Castel, le père (S.J.)

Edith Flamarion

1Louis Bertrand Castel, jésuite né à Montpellier le 11 novembre 1688, entre comme novice à Toulouse dans la Compagnie le 16 octobre 1703 et y reste jusqu’à sa mort à Paris, le 11 janvier 1757. En 1720, Fontenelle, secrétaire de l’Académie des sciences, remarque cet esprit brillant, après son premier article dans les Mémoires de Trévoux. Sur ses recommandations et celles de Tournemine, Castel est envoyé par sa hiérarchie à Paris. Il devient aussitôt régent à Louis-le-Grand et journaliste. Il enseigne surtout les mathématiques (calcul différentiel et intégral) et la mécanique. Soucieux de pédagogie et de sciences appliquées, il publie en 1727 un bref Plan de mathématique abrégée, à l’usage et à la portée de tout le monde, principalement des jeunes seigneurs, des officiers, des ingénieurs, des physiciens et des artistes. Admis en 1721 dans l’équipe des rédacteurs des Mémoires de Trévoux, il y joue un rôle essentiel, comme collaborateur puis comme organisateur. En 1733, aidé de Brumoy, il réorganise le périodique. Mais en 1745, l’arrivée de Berthier à la direction du journal provoque sa démission. La centaine d’articles qu’il a rédigés et dont une partie a paru dans le Mercure, aborde les sujets les plus variés : « corps visqueux » et « corps durs », éclipse en Chine, coquillages, tonnerre, invention d’une machine hydraulique, morale, esthétique, politique, théologie, etc. Ses comptes rendus traitent des ouvrages de Newton, Huet, Fontenelle, Rameau, Bouillet, Réaumur… Il connaît à la fin de sa vie des difficultés croissantes avec sa hiérarchie : en 1741, Frogerais, recteur de Louis-le-Grand, lui demande de recentrer ses travaux sur la religion et la lutte contre le déisme : il consacre son dernier ouvrage à une réfutation de J.-J. Rousseau, L’Homme moral opposé à l’homme physique de Monsieur R*** , lettres philosophiques où l’on réfute le déisme du jour (1756). Après 1745, il cherche des appuis extérieurs, en particulier auprès de l’Académie des sciences (en 1748 et 1752). Sa tâche de régent est allégée en 1750 : il est préfet de chambre pour les élèves physiciens. À sa mort, l’hommage des Mémoires de Trévoux est ambigu : on accorde au « philosophe géomètre » un « esprit facile, fécond, inventeur » mais on lui reproche d’être « sans cesse sollicité par l’imagination » qui le conduit à « passer » parfois « la ligne que lui traçait la géométrie ».

2Castel a beaucoup écrit, mais il n’a pas publié autant qu’il le souhaitait. Bien des textes ne sont qu’ébauchés, d’autres sont perdus ou inédits. Il justifie son intérêt constant pour les mathématiques tant moralement (« nulle science ne flatte moins les passions [...], ne détourne plus du mal ») qu’intellectuellement (« tout est clair, évident, démontré en mathématiques »). Son gros ouvrage de 1728, une Mathématique universelle abrégée qui fait une large place à la géométrie, lui vaut d’être admis à la Royal Society de Londres. Il est également membre des académies de Rouen et de Bordeaux (c’est évidemment Montesquieu qui l’y introduit, mais sans enthousiasme, et seulement en 1746 : voir la correspondance de Montesquieu, OC, t. XIX, lettre 512). Il rédige un Discours préliminaire à la tête de l’analyse des infiniment petits de M. Stône […] (1735) et une Géométrie universelle en dialogues (Amusements du cœur et de l’esprit de 1738). Il traite de la marine (Lettres […]sur la construction des vaisseaux, 1746) et de l’art des sièges (Mathématique appliquée : Discours préliminaire au livre d’Azin sur la manière de défendre les places, 1731 ; Exercices sur la tactique, 1757).

3Parallèlement, il s’adonne à la physique : « toutes les fonctions de notre vie sont des expériences [], tout le monde est physicien [] et ce n’est que la justesse des pensées qui y met de la différence ». Comment penser « juste » ? Est-ce en suivant Descartes ou Newton ? Doit-on être mécaniste et soutenir, avec les cartésiens, la théorie des « tourbillons de matière subtile » ou doit-on accepter celle de la gravitation prônée par les newtoniens ? Castel rend compte dans les Mémoires de « la théorie des tourbillons » (1721) et des « causes de la pesanteur » selon Bouillet (1722). En 1724, il tente de concilier les principes de sa foi et ceux du mécanisme dans le Traité de physique sur la pesanteur universelle des corps : si la pesanteur est la clef du système de l’univers, la liberté reste présente : celle du Créateur qui « n’est pas un automate asservi aux lois mathématiques de la mécanique » et celle de l’homme dont l’action, libre et naturelle, suscite un déséquilibre fécond. Le cartésien Bouillet s’inquiète et l’abbé Saint-Pierre n’approuve qu’avec nuances « cet esprit original ». La réponse de Castel exprime alors une distance avec « les hypothèses cartésiennes » et dans un exposé à Ramsay, il défend son système de la pesanteur qui va « plus loin que celui de M. Descartes mais ne le contredit pas » ; il réaffirme sa foi en la liberté humaine, qu’il exprimera encore dans son long compte rendu de la Théodicée de Leibniz (1737). Mais, si Castel tient à se réclamer d’une filiation cartésienne, il n’en admire pas moins Newton : « Descartes avait plus de facilité et d’élévation. Newton, avec moins de facilité, était plus profond. » (Le Vrai Système de physique générale de M. Isaac Newton exposé et mis en parallèle avec celui de M. Descartes, 1743).

4Ce qui conféra à Castel la célébrité est l’étonnant projet qui l’occupa toute sa vie : le « clavecin oculaire » ou « clavecin pour les yeux avec l’art de peindre les sons ». En 1725, après une collaboration avec Rameau, il expose dans les Mémoires le projet de l’instrument qui doit « rendre visible le son » ; il y revient brièvement en 1726 avant d’en donner, en 1735, un exposé de presque trois cents pages, qui provoque une querelle avec Rameau. En 1737, Mairan réfute ses théories à l’Académie des sciences, mais Telemann en rend compte avec intérêt en Allemagne et Voltaire, dans ses Éléments de la philosophie de Newton (1738), loue ce « philosophe ingénieux ». Lorsque Castel, dans son Optique des couleurs (1740), remet en question l’analyse du prisme newtonien, les réactions sont diverses et Voltaire le raille (lettre à Helvétius du 20 mars). Pourtant, le jésuite ne renonce pas et travaille à la réalisation de l’instrument : rubans teints, miroirs, chandelles, bougies, « éventails », soupapes, il met tout en œuvre pour y parvenir. De 1751 à 1753, il retrace l’historique de l’entreprise dans des lettres à Maillebois (Journal historique […]du clavecin en couleurs). Mais la fin de sa vie le voit désabusé. En 1753, la notice de l’Encyclopédie, consacrée au clavecin, signale que le public déplore « qu’il se fasse toujours et qu’il ne s’achève point ».

5Ce « brame noir, fort original, moitié sensé, moitié fou » des Bijoux indiscrets (xix) fut l’ami de Montesquieu jusqu’à sa mort. Nous n’avons à ce jour aucune lettre de Montesquieu à Castel, mais nous entendons la voix du jésuite qui lui adresse des lettres ouvertes dans les Mémoires de Trévoux et une douzaine de ses lettres privées au Président nous sont parvenues. De plus, Castel consacre au Président une part non négligeable de son ouvrage de 1756 : L’Homme moral opposé à l’homme physique de M***R. (Lettres XVI à XIX et une partie de la Lettre XXI). Il y note qu’il lui a été présenté peu après la parution des Lettres persanes par une « dame fort noble et fort vertueuse » (Lettre XVI), sans doute Mme de Pons. Un lien de plus en plus étroit se tisse entre les deux hommes. Castel confie à Montesquieu ses projets, ses analyses, et l’invite à collaborer aux Mémoires quand il lui envoie l’ouvrage de Lafitau, Mœurs des sauvages américains (1724) (OC, t. XVIII, lettre 155 ; sans date).

6Il donne, dans les Mémoires de Trévoux de juin 1734, un long extrait des Romains, soumis à l’avis de l’auteur (OC, t. XIX, lettre 388 de [mai 1734]) ; c’est à lui qu’il adresse le long projet de son « clavecin oculaire » dans les Mémoires d’août, septembre, octobre, novembre et décembre 1735 ainsi qu’en août 1739. Pourtant, leurs relations se modifient : Castel est tenu à l’écart de la parution de L’Esprit des lois. Déçu, il n’obtient de l’auteur son ouvrage que grâce à une forte insistance. Dans les années 1749-1752, il offre en vain, à plusieurs reprises, son aide à Montesquieu : il n’intervient donc pas dans les comptes rendus des Mémoires d’avril 1749 ni de février 1750. Dans un texte inédit (Plan d’impression, 1750 ?, conservé à la Bibliothèque royale de Bruxelles, publié dans Autour du P. Castel et du clavecin oculaire, p. 153-159), Castel, en affirmant que Montesquieu « en veut au gouvernement sans trop respecter la religion qu’il ménage pourtant parce qu’il la craint », estime ses thèses difficiles à combattre parce qu’« il est le raisonnement même ». Mais, dans L’Homme moral, il rend un hommage sans ambiguïté au Président : il évoque « l’amitié tendre et intime » qui les liait, note « qu’en fait d’intelligence, M. de Montesquieu était un aigle » (Lettre XVII) et affirme que « c’était la plus belle âme, la plus candide, la plus aimant le vrai, surtout en fait de religion » (Lettre XVIII). De son côté, au début de leurs relations, Montesquieu lui fait assez confiance pour le prier, vers 1723, de veiller à l’éducation de son fils, Jean-Baptiste, mis au collège Louis-le-Grand à huit ans (lettre de Castel du 7 août 1725, OC, t. XVIII, lettre 143). Une dizaine d’années plus tard, il lui confie la relecture des Romains afin d’attirer son attention sur les passages susceptibles d’attirer des difficultés (L’Homme moral, Lettre XVII et correspondance de Montesquieu, OC, t. XIX, lettres 380 et 384). Il tient compte de ses avis, ce qui n’empêchera pas l’ouvrage de subir quelques coupes pour obtenir le privilège qui en permettra la diffusion en France (Castel a donc clairement failli à sa tâche), ainsi que de ses projets et ouvrages : il avait acquis son Traité de physique sur la pesanteur universelle des corps de 1724 (Catalogue, no[‣]). Il note la justesse de son analyse sur le mal (Spicilège, no 555) mais pointe ses erreurs (Spicilège, no 347), estime « assez mauvais » son traité sur le sublime de 1733 (Spicilège, no 555) ou raille le sophisme du jésuite sur son « harmonie chromatique » (Spicilège, no 605). Il juge avec nuance le Vrai système de physique générale de M. Isaac Newton de 1743 : l’ouvrage est « clair » et les objections faites à Newton sur l’abus éventuel de la géométrie pure sont « bonnes » ; mais il se moque du reproche de tendance à l’athéisme fait par Castel qui « comme tout jésuite, ne manque pas d’accuser M. Newton sur l’orthodoxie de ses principes » (Spicilège, no 565). Si une certaine distance se crée, l’amitié n’est pas morte : à l’approche de la mort, c’est à Castel que Montesquieu demande d’être son confesseur. Leur amitié a duré plus de trente ans.

Bibliographie

Éditions

Compte rendu des Considérations sur les […] Romains, Mémoires de Trévoux, juin 1734, http://books.google.fr/books?id=4A4EAAAAMAAJ.

Rééd. dans C. Volpilhac-Auger, Montesquieu. Mémoire de la critique, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 2003, p. 71-84.

Bibliographie

Anne-Marie Chouillet, « Le clavecin oculaire du P. Castel », Dix-Huitième siècle 8 (1976), p. 141-166.

Autour du P. Castel et du clavecin oculaire, Roland Mortier et Hervé Hasquin dir., Bruxelles, Éditions de l’université libre de Bruxelles, « Études sur le xviiie siècle » 23, 1995. http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2458

Jean Ehrard, « Une “amitié de trente ans” : Castel et Montesquieu », dans Autour du P. Castel et du clavecin oculaire, Roland Mortier et Hervé Hasquin dir., Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, « Études sur le XVIIIe siècle » 23, 1995 (http://www.editions-universite-bruxelles.be/fiche/view/2458), repris dans : Jean Ehrard, L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens, Genève, Droz, 1998, p. 69-81.

Pour citer cet article

Flamarion Edith , « Castel, le père (S.J.) », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1377616334-fr/fr