Démocratie

David W. Carrithers

1Montesquieu considère la démocratie comme une forme de gouvernement au sein d’une nouvelle classification des régimes. Il élabore une typologie tripartite qui distingue républiques, monarchies et États despotiques ; celle-ci se substitue à la typologie classique qui distinguait la monarchie (où un seul homme gouverne), l’aristocratie (où un petit nombre gouverne), la politie (où le grand nombre gouverne), et leurs formes corrompues (la tyrannie, l’oligarchie, et la démocratie) où ceux qui gouvernent le font en vue de leurs propres intérêts. Montesquieu distingue également, au sein de la république, deux systèmes de gouvernement, le régime démocratique et le régime aristocratique : « Lorsque dans la république le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie » (EL, II, 2). Prônant la modération, il suggère que chaque régime républicain se renforce en évitant l’excès qui le caractérise. Ainsi, la république démocratique doit éviter les formes d’égalité qui, par un nivellement trop important, sapent toute autorité, et la république aristocratique atteint la perfection lorsqu’elle se rapproche le plus de la démocratie (EL, II, 2-3).

2Dans L’Esprit des lois, l’utilisation des exemples classiques permet de brosser habilement le tableau d’un régime démocratique conçu comme un type idéal reposant, pour juguler l’ambition personnelle, sur l’amour de l’égalité et de la frugalité, sur l’éducation destinée à renforcer le patriotisme, ou encore sur l’utilisation de l’ostracisme afin de d’exclure de l’Etat toute personne dont le charisme ou l’influence menace de lui fournir des partisans (EL, III, 2 ; IV, 5-8; V, 2-6 ; XII, 19). Bien qu’il décrive la démocratie comme un régime exigeant un pénible renoncement à soi, qui n’est possible que par l’usage d’« institutions singulières » afin d’encourager le dévouement aux besoins communs, certaines de ses remarques témoignent de l’admiration qu’il éprouve pour l’esprit de la démocratie ancienne – au point que certains de ses lecteurs ont pu penser qu’il était partisan de la démocratie. Ainsi David Lowenthal conclut que « Montesquieu considère la démocratie comme la meilleure des quatre formes de gouvernement, à la fois à cause de la qualité morale de ses citoyens et de la liberté et de la sécurité qu’elle leur procure » (Lowenthal, p. 259). Nannerl Keohane suggère pour sa part que l’éloge décerné à William Penn pour la fondation d’une communauté vertueuse au milieu de « la corruption des temps modernes » ainsi que les louanges accordées à la république moderne de Berne, en Suisse, permettent de conclure que Montesquieu « était convaincu qu’il existait certaines conditions sous lesquelles de tels régimes [démocratiques] pouvaient devenir pertinents pour un peuple et qu’il se trouvait certains hommes extraordinaires qui pouvaient les réaliser. » (Keohane, p. 384 et 395, citant L’Esprit des lois, IV, 6 ; Romains, ix ; Pensées, no 185).

3Les commentateurs concluent le plus souvent que selon Montesquieu, la démocratie ne convient pas aux États modernes dont les sujets sont détournés des vertus civiques par la production, le commerce, la finance et les richesses (EL, III, 3 ; VIII, 16 ; Shackleton, 1961, p. 277 ; Carrithers, 2002, p. 110-113 ; Rahe, 2002, p. 73). Ainsi L’Esprit des lois évoque avec curiosité, admiration et respect ces « vertus héroïques que nous trouvons dans les anciens, et dont nous avons seulement entendu parler » (EL, III, 5), tout en faisant état d’un gouffre entre les anciens et les modernes : « Quand on pense à la petitesse de nos motifs, à la bassesse de nos moyens, à l’avarice avec laquelle nous cherchons de viles récompenses, à cette ambition si différente de l’amour de la gloire, on est étonné de la différence des spectacles, et il semble que, depuis que ces deux grands peuples ne sont plus, les hommes se sont raccourcis d’une coudée. » (Pensées, no 221).

4Ce concept de la république démocratique tient peut-être à l’immersion de Montesquieu dans la pensée politique de Platon et d’Aristote (Shackleton, 1961, p. 365). En tout cas il n’a intégré aucune analyse de la nature et du principe de la démocratie dans ses Lettres persanes où il fait une brève allusion à la vertu républicaine, mais il mentionne dans un même souffle l’honneur comme élément qui permet de décrire également le comportement en république, puisqu’à ce moment, la vertu et l’honneur ne sont pas encore considérés comme les principes distincts des gouvernements républicains et monarchiques (LP, [‣]). De même, Montesquieu n’a pas présenté la république démocratique comme un idéal-type dans les Romains (1734) où il suit la trace du conflit entre patriciens et plébéiens – conflit qui a d’abord provoqué un mélange d’aristocratie et de démocratie après l’expulsion des rois, et qui s’est traduit in fine par l’avènement d’une forme extrême de démocratie, du fait de la création de tribuns du peuple et du développement d’une démocratie plébiscitaire.

Les institutions et les pratiques de gouvernement

5Dans sa description de la démocratie dans L’Esprit des lois, Montesquieu s’inspire des exemples classiques d’Athènes, de Sparte, de Carthage et de Rome. Il propose une liste des institutions fondamentales de la république démocratique : une assemblée populaire à laquelle peuvent assister tous les citoyens ; un sénat choisi par tirage au sort parmi les trois classes les plus aisées, à qui on confie le contrôle de la politique étrangère et la préparation de la législation pour l’assemblée du peuple ; un conseil d’anciens désigné pour préserver les anciennes coutumes et la morale ; des censeurs qui ont pour mission d’éradiquer la corruption et le vice ; des magistratures appliquant les lois et des citoyens jurés, à tour de rôle, dans les tribunaux (EL, II, 2 ; V, 7).

6Il ne fournit qu’une réflexion sommaire sur le pouvoir exécutif dans le chapitre de L’Esprit des lois consacré à la nature de la démocratie, en faisant remarquer que les magistrats devraient être choisis par tirage au sort, sauf pour les fonctions militaires qui exigent des connaissances spécialisées, et pour d’autres fonctions qui demandent la dépense d’importantes sommes d’argent (EL, II, 2). Prenant comme exemple Rome, il présente une analyse beaucoup plus détaillée dans le livre XI ; il y met en avant le fait que le Sénat romain exerçait de nombreuses fonctions exécutives, comprenant la dispensation des fonds publics et la collecte des impôts, le vote de la paix ou de la guerre, le recrutement des troupes, la délégation des pouvoirs aux consuls et aux préteurs dans les provinces, et la maîtrise des relations diplomatiques avec les États étrangers. Il restait aux deux consuls romains à lever les troupes et à les commander dans les guerres, à obtenir l’aide des alliés et à décider du moment opportun pour faire la paix avec des peuples soumis (EL, XI, 17).

7Dans les livres VI et XI, Montesquieu analyse le pouvoir judiciaire dans les démocraties, isolant, pour en faire l’éloge, l’attribution du pouvoir de juger à Rome aux jurés, aux sénateurs et aux magistrats spécialisés. Particulièrement remarquable (et proche de pratiques anglaises plus récentes garantes de la liberté) était la pratique romaine consistant, dans les affaires criminelles, à choisir des jurés avec le consentement des deux parties et à ramener leurs décisions à des questions de culpabilité ou d’innocence pour des méfaits reconnus par la loi (EL, VI, 3 ; XI, 18). Ce fut au détriment de la liberté romaine que se fit la réduction du pouvoir judiciaire du Sénat. Elle favorisa « la liberté du citoyen », mais seulement au détriment de la « liberté de la Constitution » et, sans cette dernière, la liberté du citoyen ne pouvait être maintenue (EL, XI, 18).

8Selon Montesquieu, les règles définissant la citoyenneté et les droits de vote sont essentielles afin de stabiliser l’État démocratique. À Athènes, les étrangers qui s’introduisaient illégalement dans l’assemblée du peuple pouvaient être punis de mort (EL, II, 2). Tout en insistant sur la nécessité de l’égalité politique et économique entre les citoyens, Montesquieu souligne le besoin d’une hiérarchie et de l’influence stabilisatrice des élites. Comme Aristote, il croit aux vertus stabilisatrices d’un mélange de démocratie et d’aristocratie. Le vote à l’assemblée doit se faire publiquement plutôt que par bulletin secret, de façon que le « petit peuple » puisse suivre l’exemple des « principaux ». En outre, le pouvoir de vote des citoyens les plus pauvres doit être diminué. Ainsi Servius Tullius a agi avec sagesse en divisant l’ensemble des habitants de Rome en cent quatre-vingt-treize centuries et en reléguant les citoyens les plus nombreux et les plus pauvres dans la dernière centurie, afin que les Romains les plus riches, bien que moins nombreux, puissent contrôler les résultats du vote dans les comices centuriates (EL, II, 2 ; Romains, viii). De même, la décision de Solon de diviser les citoyens d’Athènes en quatre classes à partir d’un recensement des biens, afin d’exclure les plus pauvres de l’éligibilité aux fonctions exécutives, a été salutaire (EL, II, 2). Pour l’essentiel, les citoyens des démocraties doivent obéir aux lois et courir « lorsque le magistrat les appelle » (EL, V, 7). Dans la mesure où il est très peu probable que ceux qui exercent la souveraineté limitent leur propre pouvoir, le despotisme populaire est une tendance possible de la démocratie – aussi dangereuse pour la liberté que le despotisme d’un seul. Aussi la démocratie doit-elle être modérée et non extrême. En analysant l’évolution politique de Rome, Montesquieu dénonce les progrès de la démocratie par plébiscite qui donnait aux plébéiens la possibilité de faire passer des lois de leur propre chef, ce qui produisit « un délire de la liberté » qui « choqua les principes mêmes de la démocratie » (EL, XI, 16).

Le principe et les mœurs de la démocratie

9Selon Montesquieu, le principe de la démocratie est la vertu politique qu’il définit comme « l’amour des lois et de la patrie », « l’amour de l’égalité » et « l’amour de la frugalité » (EL, IV, 5 ; V, 3). Une société politique fondée sur la vertu exige des citoyens qu’ils recherchent le bien commun, comme le montre le récit des Troglodytes dans les Lettres persanes ([‣]-14) et de nombreux passages de L’Esprit des lois. Les Anglais ont donné un triste spectacle en tentant de mettre en place la démocratie sous Cromwell : l’ambition plutôt que la vertu a motivé leurs actions (EL, III, 3). Produire des citoyens vertueux exige que l’on accorde une importance particulière à l’éducation, qui inculque l’amour désintéressé de la république. La vertu « est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible » (EL, IV, 5). En outre, la vertu morale renforce la vertu politique puisque « moins nous pouvons satisfaire nos passions particulières, plus nous nous livrons aux générales. » Ainsi les moines montrent un attachement fort aux règles qui leur interdisent « les passions ordinaires » (EL, V, 2).

10Contrairement à l’image anarchique de la démocratie présentée dans La République de Platon, Montesquieu décrit un État démocratique animé par les « mœurs », « l’amour de l’ordre » et « la vertu » (EL, VIII, 2). Plutôt que d’encourager les citoyens à agir en vertu de désirs personnels, la démocratie requiert un sens de la hiérarchie fondé sur le respect des esclaves à l’égard de leurs maîtres, des enfants à l’égard de leurs parents, des femmes à l’égard de leurs maris, des citoyens à l’égard du Sénat et des autres autorités constituées (EL, VIII, 2). L’État démocratique tel que le concevait Montesquieu n’a pas pour but la libération de l’esprit humain. Contrairement à maints auteurs postérieurs et récents, il n’utilise pas le terme démocratie pour donner l’impression qu’une émancipation à l’égard des interdits est possible. Plutôt que d’imaginer la démocratie comme un moyen de se libérer des contraintes institutionnelles et psychologiques, il pense que les institutions rigoureuses et singulières développées dans la Sparte antique permettaient le mieux de parvenir à une démocratie stable. La sujétion des volontés individuelles aux besoins de l’État est requise, puisque les démocraties reposent sur l’autorité morale plutôt que sur la force afin de donner tout pouvoir à la loi.

11Il est utile de rappeler que les États démocratiques de l’Antiquité qui ont servi de modèle à Montesquieu étaient de véritables camps armés toujours prêts à entrer en guerre contre des cités rivales. Les citoyens ne payaient pas de mercenaires pour prendre leur place sur le champ de bataille. En cas de guerre, ils étaient toujours prêts à servir leur patrie. Or si les citoyens devaient être prêts à laisser à tout moment leurs charrues et à prendre boucliers et lances, ils ne pouvaient pas mener des vies douillettes dans le luxe et le plaisir : d’où l’importance conférée par Montesquieu aux exercices de gymnastique comme faisant partie du mode de vie de chaque citoyen, d’où l’utilité de la musique et de l’amour homosexuel afin d’adoucir des âmes éprouvées par la discipline martiale (EL, IV).

12Montesquieu insiste également sur la nécessité, pour les démocraties, de préserver les anciennes coutumes et les bonnes mœurs (EL, V, 7). Ainsi, en plus d’un Sénat « pour préparer les affaires », elles doivent se doter d’un conseil d’anciens fonctionnant comme un « dépôt des mœurs », sur le modèle de l’Aréopage à Athènes. Les membres du Sénat doivent changer périodiquement tandis que les membres de ce Conseil destiné « à garder les coutumes anciennes » doivent être nommés à vie (ibid.). En outre, des censeurs doivent assister ce sénat d’anciens puisqu’« il faut qu’ils rétablissent dans la république tout ce qui a été corrompu, qu’ils notent la tiédeur, jugent les négligences, et corrigent les fautes comme les lois punissent les crimes. » (EL, V, 7). Il faut des censeurs car « ce ne sont pas seulement les crimes qui détruisent la vertu, mais encore les négligences, les fautes, une certaine tiédeur dans l’amour de la patrie, des exemples dangereux, des semences de corruption […] » (EL, V, 19). Montesquieu invoque en outre la nécessité de préserver la chasteté des femmes. Ainsi la constitution d’Athènes avait recours a « un magistrat particulier qui veillait sur la conduite des femmes », bien qu’en Grèce « un vice aveugle » qui « régnait d’une manière effrénée » ne fût pas la débauche ou l’adultère, mais l’homosexualité (EL, VII, 9). Les Romains eurent la sagesse d’accorder aux maris l’autorité de juger de la conduite de leurs épouses et de leur donner le pouvoir d’infliger des peines pour conduite immorale, tout en stipulant que dans les cas graves, cinq parents de l’épouse seraient associés au mari pour juger (EL, VII, 10).

Les deux types de démocratie

13Montesquieu distingue deux modèles de démocratie, l’un militaire et agricole, sur le modèle de Sparte, l’autre plus porté au commerce, sur le modèle d’Athènes (EL, IV, 5-8 ; V, 6). Les démocraties vouées à la guerre « supposent une attention singulière de tous les citoyens les uns sur les autres. » Dans de tels États, « on peut donner une éducation générale, et élever tout un peuple comme une famille. » (EL, IV, 7). Il faut cultiver avec soin l’harmonie des intérêts grâce à des conditions matérielles si frugales et égales que lorsque les citoyens se rassemblent pour délibérer, leurs points de vue soient pratiquement identiques : « Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances ; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. » (EL, V, 3). Les citoyens de telles démocraties afficheront sans doute « la rudesse, la colère, la cruauté » que leur confère la pratique constante de la gymnastique destinée à les préparer à la guerre (EL, IV, 8).

14Dans les républiques commerçantes, l’amour de la démocratie, de l’égalité et de la frugalité est compatible avec l’essor des échanges à condition que les citoyens eux-mêmes s’engagent dans le commerce. Ainsi Solon a eu raison d’interdire l’oisiveté à Athènes et de demander à chaque citoyen de rendre compte de sa façon de gagner sa vie. Bien régulé, « l’esprit de commerce entraîne avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre et de règle. » (EL, V, 6). Dans ces républiques, il faut s’assurer que l’excès de richesses ne détruise pas l’esprit frugal du commerce. Aussi les profits doivent-ils être divisés de façon aussi égalitaire que possible (ibid.).

Le territoire de la démocratie

15La république démocratique suppose la mise en place de politiques sur une très petite échelle puisque les citoyens doivent participer directement à l’élaboration des lois, à la sélection des magistrats et à l’exercice de la justice (EL, VIII, 16). L’expansion territoriale met en péril les valeurs et les institutions démocratiques : telle est l’une des leçons-clés de l’histoire romaine. Dans une grande république, des citoyens très riches seraient incapables de se modérer. En outre, une grande république exige l’exercice d’un pouvoir si important qu’il met en danger la liberté (EL, VIII, 16 ; XII, 18). Les provinces reculées ont besoin de leurs propres gouverneurs, créant ainsi des centres de pouvoir concurrents qui menacent l’autorité centrale (EL, X, 6). Un ensemble de petites démocraties unies en confédération républicaine peut prospérer (EL, IX, 1). En revanche, une démocratie qui s’étend au-delà de limites territoriales étroites devient trop grande pour supporter l’éthique et les institutions démocratiques. En raison de l’émergence d’intérêts divers et hétérogènes, l’uniformité requise par la démocratie tend à se dissiper dans les grandes républiques (EL, VIII, 16).

16Plus la république est grande, plus la réalisation de l’unité est donc problématique. L’expansion territoriale ronge l’esprit civique : les généraux deviennent plus importants que la république qu’ils servent. De surcroît, l’expansion provoque nécessairement l’absorption de peuples étrangers. Il s’ensuit que les citoyens ne montrent plus le « même esprit », le « même amour pour la liberté », et la « même haine pour la tyrannie » (Romains, ix). L’agrandissement s’est révélé désastreux pour la République romaine. « […] la ville, déchirée, ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n’en était citoyen que par une espèce de fiction, qu’on n’avait plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes dieux, les mêmes temples, les mêmes sépultures, on ne vit plus Rome des mêmes yeux, on n’eut plus le même amour pour la patrie, et les sentiments romains ne furent plus. » (Romains, ix, OC, t. II, p. 156). La République absorba en définitive tant de « villes » et de « nations » que l’anarchie régna dans les assemblées : « […] l’autorité du peuple, ses lois, lui-même devinrent des choses chimériques, et l’anarchie fut telle qu’on ne put plus savoir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s’il ne l’avait point faite. » (ibid.).

17En réaction à la faiblesse de Florence, Machiavel avait prôné une forme expansionniste de républicanisme ; à l’inverse, Montesquieu approuve clairement les républiques que Machiavel avait identifiées comme destinées à la préservation. Qu’une agression contre l’un de ses voisins se termine ou non par une victoire, toutes les tentatives d’expansion finissent par déstabiliser le régime. Montesquieu en conclut qu’« une république sage ne doit rien hasarder qui l’expose à la bonne ou à la mauvaise fortune ; le seul bien auquel elle doit aspirer, c’est à la perpétuité de son état. » (Romains, ix, p. 154).

Le conflit

18Si les démocraties doivent être petites, elles ne doivent pas pour autant être libérées du conflit. En réalité, les tensions entre éléments démocratiques et aristocratiques renforcent la république plutôt qu’ils ne l’affaiblissent puisque les extrêmes de la démocratie et de l’aristocratie peuvent être évités. Ainsi, contrairement à ce qui est devenu une obsession pendant la Révolution française – mettre sur un piédestal la volonté générale et condamner toutes les sources de division –, Montesquieu conclut :

« […] pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas.
Ce qu’on appelle union dans un corps politique est une chose très équivoque ; la vraie est une union d’harmonie qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu’elles nous paraissent, concourent au bien général de la société, comme des dissonances dans la musique concourent à l’accord total.
(Romains, ix) »

19Dans le même esprit, il remarque qu’« un gouvernement libre [est] toujours agité. » (Romains, viii). Il existe cependant des limites quant au nombre de conflits qu’une république peut supporter. Il se peut que des divisions politiques deviennent si profondément ancrées que tout sens du « bien général de la société » disparaît. Lorsque cela arrive, « l’union » devient impossible (Romains, ix).

Le déclin

20Montesquieu est convaincu de la précarité de toutes les constructions politiques. En conséquence, dans son analyse de la grandeur et de la décadence de Rome, il fait de la capacité d’un gouvernement à corriger les abus qui s’infiltrent dans sa structure l’élément principal de sa longévité (Romains, viii). Les démocraties sont particulièrement fragiles lorsqu’elles connaissent trop ou pas assez d’égalité. Dans le premier cas, les magistrats, les sénateurs, les pères, les maris, les maîtres et les aînés cessent de jouir du respect auquel ils ont droit, ce qui affaiblit alors les « mœurs », « l’ordre » et la « vertu ». Dans le second cas, une démocratie se transforme en aristocratie (EL, VIII, 2). La vertu politique dont dépendent les démocraties se trouve aussi affaiblie lorsque les instances qui exercent l’autorité cherchent à conserver leur position par la corruption plutôt que par le mérite (EL, VIII, 2). Si cela devait se produire, toute possibilité de faire le bien et de travailler honnêtement serait radicalement sapée (EL, VIII, 2).

L’influence

21Ces deux éléments (la description que propose Montesquieu de la démocratie – la nécessité d’un renoncement pénible à soi pour parvenir à élever les besoins étatiques au-dessus des besoins personnels – ainsi que l’importance qu’il accorde à une forme de démocratie directe dans de petits États) ont contribué à l’invention d’une nouvelle forme de républicanisme représentatif. Celle-ci est le fait de ses lecteurs américains au moment de la fondation de leur État : ils distinguent précisément la démocratie pure de la période classique, dépeinte par Montesquieu, d’un républicanisme pluriel avec des intérêts de groupes, sur le modèle d’un fédéralisme partageant le pouvoir entre l’État et les centres de pouvoir (Madison, Federalist, 10). De nombreux théoriciens de la fondation de l’État américain, tout en rejetant le modèle de la démocratie directe, considéraient néanmoins la vertu politique comme un élément essentiel de tout gouvernement, ancien ou moderne (Wood, passim).

22Dans des circonstances très différentes, le sentiment que la vertu politique était nécessaire s’imposa de la même manière à la France révolutionnaire. Ainsi Robespierre, dans son rapport au Comité de salut public du 5 février 1794 (17 pluviôse An II), affirma que « le principe fondamental du gouvernement démocratique ou populaire » est « la vertu publique, qui opéra tant de prodiges dans la Grèce et dans Rome, et qui doit en produire de bien plus étonnants dans la France républicaine. » (Robespierre, p. 544). Contrairement à Montesquieu, Robespierre conclut que la vertu politique devrait être la force motrice de la politique française moderne, accompagnée par « la terreur » durant les périodes révolutionnaires (p. 550). Les affreuses conséquences de ce passage à la terreur sont inscrites de façon indélébile dans notre conscience collective et servent désormais à nous rappeler le bien-fondé de l’avertissement clair de Montesquieu selon lequel les États démocratiques, comme les autres formes de gouvernement, sont prêts à abuser du pouvoir et à sombrer dans le despotisme. Selon Montesquieu, la constitution démocratique n’est pas libre par nature, puisque toutes les démocraties ne distribuent pas correctement le pouvoir afin de prévenir son utilisation despotique (EL, XI, 4).

23L’importance de l’analyse de Montesquieu concernant la démocratie va bien au-delà de son époque. Même après la Révolution et ses excès, la vertu politique, largement critiquée par Benjamin Constant lorsqu’il explique pourquoi les régimes antiques ne devraient pas être imités dans les temps modernes, a continué à être encensée en France. Sous la IIIe République, l’écrivain académique Paul Janet qualifie l’importance accordée par Montesquieu à la vertu politique d’« axiome de la science politique ». Sans vertu, conclut Janet, la liberté donnée par la démocratie dégénérera en « anarchie et [en] oppression » (p. 468-470). Plus près de nous, Marc Bloch, cherchant une explication à la défaite de la France lors de la Seconde Guerre mondiale, reprend à son compte le jugement de Montesquieu selon lequel « un État formé par le peuple a besoin d’un moteur, et ce moteur est la vertu. » (Lowenthal, p. 259, citant Bloch, p. 176).

Rétrospective

24En toute rigueur, les États modernes ne peuvent être qualifiés de démocraties que parce que nous avons modifié la définition du terme. Montesquieu utilisait le terme démocratie pour désigner un régime donnant le pouvoir à tous les hommes adultes élevés au rang de citoyens, les autorisant à participer directement à l’élaboration des lois, à la sélection des magistrats et à l’activité des tribunaux, alors que désormais, nous utilisons ce terme d’une manière beaucoup plus souple pour parler de gouvernements où les citoyens ont le droit de vote et sont dotés de libertés fondamentales, mais où ils ne participent pas directement à l’élaboration des lois. C’est seulement grâce à un tel changement de définition que nous avons pu transposer l’ancien concept de démocratie directe aux temps modernes. Cependant, l’amputation de la personnalité humaine, qui accompagne l’exclusion de presque tous les citoyens du véritable exercice du pouvoir, était déjà ressentie à l’époque de Montesquieu. Ainsi il s’émerveille devant les réussites des Anciens, qui étaient des citoyens authentiques au point qu’ils semblaient former une race à part. La grande fraternité obtenue grâce à une citoyenneté fondée sur l’égalité et le sacrifice de soi ne peut être ravivée dans les grands États nationaux où les rôles politiques actifs doivent être réservés à un petit nombre. Le sentiment d’appartenir à une communauté de citoyens engagés n’apparaît désormais que lors de crises périodiques qui concentrent l’attention du public sur le même problème. Ainsi la politique n’est plus perçue comme un exercice noble de tous les citoyens, mais généralement comme une activité dégradante et corruptrice, qui implique des négociations en coulisse ainsi que la manipulation de l’opinion publique. Il n’est guère étonnant dès lors que la description de la démocratie classique comme régime dédié à la vertu politique continue à gratifier et fasciner les lecteurs de L’Esprit des lois.

Bibliographie

Textes

James Madison, Alexander Hamilton, John Jay, The Federalist Papers, éd. Isaac Kramnick, Harmondsworth, Middlesex, Penguin, 1987.

Maximilien Robespierre, Œuvres, éd. Laponneraye, 3 volumes, 1840, « Chez l’éditeur », réimpr. New York, Burt Franklin, 1970.

Études

Paul Janet, Histoire de la science politique dans ses rapports avec la morale, Paris, 1872, Librairie philosophique de Ladrange, 2 volumes.

Marc Bloch, Strange Defeat, trad. Gerard Hopkins, New York, 1949 (1re éd. fr., L’Étrange défaite, Paris, Atlas, 1946).

Robert Shackleton, Montesquieu. A Critical Biography, Oxford, Oxford University Press, 1961.

David Lowenthal, « Montesquieu and the Classics : Republican Government in The Spirit of the Laws », dans Ancients and Moderns. Essays in the Tradition of Political Philosophy in Honor of Leo Strauss, Joseph Cropsey dir., New York, Basic Books, 1964.

Elizabeth Rawson, The Spartan Tradition in European Thought, Oxford, Oxford University Press, 1969.

René Duhac, « Montesquieu et la démocratie : une espèce de la république ? », Cahiers internationaux de sociologie, nouvelle série (janvier-juin 1970), p. 32-52.

Neal Wood, « The Value of Asocial Sociability : Contributions of Machiavelli, Sidney, and Montesquieu », dans Machiavelli and the Nature of Political Thought, Martin Fleisher dir., New York, Atheneum, 1972, p. 282-307.

Nannerl O. Keohane, « Virtuous Republics and Glorious Monarchies : Two Models in Montesquieu’s Political Thought », Political Studies, Vol. XX, no 4 (1972), p. 383-396.

Catherine Larrère, « Les typologies des gouvernements chez Montesquieu », Textes et documents, Publication de la Faculté des lettres et sciences humaines de Clermont-Ferrand, 1979, p. 87-103, repris dans Revue Montesquieu, http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article327 (2001), p. 157-172.

David W. Carrithers, « Montesquieu, Jefferson, and the Fundamentals of Republican Theory », The French-American Review, 4 (automne 1982), p. 160-188.

Paul A. Rahe, Republics Ancient and Modern : Classical Republicanism and the American Revolution, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1992.

Jennifer Tolbert Roberts, Athens on Trial. The Antidemocratic Tradition in Western Thought, Princeton, Princeton University Press, 1994.

Bertrand Binoche, Introduction à « De l’esprit des lois » de Montesquieu, Paris, PUF, 1998.

David W. Carrithers, « Democratic and Aristocratic Republics : Ancient and Modern », dans Montesquieu’s Science of Politics. Essays on The Spirit of Laws, David W. Carrithers, Michael A. Mosher and Paul A. Rahe dir., Lanham, Md., Rowman and Littlefield Publishers, 2002, p. 109-158.

Paul A. Rahe, « Forms of Government: Structure, Principle, Object, and Aim », Montesquieu’s Science of Politics. Essays on The Spirit of Laws, David W. Carrithers, Michael A. Mosher, and Paul A. Rahe dir., Lanham, Rowman and Littlefield, 2002, p. 69-108.

Céline Spector, Montesquieu. Pouvoirs, richesses et sociétés, Paris, PUF, 2004.

Céline Spector, « Montesquieu : Critique of Republicanism ? », dans Republicanism : History, Theory and Practice, David Weinstock et Christian Nadeau dir., London, Routledge, 2004, p. 38-53.

Pour citer cet article

Carrithers David W. , « Démocratie », traduit par Céline Spector, dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : https://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/dem-1377614239-fr/fr