pouvait jamais égaler celle du roi. Dans le livre V de L’Esprit des lois, Montesquieu trace un parallèle entre les parlements français et les tribuns à Rome (chap. 11). Ce parallèle est curieux, compte tenu de l’importance de ces tribuns dans le fonctionnement d’un régime républicain, nettement différent. Cependant, parce qu’ils avaient le pouvoir de s’opposer à des mesures législatives, mais sans en avoir l’initiative, les tribuns, comme les parlements, étaient capables d’influer sur le processus politique sans le diriger.
13Cette caractérisation explique comment les parlements peuvent être considérés comme indispensables à la monarchie, tout en étant soumis à un déclin historique. Montesquieu note dans les Pensées (no 589 ; antérieur à 1734) : « […] Quoique les parlements de France n’aient pas grande autorité, ils ne laissent pas de faire du bien. Le ministère ni le prince ne veulent pas en être désapprouvés, parce qu’ils sont respectés. Les rois sont comme l’Océan, dont l’impétuosité est souvent arrêtée, quelquefois par des herbes, quelquefois par des cailloux. » Le fonctionnement du régime monarchique, imprégné du principe de l’honneur, permet même à ces institutions subordonnées, au pouvoir faiblissant, de demeurer des contrepoids nécessaires et efficaces au pouvoir du souverain. Le contrepoids fonctionne grâce aux délais imposés à la mise en œuvre des décisions du roi et de son Conseil, mais également parce que ces décisions sont soumises à examen, ce qui contraint le roi à justifier et à défendre sa politique dans le domaine public. « Les corps qui ont le dépôt des lois n’obéissent jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs, et qu’ils apportent dans les affaires du prince cette réflexion qu’on ne peut guère attendre du défaut de lumières de la cour sur les lois de l’État, ni de la précipitation de ses Conseils » (V, 10). Ainsi, Montesquieu considère les parlements comme une forme d’opposition loyale, subordonnée mais indispensable au bon fonctionnement du régime monarchique.
14L’importance du rôle des parlements est invoquée de nouveau par Montesquieu après la publication de L’Esprit des lois. Les magistrats du parlement de Paris avaient cessé toute activité en 1753 pour protester contre leur exil à Bourges. Montesquieu leur conseille de retourner à leurs devoirs (Ehrard, 1989/1998, p. 106). Par là, il est clair que Montesquieu ne peut être considéré comme un partisan de la réaction aristocratique dans la France des Lumières. À la différence de Boulainvilliers et d’autres, il ne cherche pas à augmenter le pouvoir de la noblesse pour qu’elle égale ou dépasse celle du roi ; il peut être considéré plutôt comme le défenseur de ce qu’on a appelé la monarchie « moderne » (Ellis, 1989) : une monarchie où on attend du souverain qu’il respecte les institutions subordonnées et qu’il prenne en compte leurs positions, comme le veulent les lois fondamentales du royaume.
15Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les magistrats invoquent souvent L’Esprit des lois dans leurs différents démêlés avec le roi (Shennan, p. 308). Ces arguments d’ordre constitutionnel sont utilisés comme un moyen de justifier le contrôle, par divers moyens, des pouvoirs royaux et de défendre les pouvoirs traditionnels et les privilèges des parlements. En 1753, les Grandes Remontrances du parlement de Paris après leur exil s’inspirent clairement de Montesquieu.
16De manière plus générale, au cours du XVIIIe siècle, l’argumentation de L’Esprit des lois a servi à défendre une défense à long terme de la tradition et de la nature des choses contre des changements plus radicaux, comme le voulaient différentes écoles de pensée du XVIIIe siècle, comme celle des Physiocrates. La même logique devait être de nouveau invoquée par les parlementaires en 1788 pour en appeler au précédent de 1614, dans le choix d’une formule de représentation lors de la convocation des États généraux. Cette fois leur stratégie connut l’échec, et dans ces débats les parlementaires commencèrent à perdre le respect du public. L’œuvre de Montesquieu, dont la popularité était désormais liée sans ambiguïté à celle des parlementaires, perdit elle aussi la faveur du public. Il fallut attendre la fin des débordements de la Révolution pour que penseurs et acteurs politiques de tout bord commencent à s’inspirer de nouveau de Montesquieu (Ehrard, « 1795, “Année Montesquieu” ? »).
Bibliographie
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Jean Ehrard, « Montesquieu et La Fronde », dans La Fronde en questions, Roger Duchêne et Philippe Ronzeaud dir., université de Provence, 1989, repris sous le titre « La Fronde », dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 95-107.
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André Castaldo et Pierre-Clément Timbal, Histoire des institutions publiques et des faits sociaux, 8e edition, Paris, Dalloz, 1990, p. 523-524.
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Jean Bart, « Le réveil des prétentions parlementaires à la mort de Louis XIV », Cahiers Saint-Simon 27 (1998), p. 29-36.
Jean Ehrard, « 1795, “Année Montesquieu” ? », dans La République directoriale, Philippe Bourdin et Bernard Gainot éd., Société des études robespierristes/Centre d'histoire des entreprises et des communautés/Centre de recherches révolutionnaires et romantiques, 1998, repris dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 307-325.
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Céline Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses, sociétés, Paris, PUF, 2004.
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Rebecca Kingston, Public Passion, Montreal, McGill Queen’s University Press, 2011.