Lèse-majesté

Georges Benrekassa

1Dans le livre XII de L’Esprit des lois, qui traite de la liberté politique dans ses rapports avec le citoyen — donc sous l’angle de la « sûreté » —, la majorité des chapitres sont consacrés aux abus de l’accusation de lèse-majesté ; et les chapitres 16 et 17 du livre XXIX envisagent à nouveau les abus de la tradition du droit romain dans la composition des lois, qui ont permis des extensions inadmissibles de l’accusation de lèse-majesté.

2Il est évident qu’il ne s’agit pas d’une question d’un autre âge, même si la barbarie répressive à laquelle elle est liée nous incline involontairement à le croire, entre éclat des supplices, culpabilités solidaires, et caractère collectif du châtiment. Mais on peut voir assez vite que Montesquieu a en vue bien plus que ce qui regarde les lois de majesté au sens littéral, telles qu’elles sont en vigueur à son époque, ravivées et très étendues depuis l’ordonnance de 1670 : lèse-majesté au premier chef (attentat contre les personnes royales, rébellion, conspiration), et lèse-majesté au second chef (tout ce qui relève des prérogatives régaliennes). Ce qui l’intéresse, ce sont les garanties et la protection des citoyens dans leur rapport avec le pouvoir, sur le plan des incriminations possibles, dont les extensions indéfinies sont à portée de tout « souverain », de façon générale, mais encore plus précisément dans une monarchie toujours menacée de se muer en despotisme.

3C’est d’un point de vue historien qu’il faut d’abord envisager les choses. Et c’est ce qui se dessine nettement chez Montesquieu, au croisement de la réflexion sur le paradigme romain, de la république à la nature double ou triple du principat (monarchie, gouvernement militaire, dérive despotique), et de celle sur ce qui permet de donner un coup d’arrêt à des incriminations en matière « politique » — dans une acception indéfiniment étendue de ce terme.

4Dans la tradition du droit public romain, la majestas est un attribut constitutif des magistratures, et ce à toutes les époques. Il y a, par principe, lèse-majesté dès qu’on s’oppose au pouvoir des magistrats, par exemple si on n’admet pas l’inviolabilité des tribuns, ou si on outrepasse ses droits civils. Ce qu’on offense, c’est la majesté sacrée du peuple romain. Or l’expérience romaine, c’est que le vague originel des lois de majesté a conduit à des interprétations diverses, et a permis les abominations ultérieures : le point de départ des terribles lois de Sylla, c’est, à bien des égards, une amplification des lois de la république. Le chapitre 15 du livre VI de L’Esprit des lois met fort bien en perspective cet engrenage implacable et l’absence désastreuse de garanties institutionnelles, malgré la loi Porcia (qui excluait la mise à mort d’un citoyen romain), ce qui a permis d’en arriver à la confiscation des biens sous César, et les exactions de certains des douze Césars. Dans les chapitres xiv et xv des Romains, Montesquieu avait souligné très clairement le parti qu’à partir de Tibère, un pouvoir sans bornes tira du vague de ces lois (même si un moment Caligula et quelques autres, parce qu’ils préféraient intervenir par les armes avec férocité, se dispensèrent d’en avoir besoin), corrompant par là l’ensemble de la vie d’une société. L’expérience du principat, entre bons et mauvais empereurs, entre « gouvernement militaire » et/ou despotisme, entre dictature et monarchie heureuse, c’est l’expérience par excellence non seulement d’un pouvoir sans lois véritables, mais d’un pouvoir utilisant la « légalité » pour exercer sa tyrannie. Que ce soit pour Montesquieu une question politique constante et plus large, le début du chapitre 5 du livre VI en montre la raison et l’étendue. Il pense que Machiavel a eu tort d’attribuer la perte de la liberté de Florence au fait que « le peuple ne jugeait pas en corps comme à Rome, les crimes de lèse-majesté commis contre lui ». Dans tout cas où il peut y avoir conflit entre l’intérêt politique et l’intérêt civil, il faut que « les lois pourvoient, autant qu’il est en elles, à la sûreté des particuliers ».

5Il faut pour être plus complet évoquer aussi une autre perspective historique. Il s’agit d’abord, certes, de contrer « théoriquement » la possibilité d’étendre la notion de lèse-majesté à toutes sortes d’actions, de propos, de gestes, et d’en user pour exercer des répressions féroces ou folles. Le livre XII examine et récuse méthodiquement les principes inacceptables qui les inspirent, jusqu’au pire, les justifications de la répression des intentions : « Les lois ne se chargent de punir que les actions extérieures », affirme Montesquieu (EL, XII, 11), à la suite de Cujas. C’est d’ailleurs un adage de droit romain, et Ulpien est largement sollicité, quoique moins que Tacite, témoin essentiel. Mais on ne permettrait pas de saisir l’ensemble du débat si on ne comprenait pas son actualité politique. Cette pratique monstrueuse de l’incrimination, du droit de punir, de la détermination des peines, incompatibles, à nos yeux, avec tout droit véritable doit être rappelée dans son étendue : confiscations totales au profit du roi, acceptation de toutes les formes de délation et d’accusation, de n’importe quel « témoignage » : elle vaut pour des crimes de lèse-majesté au second chef (fausse monnaie, etc.). Mais il y a autre chose. L’ordonnance de 1670 va consacrer un « crime de lèse-majesté divine » qui vise l’hérésie — le bien de l’État demande que « le culte divin ne soit pas troublé ». Elle rassemblait sous la rubrique « cas royaux » tous les types de lèse-majesté (divine et humaine). Et c’est précisément la notion de « cas royaux » qui est au centre de la question. C’est le principe de la justice féodale « Li home ne doivent pas juger lor segneur […] » (Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, i) qui débouche finalement sur la définition de « cas royaux » — qui ne relèvent que de la justice royale. Et la neutralisation, la limitation, le contrôle de ce prétendu système de liberté sont allés de pair avec leur extension… C’est le cadre propre de la monarchie française, s’agissant de crimes de lèse-majesté.

Bibliographie

Catherine Larrère, « Droit de punir et qualification des crimes, de Montesquieu à Beccaria », Beccaria et la culture juridique des Lumières, Michel Porret dir., Genève, Droz, 1997, p. 89-108.

David W. Carrithers, « La philosophie pénale de Montesquieu », Revue Montesquieu 1 (1997), http://montesquieu.ens-lyon.fr/spip.php?article87.

David W. Carrithers, « Montesquieu and the Liberal Philosophy of Jurisprudence », dans Montesquieu’s Science of Politics, David Carrithers, Michael A. Mosher et Paul A. Rahe dir., New-York, Oxford, Rowman & Littlefield, 2001, p. 291-354.