République

Alexis Keller

1C’est un lieu commun d’affirmer qu’avant la Révolution, la pensée française ne développe aucune théorie ou idéologie républicaine : la France était dans son ensemble monarchiste, aussi bien les tenants de l’absolutisme que ceux qui souhaitaient des réformes. Au XVIIIe siècle, tous comptaient établir ou rétablir un régime dans le cadre du système monarchique et seulement certains, sous la Régence ou sous le règne de Louis XVI, osaient rêver d’un changement de dynastie. Plusieurs arguments viennent étayer ce point de vue. En premier lieu, les cahiers de doléances trahissent la persistance de la « mystique » royale dans les masses. Ensuite, à la différence de l’Angleterre des rois hanovriens, la France monarchique n’a pas de passé républicain, la Révolution anglaise n’y ayant pas de surcroît laissé beaucoup d’admirateurs. Enfin, pour la plupart des Français, les républiques modernes — les Provinces-Unies, Venise ou encore Genève — sont non seulement étranges, voire ridicules, mais également souvent odieuses parce qu’ennemies du roi de France. Pas de républicanisme dans la pensée française, donc. Le rêve politique de l’âge classique n’est pas républicain (Jean-Marie Goulemot, 1993).

2Pourtant le terme république est bien présent dans le discours savant. Au début du XVIIIe siècle, il signifie encore État, au sens d’organisation politique, dans le prolongement de la définition adoptée par Jean Bodin en 1576 dans ses Six livres de la République. La définition du terme donnée par le Dictionnaire de l’Académie (édition de 1694 et suivantes) est ainsi très claire : « Estat gouverné par plusieurs […] » et « qui se prend quelquefois pour toute sorte d’estat… ». C’est bien le sens latin de res publica qui est ici retenu et qui s’appuie sur la célèbre définition donnée par Cicéron : « La république, c’est la chose du peuple ; mais un peuple n’est pas un rassemblement quelconque de gens réunis n’importe comment ; c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts » (De republica, I, 25). Sous cet angle, la res publica n’appelle pas une forme constitutionnelle déterminée — puisqu’elle peut revêtir un status, une « façon d’être particulière » selon Cicéron — et la monarchie est en théorie considérée comme une des formes de république possibles ; les doutes de La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire sont à cet égard exceptionnels pour l’époque.

3Le terme républicain a, lui, le sens de « rebelle », « libertin », « régicide ». Dans la France des Lumières, un républicain est celui qui s’oppose au régime en place, rarement celui qui propose l’établissement d’une république. À en croire les principaux dictionnaires — Dictionnaire de l’Académie, Grand Dictionnaire de Furetière, Dictionnaire de Richelet et Dictionnaire dit de Trévoux — il n’est de républicain que dans l’opposition intérieure à la monarchie. Comme le dit le Dictionnaire de l’Académie : « Républicain : qui vit dans une république […]. Il signifie aussi celui qui aime le gouvernement républicain […]. Il se prend quelquefois en mauvaise part ; et signifie mutin, séditieux, qui a des sentiments opposés à l’état monarchique, dans lequel il vit ». Toutefois, dans un autre registre, et souvent chez les mêmes auteurs — Bossuet ou l’abbé de Vertot par exemple — les républiques anciennes, Athènes, Sparte et surtout Rome, demeurent des modèles inégalés de vertu civique et d’organisation politique. Mais, plus qu’un modèle à imiter ou à reprendre, ces républiques antiques servent essentiellement de référence culturelle, inévitable depuis Aristote, mais sans valeur pratique pour réformer une des plus anciennes monarchies européennes.

4Sous la plume de Montesquieu, le terme république est incontestablement polysémique. Tantôt il renvoie à la communauté politique — la « république des Lettres » ou la « république » des femmes (LP, [‣]), à l’État (EL, XVIII, 27) ou à une fédération d’États — la « république fédérative » — qui a « tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain et la force extérieure du monarchique » (EL, IX, 1). Tantôt il correspond à un authentique régime politique — à bien des égards un contre-exemple du despotisme — qui est l’acception dominante dans ses écrits. Le livre II de L’Esprit des lois s’ouvre ainsi sur la célèbre distinction qui organise toute la première partie (livres I-VIII) et reste la référence constante tout au long de l’ouvrage. C’est la typologie selon laquelle « il y a trois espèce de gouvernements : le républicain, le monarchique et le despotique » (EL, II, 1). Ce qui distingue ces trois espèces de gouvernement, c’est à la fois un critère numérique — distinction entre les gouvernements de tous ou de plusieurs (la république peut avoir la forme d’une démocratie ou d’une aristocratie) et les gouvernements d’un seul — et un critère normatif, celui de la légalité, qui fait notamment la différence entre la monarchie dotée « de lois fixes et établies » et le despotisme où « un seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (EL, II, 1). La république est un régime dans lequel le pouvoir repose sur une assise légale. En ce sens, il s’oppose au pouvoir despotique car il assure la liberté des citoyens, ce « droit de faire tout ce que les lois permettent » sans crainte d’être inquiété (Larrère, 1999).

5Si Montesquieu distingue clairement ces trois espèces de gouvernements, c’est qu’à la définition par la nature d’un gouvernement — sa « structure constitutionnelle » — il ajoute une définition par le principe, disposition subjective qui attache chaque peuple à sa forme de gouvernement et qui, surtout, en assure le fonctionnement. « Il y a cette différence […] entre la nature du gouvernement et son principe, souligne-t-il, que sa nature est ce qui le fait être tel, et son principe ce qui le fait agir » (EL, III, 1). Et les principes diffèrent selon les gouvernements : vertu pour la république de type démocratique, modération pour la république de type aristocratique, honneur pour la monarchie, crainte pour le despotisme. Constitué par sa nature, articulé autour de son principe, chaque gouvernement apparaît ainsi aux livres II et III de L’Esprit des lois comme une entité bien séparée, qui peut être étudiée dans son unité propre. Ce qui n’empêche pas qu’au fil de l’œuvre, des comparaisons sont faites d’un gouvernement à l’autre. Des regroupements sont ainsi opérés entre la république de type aristocratique et la monarchie. Au début de L’Esprit des lois, Montesquieu étudie séparément les deux sous-espèces de république, la démocratie et l’aristocratie, et il montre comment cette dernière entretient avec la monarchie une ressemblance parfois troublante : une aristocratie qui copie la monarchie se dénature, insiste-t-il. Aussi, « plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite » (EL, II, 3). Réciproquement, pour se corriger, la démocratie doit emprunter des institutions de type aristocratiques.

6Les chapitres que Montesquieu consacre aux républiques sont remplis d’exemples de l’Antiquité. Montesquieu se réfère directement aux auteurs anciens, grecs et romains : Aristote, Platon, Polybe, Tite-Live, Tacite, Cicéron sont régulièrement sollicités. Mais les républiques antiques dont il parle avec une admiration nostalgique présentent toutefois, en tant que modèles et références, nombre de défauts. Tout d’abord, elles ne sont envisageables que dans des cadres territoriaux exigus. L’Esprit des lois donne ainsi une formulation classique de la raison pour laquelle les grands États modernes ne peuvent pas vivre sous le régime du gouvernement républicain (EL, VIII, 16) : Il est de la nature d’une république qu’elle n’ait qu’un petit territoire : sans cela, elle ne peut guère subsister. Dans une grande république, il y a de grandes fortunes, et par conséquent peu de modération dans les esprits : il y a de trop grands dépôts à mettre entre les mains d’un citoyen ; les intérêts se particularisent ; un homme sent d’abord qu’il peut être heureux, grand, glorieux, sans sa patrie ; et bientôt, qu’il peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.
Dans une grande république, le bien commun est sacrifié à mille considérations ; il est subordonné à des exceptions ; il dépend des accidents. Dans une petite, le bien public est mieux senti, mieux connu, plus près de chaque citoyen ; les abus y sont moins étendus et par conséquent moins protégés.

7En outre, les circonstances historiques sont défavorables aux républiques : le développement du commerce et l’accumulation des richesses, explique Montesquieu, rendent impossibles l’égalité et la frugalité des démocraties antiques. « Les politiques grecs, qui vivaient dans le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force qui pût les soutenir, que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses et de luxe même » (EL, III, 3 ; les éditions de 1757-1758 portent « qui pût le soutenir »). Au fond, « l’esprit général » des nations modernes n’est plus favorable au régime républicain et les modèles antiques ne sont pas transposables dans le présent.

8Cette inadaptation du modèle républicain classique dont fait état Montesquieu tout au long de L’Esprit des lois et la subtile description du modèle anglais ont amené toute une tradition, tant savante que politique, à s’intéresser au rapport qu’entretient Montesquieu avec la monarchie. Les travaux d’Élie Carcassonne et d’Harold Ellis ont ainsi montré l’importance de L’Esprit des lois dans les débats sur l’histoire d’une monarchie française cherchant ses origines du côté d’un passé germanique, à l’opposé de la tradition romaine. Dans une perspective plus philosophique, les interprétations inspirées de Leo Strauss, notamment celle de Thomas Pangle, ont insisté sur le choix de Montesquieu pour les principales valeurs de la modernité — sécurité individuelle, éloge de la représentation et du système anglais, défense du commerce — au détriment de la moralité ancienne, repoussée et abandonnée. Elles ont fait de Montesquieu un penseur moderne qui consomme définitivement la rupture avec les classiques. Elles ont consacré l’opinion dominante jamais remise en cause depuis l’affirmation d’Althusser : « Montesquieu ne croit pas à la république, et pour une raison bien simple : le temps des républiques est passé » (Louis Althusser, 1959).

9S’il est parfaitement exact de dire que Montesquieu n’est pas un « républicain » au sens strict du terme, il n’en demeure pas moins vrai que l’auteur de L’Esprit des lois connaît bien une tradition qui, dans l’Europe moderne, a repris certaines idées républicaines issues de l’Antiquité. Cette tradition, qualifiée par ses principaux interprètes actuels, John G. A. Pocock et Quentin Skinner, « d’humanisme civique » ou de « républicanisme classique », s’est développée dans les cités italiennes du XVe et du XVIe siècle, à partir des auteurs grecs et surtout latins (Skinner, 2001). Les idéaux antiques de la vie active — le vivere civile — et de la liberté politique y ont été exaltés par toute une série d’auteurs florentins et vénitiens, dont les plus connus sont Machiavel et Guichardin. D’Italie, cette tradition républicaine s’est transportée dans l’Angleterre du XVIIe siècle où le discours sur la « république » est à nouveau à l’ordre du jour, parmi les opposants aux Stuart. Les républicains anglais, au premier rang desquels figurent James Harrington, John Milton, Henri Neville et Algernon Sidney, reprennent à leur compte l’enseignement de Machiavel (Raab, 1964). Ils plaident pour la centralité du bien commun, pour l’intérêt général comme finalité de l’action politique, pour la participation égale des citoyens à la vie politique, pour le refus d’une armée permanente, pour le renouvellement des titulaires des charges et pour l’indépendance économique du citoyen. Ils reprennent en la reformulant la vieille idée romaine du gouvernement « mixte ». Leurs successeurs du XVIIIe siècle, les « Country Whigs », parmi lesquels on trouve notamment John Toland, Thomas Gordon, John Trenchard et Walter Moyle, insistent eux essentiellement sur la dimension morale et éthique de l’idéologie républicaine (Venturi, 1970) et offrent à leurs contemporains une vaste réflexion sur les rapports entre la liberté, le commerce, la vertu et la corruption.

10Montesquieu a médité les principaux auteurs de cette tradition. Il a lu Platon et Aristote avec passion. Il admire Cicéron — le Cicéron républicain autant que le Cicéron stoïcien — et le projet, en 1725, d’écrire un Traité des devoirs sur le modèle du De officiis est à cet égard significatif. Il rédige en 1716 sa Dissertation sur la politique des Romains dans la religion en s’appuyant sur Machiavel et sa thèse de l’utilité sociale de la religion élaborée dans les Discours sur la première décade de Tite-Live. Il cite l’Oceana d’Harrington ainsi que les Discours sur le gouvernement de Sidney qui paraissent en français en 1702 ; il rencontre à plusieurs reprises Bolingbroke qui participe aux débats constitutionnels anglais du XVIIIe siècle et qui publie entre 1733 et 1735 – en 1735 sous forme d’un ouvrage ironiquement dédié à Walpole – sa Dissertation on parties. De plus, la crise parlementaire française des années 1728-1732 l’a également familiarisé avec la radicalité républicaine de certains arguments des avocats et des magistrats jansénistes. Comme l’ont montré les travaux de Catherine Maire et David A. Bell, ceux-ci envahissent en effet la littérature parlementaire, notamment après la publication de l’édit royal de 1730 qui impose la Constitution Unigenitus comme loi du royaume. L’argument de la « défense des lois fondamentales », élaboré par les avocats jansénistes n’est qu’une partie d’un système de représentation beaucoup plus vaste qui bascule. On commence ainsi à parler en France vers 1730 « d’ordre public », de « droit public », de « lois de l’État » et de « patrie ». Le roi est qualifié de « chef de la nation », les parlements de « sénats » et les lois de « conventions entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés ». Les formules traditionnelles et vagues telles que « maximes du royaume » ou « droits légitimes et immuables de l’autorité royale » se trouvent précisées par un lexique politique beaucoup plus tranchant. Ce glissement sémantique fait ainsi du parlement de Paris le « dépositaire » des lois et des intérêts de la nation. Le chancelier d’Aguesseau, pourtant favorable à la cause janséniste, ne s’y trompera pas : la logique des arguments employés est « républicaine », affirme-t-il en 1730, et contraire au gouvernement de la France.

11La présentation et l’analyse que fait Montesquieu des républiques intègre plusieurs concepts centraux de la tradition républicaine. À commencer par celui de vertu. Montesquieu reprend ici la séparation des deux vertus formulée par Machiavel : la vertu politique et la vertu chrétienne. Il précise ainsi dans l’avertissement de l’édition posthume de 1757 au début de L’Esprit des lois que « ce n’est point une vertu morale, ni une vertu chrétienne, c’est la vertu politique » dont il parle. Et il ajoute dans une célèbre note (EL, III, 5) : « Je parle ici de la vertu politique, qui est la vertu morale, dans le sens qu’elle se dirige au bien général, fort peu des vertus morales particulières, et point du tout de cette vertu qui a du rapport aux vérités révélées ». La comparaison de ces deux passages montre que l’opposition principale n’est pas entre morale et politique, mais bien entre politique et religion. Cependant, de Machiavel à Montesquieu, ce ne sont plus les mêmes vertus qui sont célébrées. Si la virtù du premier est, sans hésitation, une force païenne, une « ardeur virile » (Skinner, 1981), la vertu du second est toute d’austérité et de renoncement. Aussi, quand Montesquieu parle de la vertu comme de « l’amour pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du renoncement à soi-même, du sacrifice de ses plus chers intérêts, et de toutes ces vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens » (EL, III, 5), il ne fait preuve d’aucune nostalgie comparable à celle que laissaient transparaître les réflexions de Machiavel. Pour l’auteur de L’Esprit des lois, la virtù de son illustre prédécesseur n’est plus à l’ordre du jour. La vertu des anciens, « dont nous avons seulement entendu parler », est devenue anachronique dans un monde où le commerce et la culture ont donné naissance à de nouvelles formes de relations sociales.

12La vertu de Montesquieu, essentiellement politique, conserve néanmoins des caractéristiques chrétiennes, singulièrement cette aptitude au sacrifice. Ce qui a fait dire à certains auteurs que la vertu politique de Montesquieu est une version séculière de la charité chrétienne (Keohane, 1980). Le chapitre 2 du livre V de L’Esprit des lois est, de ce point de vue, tout à fait remarquable car, si la vertu est définie comme « l’amour de la patrie », rattachée à l’existence même de la « république », dans sa dimension collective, c’est aussi dans ce même chapitre qu’est effectuée la comparaison entre l’attachement du citoyen pour sa patrie et l’attachement du moine pour son monastère. « Pourquoi les moines aiment-ils tant leur ordre ? », demande Montesquieu. « C’est justement par l’endroit qui fait qu’il leur est insupportable. Leur règle les prive de toutes les choses sur lesquelles les passions ordinaires s’appuient : reste donc cette passion pour la règle même qui les afflige. » (EL, V, 2)

13Montesquieu donne ainsi à la vertu démocratique une dimension fortement morale qui rappelle Platon. Comme chez l’auteur de La République — notamment aux livres VIII-IX —, la corruption est avant tout l’effet d’une « maladie de l’âme ». Montesquieu dénonce les excès de la liberté — « plus il [le peuple] paraîtra tirer d’avantage de sa liberté, plus il s’approchera du moment où il doit la perdre » (EL, VIII, 2) — et critique les conséquences fâcheuses de l’égoïsme individualiste qui règne dans la société. Le développement du commerce se fait au détriment de la vertu — Montesquieu retrouve ici l’opposition entre vertu et commerce chère à la tradition républicaine — et se construit uniquement sur le terrain des intérêts particuliers, caractérisés par l’ambition et la petitesse. Les hommes deviennent « vains », explique-t-il en s’appuyant sur Mandeville, et « sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses » (EL, VII, 1).

14Ces accents républicains émanent bien du Montesquieu moraliste, celui-là même qui scandalise les dévots par son éloge des stoïciens — « […] si je pouvais un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrais m’empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain » (EL, XXIV, 10). On comprend mieux dès lors que les premiers livres de L’Esprit des lois aient pu susciter la croyance en un Montesquieu républicain. On comprend également pourquoi certains auteurs les ont imaginés conçus avant le grand voyage européen de l’auteur et la découverte, à Venise ou à Gênes, des vices des républiques modernes. Si toutes ces hypothèses sont assurément insoutenables, il est clair que la première partie de l’ouvrage invite à s’interroger sur les valeurs respectives des gouvernements républicains et monarchiques. Et, dans ce jeu de balance instable, ce sont moins les formes de gouvernement qui comptent que les valeurs politiques qui les fondent. La vertu démocratique est louable, mais au prix pénible d’un « renoncement à soi-même » (EL, IV, 5), d’une forme de contrôle de chacun par tous, d’une contrainte qui s’apparente clairement à la vie monastique. En somme, la vertu démocratique cohabite difficilement avec la liberté.

15Comme l’a montré Jean Ehrard à propos de L’Esprit des lois (Ehrard, 1998), l’opposition centrale n’est ainsi pas tant celle de la vertu et du commerce, que celle de la vertu et de la liberté. À mesure que l’on progresse dans l’ouvrage, la préoccupation de la liberté l’emporte de très loin sur l’intérêt pour la vertu : la balance des deux termes, qui penche nettement du côté de la vertu dans la première partie, se renverse dans les parties suivantes. De ce point de vue, en dissociant la vertu de la liberté, Montesquieu prend ses distances avec la tradition républicaine et retrouve la définition moderne de la liberté par la sûreté (EL, XII, 1), qui consiste à se protéger — et à se sentir protégé — du pouvoir. Parallèlement, Montesquieu réunit la république et la monarchie sous l’étiquette commune de « gouvernement modéré » et substitue une typologie plus polémique à la classification tripartite traditionnelle, apparemment plus neutre (Larrère, 1979). Se met alors en place une nouvelle distinction entre gouvernement modéré/gouvernement despotique qui reprend, en la modifiant, l’opposition établie par les moralistes et les historiens romains entre régime libre et régime esclave.

16Ceux-ci s’étaient très largement inspirés du droit privé romain — notamment le concept d’esclavage discuté dans le Digeste sous la rubrique De statu hominis — pour analyser la possession ou la privation de liberté pour une association politique. Réfléchissant aux conditions de la dépendance individuelle, ils avaient élargi cette problématique à l’État, et l’Histoire de Rome de Tite-Live était à cet égard exemplaire. Les premiers chapitres de son ouvrage étaient consacrés pour l’essentiel à décrire comment le peuple de Rome s’était libéré de ses anciens rois et était parvenu à fonder un État libre. Un tel État, avait expliqué Tite-Live, est celui où des magistratures sont élues chaque année et où règne une égalité parfaite des citoyens face à la loi. C’est une communauté autonome où l’imperium des lois est supérieur à celui de tout homme (Tite-Live, II, 1, 1). Parallèlement, Tite-Live avait abordé les mécanismes par lesquels les États libres perdaient leur liberté et il avait invariablement comparé ce danger à celui de « l’esclavage ». Il avait employé le vocabulaire qui sera le vocabulaire courant du Digeste pour expliquer l’idée de servitude politique, décrivant les communautés privées de liberté comme vivant sous la domination d’une autre communauté, ou comme vivant en dépendance — nuance capitale — par rapport à la volonté d’un autre.

17Cette théorie « néo-romaine » de la liberté politique réapparaît à la Renaissance chez Machiavel avant d’être reprise par toute la tradition républicaine anglaise (Skinner, 1998). On la retrouve ainsi dans les années 1649-1660 chez des auteurs comme Marchamont Needham, John Milton et James Harrington — ou lors de la crise des années 1679-1683 chez des écrivains comme Henri Neville et Algernon Sidney. Certes, certains de ces auteurs « républicains » pensent que la liberté qu’ils invoquent est compatible avec un gouvernement monarchique où le pouvoir royal serait dûment limité. Mais ils s’appuient tous sur le binôme liberté/servitude décrit par les moralistes romains pour analyser les régimes politiques. De Harrington à Sidney, ils affirment tous qu’il n’y a pas d’alternative possible. Soit un État est libre, soit il est en esclavage. Et la route de la servitude est vite là, expliquent-ils. Il suffit que la volonté du corps politique soit à la merci d’un tiers — le veto du roi par exemple —, qu’une forme de pouvoir arbitraire s’installe, que la sécurité des individus ne soit plus garantie, qu’une personne soit au-dessus des lois, pour qu’un régime bascule dans la tyrannie.

18Ainsi, lorsque Montesquieu substitue à la typologie de départ — celle qui distingue trois gouvernements — une division entre gouvernements modérés et gouvernements despotiques, il montre à quel point il connaît et utilise le langage de la tradition républicaine. Il utilise l’opposition régime libre/régime esclave pour élaborer sa conception de la liberté politique (livres XI-XIII de L’Esprit des lois). Il reprend le postulat central de cette tradition pour affirmer au livre XI que « la liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés » (EL, XI, 4). Cette nouvelle typologie, qui n’annule aucunement la première, lui permet de rapprocher république et monarchie sous l’étiquette de « gouvernement modéré ». Dès lors, entre les deux « gouvernements d’un seul », monarchie et despotisme, la différence tient avant tout au rapport à la loi. La caractéristique commune (un seul) devient secondaire tandis que l’apposition (avec ou sans lois) fait la véritable différence. La réflexion sur la monarchie et la critique du despotisme amènent ainsi Montesquieu à identifier le gouvernement des lois et le gouvernement modéré. C’est à la fois l’objet de L’Esprit des lois, et, pour son auteur, le véritable enjeu des débats contemporains.

19Le gouvernement des lois assure ainsi la liberté politique, sans qu’il soit nécessaire d’ajouter que ces lois doivent être justes. Ce qui importe à Montesquieu, c’est moins le contenu des lois que la façon dont elles sont appliquées. En ce sens, la généralité de la loi est une garantie contre l’arbitraire car elle assure qu’aucun individu ne sera directement exposé à l’action du pouvoir : la généralité fonctionne ainsi comme un « écran entre le pouvoir et l’individu » — l’expression est de Catherine Larrère (1997) —, et sur ce point, Rousseau retrouvera Montesquieu (Du contrat social, II, 3, 4 et 6). Mais cela implique de distinguer entre la fonction législative (lieu d’élaboration de la loi dans sa généralité) et la fonction exécutive — dans sa version administrative ou dans sa version judiciaire — qui, en étant responsable de l’application des lois, atteint les individus directement dans leur vie quotidienne. D’où l’importance de l’étude de l’Angleterre, qui est « une nation dans le monde qui a pour objet direct de sa Constitution la liberté politique » (EL, XI, 5).

20Comme l’a montré Charles Eisenmann, la constitution anglaise présentée par Montesquieu au chapitre XI réalise le gouvernement de la loi en combinant deux principes : celui de la séparation des fonctions, législative, exécutive et judiciaire, et celui de la participation de plusieurs puissances ou « organes » à une même fonction, tout particulièrement à cette fonction centrale qu’est le pouvoir législatif. À leur tour, ces puissances se lient et s’interpénètrent de façon à constituer un véritable prototype du système de checks and balances. « Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative » (EL, XI, 6). On est très loin de la doctrine pure de la séparation des pouvoirs que l’on trouve pendant la révolution anglaise chez les Niveleurs de John Lilburne ou même chez un auteur républicain comme John Milton. On est en revanche plus proche de la théorie du régime mixte caractéristique de la tradition républicaine qui, d’Aristote à Harrington, veut combiner à égalité les éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques d’un régime politique. Pourtant, Montesquieu n’emploie jamais le terme de « gouvernement mixte ». Tout au plus parle-t-il dans ses Pensées à propos de l’Angleterre de gouvernement « mêlé » (Pensées, no 1744), mais l’expression disparaît de L’Esprit des lois. Par ailleurs, s’il présente l’Angleterre comme « une nation où la république se cache sous la forme de la monarchie » (EL, V, 19), il conclut néanmoins comme David Hume à la nature monarchique du gouvernement anglais. Enfin, contrairement à la tradition polybienne du régime mixte, Montesquieu ne souhaite pas combiner les trois formes de gouvernement à égalité, mais bien instituer une forme dominante autour de l’institution parlementaire. L’ensemble doit donc être en équilibre, sans être figé, mais en mouvement perpétuel.

21En fait, s’il y a un lien entre la tradition républicaine et les analyses constitutionnelles de Montesquieu, ce n’est pas tant sur la question du gouvernement mixte que sur l’importance accordée au pluralisme. Au quatrième chapitre du livre I des Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel avait en effet défendu le bon usage des dissensions politiques et de la désunion dans la république romaine. À l’encontre des moralistes et des historiens de Rome qui condamnaient avec force la discorde, il avait introduit une rupture importante par rapport à l’idéal cicéronien de la concordia ordinum. Il ne voyait pas dans le jeu des rivalités les germes d’une corruption naissante, mais avait conçu le conflit comme l’origine de la liberté. Il avait ainsi intégré à sa définition de la république la division des intérêts particuliers et plaidé pour l’opposition nécessaire entre les différents groupes d’une communauté politique. Montesquieu reprend cette thèse dans ses Romains, notamment au chapitre ix, et voit dans les divisions des Romains comme un indice de vitalité républicaine et non pas comme un signe morbide de décadence. Ce qu’il souligne ici, c’est bien la nécessité du pluralisme pour le maintien de la liberté politique. Il faut accepter la réalité du conflit social, ne pas la nier, mais lui conférer une légitimité tout en s’efforçant de se prémunir contre ses effets négatifs. « […] pour faire un gouvernement modéré, explique-t-il, il faut combiner les puissances, les tempérer, les faire agir et les régler, donner, pour ainsi dire, un lest à l’une pour la mettre en état de résister à une autre. C’est un chef-d’œuvre de législation que le hasard fait bien rarement, et qu’on ne laisse guère faire à la prudence » (Pensées, no 892). Ce qui s’affirme ici, c’est bien la nécessité du multiple dans la recherche de l’unité. Une unité qui ne se substitue pas au multiple, mais qui en est le résultat.

22On a souvent défini le XVIIIe siècle comme l’invention de la liberté (Starobinski, 1987). Dès la fin du XVIIe siècle, on passe en effet d’une quête sur les origines de la liberté politique à une réflexion sur les conditions politiques et institutionnelles de sa mise en œuvre. C’est largement le sens de l’analyse de l’Angleterre dans L’Esprit des lois, où la monarchie anglaise est présentée comme un « idéal-type » unique, fragile, et seul capable de préserver la liberté des citoyens contre l’arbitraire du pouvoir monarchique et la domination de la noblesse. Si les moyens proposés par Montesquieu pour établir ce gouvernement « modéré » sont divers, l’objectif est clair : dessiner un régime politique qui résiste à la tentation de l’arbitraire. À cet égard, la république n’est pas plus créatrice de liberté ni plus préservée de la dérive autoritaire que la monarchie, et la lutte contre le despotisme doit rester la priorité, au-delà d’une position partisane sur le type de régime. Mais la tradition républicaine est, elle, bien vivante en Europe et elle opère comme « réservoir d’arguments » inépuisable pour garantir la liberté politique. Des Lettres persanes à L’Esprit des lois, en passant par les Romains, Montesquieu y puisera des arguments sur la liberté, la vertu, la corruption et la représentation. S’il n’est assurément pas un partisan de la république — malgré le destin « républicain » que lui réservera après 1875 l’historiographie républicaine (Nicolet, 1982) —, s’il ne perçoit pas la possibilité d’une « modernité » républicaine, il exercera une influence considérable sur le destin du républicanisme, notamment dans sa version américaine. Le replacer dans cette tradition, ce n’est pas en faire un « républicain » qui s’ignore, c’est simplement montrer qu’il situe son projet dans la continuité d’Aristote : celle d’une connaissance du bien et du mal politiques (Pensées, no 1940).

Bibliographie

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Pour citer cet article

Keller Alexis , « République », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1377636396-fr/fr