Marivaux

Robert Granderoute

1C’est en 1724 vraisemblablement que Montesquieu est introduit par Fontenelle chez Mme de Lambert où il rencontre, entre autres hommes de lettres, Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux (1688-1763), l’un des familiers du salon. À son tour, il devient l’un des hôtes assidus des mardis de la rue de Richelieu. Au lendemain de son long voyage, faisant des séjours plus réguliers à Paris, il a l’occasion de retrouver Marivaux dans d’autres salons parisiens, notamment celui de Mme de Tencin. En dehors de ces sociétés choisies, l’Académie française a été aussi un lien pour eux. Élu en 1728 grâce à l’intervention du clan lambertin, Montesquieu donne sa voix à Marivaux en 1743, alors que, depuis 1741, il assiste régulièrement aux séances de la Compagnie, lui qui jusque-là était si souvent absent. Entre les deux écrivains s’est nouée une relation empreinte d’estime et d’amitié, dont témoigne la lettre d’un expéditeur inconnu, adressée, le 12 février 1755, à Joseph de Navarre sur la perte du philosophe et où on lit : « M. de Marivaux vous en fait son très humble compliment » (Montesquieu, Œuvres complètes, André Masson dir., Paris, Nagel, t. III, 1955, p. 1568).

2Amis de Fontenelle, Montesquieu et Marivaux se placent dans le camp des Modernes, même si Montesquieu n’en épouse pas les excès. Ils participent au mouvement de la nouvelle préciosité et à l’esprit de l’esthétique baroque. Leurs œuvres respectives révèlent des échos : Montesquieu, comme Marivaux, lui aussi auteur de romans, s’est intéressé à certains thèmes qui semblent spécifiquement marivaudiens comme l’amour, la vanité, l’amour-propre..., même s’ils se développent souvent chez lui dans une atmosphère de galanterie voluptueuse et affectée. Des influences croisées ont pu s’exercer, comme Michel Gilot le suggère à propos des journaux de Marivaux dont il rapproche, à l’occasion, les Lettres persanes. Ainsi lorsque Montesquieu évoque la marchande qui « cajole » l’éventuel acheteur (Lettre [‣]), il se souvient peut-être des Lettres sur les habitants de Paris. Inversement, la Quinzième Feuille du Spectateur français (14 mars 1723), sur l’attachement du Français à la mode, spécialement en matière de coiffure, paraît renvoyer à la Lettre [‣] des Lettres persanes. Plus généralement, et Michel Gilot le montre à l’appui des textes, des correspondances se tissent entre certaines réflexions des journaux de Marivaux et des notes des Pensées. Il peut s’agir de remarques d’ordre moral, de considérations relatives à l’amour, d’observations concernant la critique et la lecture... Songeons encore à la réflexion esthétique de l’Essai sur le goût qui, avec les notions de variété, de surprise, du « je ne sais quoi »... peut renvoyer à des prises de position connues de Marivaux. Une certaine parenté de préoccupations et de réactions existe ainsi entre les deux écrivains plongés dans une même atmosphère intellectuelle et sensible.

3Marivaux, d’ailleurs, dans la Huitième Feuille du Spectateur français (8 septembre 1722), ne peut s’empêcher de dire un mot des Lettres persanes, parues en 1721. Son appréciation formulée sur le vif d’une lecture inachevée se distingue par son caractère mêlé. Il commence par reconnaître à l’auteur « beaucoup d’esprit », mais à l’éloge succède la réserve : cet « esprit » s’exerce principalement sur une matière qui s’y prête sans peine, la religion. Car en ce domaine, la plaisanterie est facile, pour peu qu’on rompe avec le conformisme d’usage : « Je voudrais qu’un esprit aussi fin que le sien eût senti qu’il n’y a pas un si grand mérite à donner du joli et du neuf sur de pareilles matières et que tout homme qui les traite avec quelque liberté peut s’y montrer spirituel à peu de frais ». Par un effet de glissement subtil, il limite aussitôt la réserve apportée : il ne nie pas que, « parmi les choses » où Montesquieu s’exerce, « il n’y en ait d’excellentes en tout sens et que même celles où il se joue le plus ne puissent recevoir une interprétation utile ». N’en demeure pas moins le risque que ce badinage, ces plaisanteries frivoles ne produisent des effets néfastes sur le lecteur. Attaché aux croyances traditionnelles, Marivaux redoute que l’ironie largement déployée sur des sujets graves ne conduise à un relâchement moral. Prenant l’exemple de la Lettre [‣] favorable au suicide, il avance ce commentaire teinté d’humour à l’adresse de celui qui invoque des modifications de la matière en vertu des lois de la création : « De l’air décisif dont il parle, on croirait presque qu’il est entré de moitié dans le secret de cette même création ». Et de suggérer la véritable raison de ces attitudes audacieuses : « On croirait qu’il croit ce qu’il dit, pendant qu’il ne le dit que parce qu’il se plaît à produire une idée hardie ». Aux yeux de Marivaux, Montesquieu est animé par la recherche du trait provocant, de l’effet d’insolence, il se livre à une sorte de jeu amusant et brillant quoique dangereux pour un lectorat vulnérable. Sans dissimuler les qualités de l’écriture ni le plaisir de la lecture, Marivaux tend à taxer l’écrivain talentueux d’imprudence. Montesquieu, lui, se défendra en s’appuyant sur la fiction même du livre, celle du Persan qui ignore les réalités françaises et est amené à les découvrir peu à peu sans en pénétrer d’emblée les rapports. Mais, tout en se distanciant par rapport à son personnage, il semble ne pas donner tort à Marivaux quand il reconnaît : « Il est vrai qu’il y a quelque indiscrétion à avoir touché ces matières puisque l’on n’est pas aussi sûr de ce que peuvent penser les autres que de ce qu’on pense soi-même » (Pensées, no 2032, « Apologie des Lettres persanes »).

4En retour, Montesquieu parle parfois de Marivaux auteur. Nous disposons de trois témoignages. L’un, en date du 25 septembre 1749 (lettre à Mme Dupré de Saint-Maur), relate la réception à l’Académie française de Vauréal, évêque de Rennes : après avoir reconnu le mérite du discours de Fontenelle, Montesquieu enchaîne : « Mais ce qui enchanta tout le monde fut un petit discours de Marivaux qui était une comparaison de Racine et de Corneille. On ne peut rien voir de plus joli ». Dans les Pensées, Montesquieu se reporte par deux fois à l’œuvre de Marivaux. Il reprend un lieu commun de l’époque, l’épuisement des situations et des caractères : il faudrait « une nouvelle nation » pour renouveler le genre comique, dont les « bons caractères » ont tous été pris. Aussi les pièces de Marivaux « sont plus difficilement bonnes que celles de Molière » : à celui-ci reviennent « les grands traits, les traits marqués », à celui-là, « les caractères fins, ceux qui échappent aux esprits du commun » (Pensées, no 287). Même hommage à propos de La Mère confidente, représentée pour la première fois le 9 mai 1735 ; Montesquieu souligne avec justesse les mœurs « admirables » (Pensées, no 950) de cette pièce qui s’impose en effet par l’élévation morale des maîtres, la mise en retrait des valets, et une atmosphère de dignité, de sensibilité et de délicatesse.

Bibliographie

Marivaux, Journaux et Œuvres diverses, éd. Frédéric Deloffre et Michel Gilot, P aris, Classiques Garnier, 1969.

Michel Gilot, Les Journaux de Marivaux : itinéraire moral et accomplissement esthétique, Paris, Champion, 1975.

Louis Desgraves, Montesquieu, l’œuvre et la vie, Bordeaux, L’Esprit du temps, 1994.

Jean Ehrard, « Deux parallèles qui se croisent », dans Marivaux et les Lumières. L’homme de théâtre et son temps, Aix-en-Provence, Publications de l’université de Provence, 1996, repris dans Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 231-245.